EXAMEN EN COMMISSION
Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous terminons nos travaux par l'examen du rapport sur la proposition de loi constitutionnelle (PPLC) visant à protéger la Constitution, en limitant sa révision à la voie de l'article 89, présentée par M. Éric Kerrouche et plusieurs de ses collègues.
M. Éric Kerrouche, auteur de la proposition de loi constitutionnelle. - L'objet de cette proposition de loi constitutionnelle est de faire en sorte que le texte de la Constitution soit suivi à la lettre et qu'il ne soit possible de procéder à une révision constitutionnelle qu'en recourant à son article 89, figurant au titre XVI, précisément intitulé « De la révision ».
Or, certains considèrent aujourd'hui qu'il est possible de recourir à l'article 11 de la Constitution pour réviser la Constitution. C'est notamment le cas du Rassemblement national (RN).
Certes, en 1962, dans des conditions très particulières, le général de Gaulle, a recouru à l'article 11 pour transformer la Constitution en modifiant le mode d'élection du Président de la République, afin qu'il soit élu au suffrage universel direct. Pour le général de Gaulle, qui venait d'être victime de l'attentat du Petit-Clamart, il s'agissait d'assurer la pérennité du système politique afin de donner à ses successeurs, qui ne disposeraient pas de la même légitimité historique, une plus grande légitimité. Le général de Gaulle avait donc eu recours à cette solution pour aller vite. Il s'est d'ailleurs heurté à l'opposition de toutes les autres autorités. Il a ensuite à nouveau appelé les Français à se prononcer par référendum sur la régionalisation et la disparition du Sénat tel qu'on le connaissait, mais le peuple souverain a refusé cette évolution, ce qui semblait avoir définitivement fermé cette voie procédurale.
Toutefois, le Rassemblement national a déposé, en janvier 2024, une proposition de loi constitutionnelle afin de recourir à l'article 11 selon des modalités complètement différentes de celles que je viens de vous exposer.
En effet, le RN affirme qu'il s'agit d'un référendum sur l'immigration, un thème qui sera probablement encore au centre des débats de l'élection présidentielle. Toutefois, il a, à la vérité, l'intention de modifier dix-huit articles de la Constitution et d'en ajouter sept. Si ce référendum était approuvé par les Français, nous changerions de pays : la Constitution s'en trouverait donc profondément modifiée, avec une inversion de la hiérarchie des normes, le droit français étant alors considéré comme supérieur au droit européen ou international. Ce parti politique prend pour exemples la Russie ou la Hongrie arguant d'une évolution positive de leur régime pour s'abstraire des règles de l'État de droit. Au-delà de la préférence nationale, c'est toute la Cinquième République qui serait transformée.
La proposition de loi constitutionnelle que je vous présente ne se limite pas à contrer le projet du Rassemblement national. Dans le monde actuel, les tentations illibérales ou autoritaires sont de plus en plus présentes. La tentation de recourir à l'article 11 pour modifier la Constitution pourrait à vrai dire concerner tout président `quel que soit son bord politique.
Il doit rester difficile de modifier la Constitution parce que ce texte fondamental est au sommet de la hiérarchie des normes. C'est pour cette raison qu'interviennent dans les débats l'Assemblée nationale et le Sénat. Le recours à l'article 11 pour modifier la Constitution conduirait à court-circuiter le Parlement, alors que les assemblées doivent être parties prenantes à toute évolution de la Constitution. Toute révision doit faire l'objet d'un débat démocratique. Ainsi, c'est le Sénat qui aurait le plus à perdre, car son « veto constitutionnel » se trouverait remis en cause.
Avec cette proposition de loi constitutionnelle, il ne s'agit pas d'empêcher un parti politique de gouverner. Si le RN devait accéder au pouvoir, ce que je ne souhaite pas, il pourrait mettre en place son programme. Mais je conteste qu'il gouverne en remettant en cause le fonctionnement même de nos institutions. C'est pourquoi je vous propose de légiférer pour éviter que les règles relatives à la révision de la Constitution qui prévalent aujourd'hui ne puissent être remises en cause.
M. Dany Wattebled. - Dans l'exposé des motifs de cette proposition de loi, vous parlez uniquement de l'extrême droite. Et pourquoi pas l'extrême gauche ? J'aimerais que l'on évoque aussi La France insoumise (LFI).
M. Éric Kerrouche. - Je pense que mon propos a été assez clair. En l'espèce, le RN a déposé une proposition de loi constitutionnelle en janvier 2024. C'est cette raison qui m'a conduit à déposer le texte qui vous est présenté. Mais, je le répète, la règle doit être la même pour tous.
Mme Lauriane Josende, rapporteure. - L'objet de la proposition de loi constitutionnelle déposée par M. Kerrouche et plusieurs collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain est annoncé avec clarté dans son intitulé : « protéger la Constitution, en limitant sa révision à la voie de l'article 89 ». Cet intitulé nous renvoie donc à la vieille querelle liée au recours par le général de Gaulle, en 1962, à l'article 11 pour réviser la Constitution, comme l'a rappelé monsieur Kerrouche.
Je ne m'étendrai donc pas outre mesure sur le contexte juridique et historique, me bornant à quelques rappels.
La Constitution comporte un article spécialement dédié à sa révision, l'article 89. Il prévoit que l'initiative de la révision appartient au Président de la République, sur proposition du Premier ministre, et aux parlementaires. Pour que le texte de révision soit adopté, il faut ensuite qu'il soit voté dans les mêmes termes par les deux assemblées. Pour entrer en vigueur, le texte doit enfin faire l'objet d'une approbation. Deux cas de figure se présentent alors.
S'il s'agit d'un projet de loi constitutionnelle, le Président de la République a la possibilité de le faire approuver par référendum ou par le Congrès, qui se prononce à la majorité des trois cinquièmes - c'est de loin le cas le plus fréquent.
S'il s'agit d'une proposition de loi, comme c'est ici le cas, elle ne peut entrer en vigueur que si le Président de la République décide de la soumettre au référendum. Il faut bien garder cet élément à l'esprit lorsqu'on légifère sur un texte comme celui-ci, mais j'y reviendrai.
Toutefois, en 1962, le général de Gaulle a eu recours à un autre article de la Constitution, l'article 11, pour faire adopter une loi révisant la Constitution. Il s'agissait de modifier le mode d'élection du Président de la République, de façon qu'il soit désormais élu au suffrage universel direct, une réforme qui fut donc au coeur de la conception institutionnelle du général de Gaulle.
L'article 11 de la Constitution concerne le référendum législatif. Il permet au Président de la République, sur proposition du Gouvernement ou sur proposition conjointe des deux assemblées, de soumettre au référendum « tout projet de loi » portant sur une série de matières limitativement énumérées, parmi lesquelles figure « l'organisation des pouvoirs publics ».
Le général de Gaulle s'était appuyé sur l'ambiguïté de cette formulation pour utiliser cette procédure à des fins de révision constitutionnelle. La régularité de cette manoeuvre avait d'emblée fait l'objet d'un avis négatif du Conseil d'État. Perçue comme une stratégie de contournement du Parlement, elle avait suscité une forte opposition des deux assemblées, aussi bien au Sénat, sous la présidence de Gaston Monnerville, qu'à l'Assemblée nationale, qui vota la censure contre le gouvernement Pompidou.
Néanmoins, le projet fut soumis au référendum et fut adopté par le peuple. Le Conseil constitutionnel ayant jugé qu'il n'était pas compétent pour contrôler des lois référendaires, le texte a pu entrer en vigueur. Ainsi, depuis 1965, le Président de la République est effectivement élu au suffrage universel direct.
Depuis, la Constitution n'a plus jamais été révisée via la procédure de l'article 11. La seule autre tentative en ce sens, à nouveau par le général de Gaulle en 1969, s'est soldée par un échec.
Par la suite, 23 révisions constitutionnelles ont eu lieu, toutes par la voie de l'article 89, et toutes, sauf une, au moyen d'une approbation par le Congrès.
Dans ces conditions, pourquoi et de quoi « protéger la Constitution » ? La réponse à cette question nous est donnée par l'exposé des motifs des auteurs de la proposition de loi constitutionnelle.
Il s'agit de s'opposer au projet, publiquement affiché par le Rassemblement national, de recourir à nouveau à l'article 11 pour réviser la Constitution dans l'hypothèse où son candidat remporterait l'élection présidentielle. Cette révision concernerait l'inscription d'un principe dit « de priorité nationale » ainsi que d'autres mesures liées à son programme en matière d'immigration et de droit des étrangers.
C'est donc sur la base de ces éléments que j'ai engagé mes travaux de rapporteure.
J'ai auditionné plusieurs constitutionnalistes ainsi que des spécialistes d'histoire du droit et d'histoire politique. J'ai également entendu monsieur Pierre-Yves Bocquet, auteur d'un essai qui nous alerte sur les risques associés au projet de révision constitutionnelle du RN, et dont le travail a inspiré les auteurs de la PPLC.
Monsieur Kerrouche ainsi que plusieurs collègues ont participé à une partie de ces auditions. Comme moi, je pense qu'ils ont pu constater que le texte que nous examinons a le mérite de soulever un certain nombre de questions importantes sur nos équilibres institutionnels.
Au fil de ces travaux, je me suis posé, au fond, deux questions. D'abord, une question juridique : le dispositif proposé permet-il d'atteindre l'effet recherché par ses auteurs ? Ensuite, une question politique : est-il opportun pour le Sénat d'adopter ce texte dans le contexte politique actuel ?
À mon sens, il faut répondre par la négative à ces deux questions.
Commençons par la première, la question juridique.
L'ensemble des constitutionnalistes que j'ai auditionnés s'accordent sur un point. La proposition de loi constitutionnelle se borne à consacrer dans le texte des articles 11 et 89, ce qui est déjà l'interprétation de l'écrasante majorité de la doctrine, et ce depuis 1962.
On sait également que c'est la position du Conseil d'État, qui l'a rappelée à plusieurs reprises. L'ancien président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, l'a également déclarée publiquement. Certes, sa parole n'engage pas l'institution, mais elle témoigne bien du consensus doctrinal qui existe sur la question. À l'aune de cette interprétation, la proposition de loi constitutionnelle ne produit donc pas d'effet juridique particulier.
Mais je veux en venir à un point décisif de l'analyse juridique du texte. Aussi explicite que soit la rédaction proposée, elle n'est pas de nature à empêcher un Président de la République de recourir à l'article 11 pour faire adopter des dispositions constitutionnelles.
Ce que je m'apprête à vous exposer peut sembler n'être qu'un détail formel, mais c'est en réalité un élément essentiel pour appréhender notre question. Si vous vous rendez sur Légifrance pour rechercher la loi de 1962 sur l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, vous pourrez constater qu'il ne s'agit que d'une loi ordinaire : pas d'une « loi constitutionnelle », comme tous les textes adoptés sur le fondement de l'article 89.
Aussi déroutant que cela puisse paraître d'un point de vue juridique, on doit constater que ce n'était à l'époque rien de plus qu'une loi ordinaire : une loi ordinaire, dont les dispositions modifient des articles de la Constitution, en l'espèce les articles 6 et 7.
Sa contrariété à la hiérarchie des normes a beau sembler évidente, le fait est qu'elle n'a pas fait l'objet d'un quelconque contrôle juridictionnel. Je rappelle en effet que le Conseil constitutionnel est incompétent en matière de lois référendaires. Par conséquent, elle a pu valablement entrer en vigueur.
La proposition de loi constitutionnelle qui nous est présentée est sans incidence sur le contrôle des actes du Président de la République. Par conséquent, elle ne permet pas, par elle-même, de prévenir une réitération de la manoeuvre de 1962. Dans son exposé des motifs, la PPLC est présentée comme un « rempart institutionnel ». Mais elle ne serait en réalité, pour reprendre un terme bien connu de la doctrine constitutionnelle, qu'une « barrière de papier ».
On pourrait se dire malgré tout : « c'est mieux que rien », ou encore « cela va mieux en le disant ». Je ne partage pas ce point de vue, et ce pour plusieurs raisons.
Eu égard au sujet et aux objectifs de cette proposition de loi constitutionnelle, nous ne pouvons pas, à mon sens, nous limiter à une analyse purement juridique. En matière institutionnelle, l'appréciation d'une initiative est indissociable du message politique qui la sous-tend.
Elle est également, à mes yeux, indissociable du contexte politique dans lequel elle intervient. J'en viens donc à la seconde question que j'évoquais, la question proprement politique.
L'un des principaux griefs que l'on peut faire à cette initiative, c'est qu'elle sera immanquablement interprétée comme dirigée contre un parti politique particulier : en l'occurrence, le Rassemblement national.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Et c'est un problème ?
Mme Lauriane Josende, rapporteure. - Cela me paraît tout à fait problématique.
À mon sens, il est impératif de préserver la Constitution, notre pacte fondamental, de toute appropriation partisane. C'est d'autant plus fondamental dans le contexte que nous connaissons, alors qu'une part croissante de nos concitoyens perd confiance dans les institutions.
Sur ce sujet, un peu de recul historique s'impose. Entre la Révolution de 1789 et 1958, notre pays a connu quinze Constitutions différentes. Pendant plus de 150 ans, la France était le pays de l'instabilité constitutionnelle. Et ce pour une raison simple : les forces en présence entretenaient toutes un rapport partisan à la Constitution. Le triomphe d'un camp était toujours susceptible de provoquer un changement de régime.
C'est à cette aune que l'on doit considérer la rupture opérée par la Cinquième République et la Constitution de 1958. Pour la première fois, celle-ci s'est véritablement imposée comme la chose de tous, et non plus celle des partis. Elle l'a montré avec les alternances, les cohabitations, les majorités relatives, et encore aujourd'hui dans la situation que nous connaissons.
Sur ces sujets, il nous faut faire preuve de beaucoup de précaution.
Je ne suis pas favorable au fait de donner le sentiment que l'on révise la Constitution pour nous protéger d'une échéance électorale dont nous redouterions l'issue. Le fait de viser directement un parti, comme le fait cette PPLC, me paraît donc contestable dans son principe. C'est d'ailleurs aussi probablement, à mon sens, contre-productif d'un point de vue politique.
Il existe deux autres raisons, là encore d'ordre politique, qui me conduisent à vous proposer de ne pas adopter cette proposition de loi constitutionnelle. Elles tiennent, d'une part, à la procédure, et d'autre part, à la temporalité de ce texte.
Je l'ai évoqué, les propositions de loi constitutionnelle sont régies par une procédure rigide. Quand bien même le texte serait adopté par les deux assemblées en termes identiques, il faudrait ensuite que le Président de la République décide de le soumettre au référendum. Autant dire que les chances d'aboutir sont compromises. Peut-on vraiment croire, en effet, que le Président de la République, dans le contexte actuel et dans la position dans laquelle il se trouve, puisse prendre une telle décision ?
Alors que les Français n'ont pas été appelés à se prononcer par référendum depuis vingt ans, avec le traité constitutionnel européen, alors que le Président Macron s'était engagé lors de ses voeux à consulter de nouveau le peuple, peut-on imaginer que c'est au travers de ce texte qu'il renouerait avec la pratique du référendum ?
Le débat autour de ce texte nous amène, on l'a vu, à nous poser des questions d'équilibre institutionnel qui sont au fondement de notre régime politique. Il y va du rapport entre le Président de la République, en tant que gardien de la Constitution, et le Parlement, en tant que part essentielle du pouvoir constituant. L'esprit de la Cinquième République veut que de telles questions soient tranchées devant les Français lors de l'élection présidentielle, et non à l'occasion d'une proposition de loi.
Pour l'ensemble de ces raisons, mes chers collègues, je vous propose donc de ne pas adopter ce texte.
Conformément au gentlemen's agreement en vigueur s'agissant des espaces réservés, ce sera donc le texte initial qui sera discuté en séance.
Mme Corinne Narassiguin. - Votre conclusion est intéressante : vous dites qu'il ne faut pas faire de politique avec les questions institutionnelles. Or vous justifiez vous-même votre proposition de ne pas adopter ce texte par des motifs politiques !
Une proposition de loi constitutionnelle déposée par le Rassemblement national en janvier 2024 a mis en lumière certaines faiblesses dans notre Constitution. Si un texte issu d'un autre parti politique avait fait de même, nous aurions eu la même attitude : celle de souligner la nécessité de sécuriser l'esprit de la Constitution de la Cinquième République et ses modalités de révision. Seul l'article 89 doit permettre des révisions constitutionnelles. Les référendums organisés au titre de l'article 11 doivent porter sur des questions très précises et non servir de chevaux de Troie pour modifier la Constitution à l'insu de nos concitoyens, à l'issue d'un débat focalisé sur la question de l'immigration qui occulterait la véritable question posée.
Quel rôle voulons-nous garantir au Parlement, en particulier au Sénat, dans le processus de révision constitutionnelle ?
La proposition du RN montre que ce dernier a bien identifié la faiblesse de la Constitution. En effet, non seulement elle prévoit des modifications importantes de la Constitution via une utilisation de l'article 11 contraire à la règle, mais elle contient également une proposition de verrouiller les modifications constitutionnelles à l'avenir, qui ne pourraient plus passer que par la voie référendaire. Cela doit nous interpeller, et même nous inquiéter.
Aucun parti n'est à l'abri d'une dérive illibérale lorsqu'il accède au pouvoir. Nous le voyons dans d'autres pays. Il ne s'agit pas d'entrer dans une campagne électorale contre un parti donné.
Une révision de la Cinquième République doit se faire dans un cadre indiscutable sur le plan de la légitimité institutionnelle. Modifier la Constitution doit être une démarche complexe, assortie d'un débat transparent, ouvert, qui prend du temps. Il ne faut pas qu'il soit possible de modifier la Constitution en quelques semaines, au moyen de questions susceptibles d'engendrer des réponses émotionnelles et non rationnelles.
Vous partez d'une analyse avec laquelle nous pouvons être d'accord, pour aboutir à une conclusion contraire à vos propres arguments. En effet, en définitive, c'est vous qui faites de la politique avec votre conclusion !
Mme Lauriane Josende, rapporteure. - La Constitution est effectivement notre pacte fondamental, que nous ne devons pas pouvoir modifier aisément. Mais ne dénaturez pas mon propos. Ce que je dis, c'est que la Constitution est l'outil par excellence de règlement du pouvoir politique. Certes, notre interprétation de son rôle institutionnel est nécessairement politique, mais elle n'est en aucun cas partisane. La Constitution est la chose de tous.
Au cours de l'instruction du texte, je me suis attachée à analyser la portée de la clarification juridique proposée. Mais en réalité, comme je l'ai montré, le texte n'apporte aucune sécurisation !
Seul l'article 89 permet de réviser la Constitution. Le Conseil d'État, le Conseil constitutionnel, la doctrine : tous s'accordent sur ce point.
De plus, c'est le professeur Denis Baranger qui, lors de son audition, a appelé mon attention sur le fait que, sur un plan formel, c'est une loi ordinaire qui a entraîné la modification constitutionnelle proposée par le général de Gaulle. Personne ne pourrait empêcher un futur président de faire de même'. Le texte de cette PPLC ne prévient nullement ce risque.
D'un point de vue politique, dans le contexte actuel, le fait de proposer une révision constitutionnelle assortie d'un tel affichage partisan n'est absolument pas opportun.
Vous présumez par ailleurs que le peuple français dira forcément « oui » au référendum et que la voix populaire sera instrumentalisée. Mais le général de Gaulle lui-même s'est heurté au peuple français en 1969 ! Sachons raison garder : le remède peut être pire que le mal.
Mme Agnès Canayer. - Je me rallie à la position de la rapporteure dont les arguments juridiques et politiques et la grande maîtrise du sujet nous conduisent à rejeter cette proposition de loi constitutionnelle.
La Constitution de 1958 s'appuie sur un équilibre subtil, qui fait sa force. Elle est rigide dans sa forme et souple sur son fond ; c'est pourquoi elle a su s'adapter à de nombreuses évolutions structurelles. Son article 3 dispose ainsi que la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Entre démocratie directe et démocratie représentative, la Constitution a trouvé un équilibre, dont la procédure prévue à l'article 11 fait partie. Il me paraîtrait extrêmement dangereux de rompre cet équilibre au détriment de l'expression du pouvoir populaire.
M. Olivier Bitz. - Madame la rapporteure, je ne peux pas souscrire à vos propos. En réalité, la PPLC ne politise pas la Constitution. Elle fait l'inverse. La procédure rigide qui encadre la révision de cette dernière la place précisément au-delà du jeu politique. La proposition qui est faite consiste précisément à mettre les révisions constitutionnelles en dehors du jeu politique du moment et à s'assurer que le texte fondamental recueille le plus large assentiment possible dans la société française comme au Parlement.
Vous dites que nous n'aurions pas besoin d'un texte parce que la doctrine serait unanime sur le sujet. Pourtant, les révisions constitutionnelles précédentes ont bien eu lieu.
En réalité, ce sujet relève moins de la théorie juridique que de l'effectivité du contrôle. Le simple fait d'ajouter une disposition visant à limiter le recours à l'article 89 a des limites, si l'on se réfère aux théories de l'interprétation, de Carl Schmitt à Michel Troper. En définitive, la question qui se pose est de savoir qui décide. Le texte ne permet pas de répondre à cette question, puisque, dans les mêmes circonstances, le Président de la République pourrait recourir au référendum.
Si l'on veut vraiment poser un verrou et faire en sorte que la Constitution soit respectée, il faut prévoir des modalités de contrôle effectives de la proposition de révision constitutionnelle. Dans cette hypothèse, le plus opportun serait de réfléchir à un contrôle a priori du Conseil constitutionnel, avant toute opération référendaire : le Conseil vérifierait alors que la proposition faite dans le cadre de l'article 11 respecte bien notre loi fondamentale. Un contrôle a posteriori est en revanche exclu, dans la mesure où le Conseil constitutionnel se refuse à contrôler la constitutionnalité d'un texte ayant reçu l'onction populaire.
En réponse à Mme Canayer, je souligne que notre Constitution ne prévoit pas que l'article 11 puisse servir à réviser la Constitution - toute la doctrine s'accorde sur ce point. Aussi, on ne toucherait pas à notre équilibre institutionnel en en excluant le recours. On ne peut pas considérer qu'une expression, même populaire, contraire à la Constitution puisse être valide en tant que telle, puisque la consultation du peuple ne peut être envisagée que dans le cadre prévu par la Constitution.
Cela étant dit, que penser de la proposition de loi constitutionnelle de M. Kerrouche ? Pour ma part, et même si son issue est incertaine, je voterai en faveur de ce texte en séance publique, et ce pour une seule et bonne raison : il permet au Sénat, conformément à une position constante de celui-ci, de réaffirmer qu'il considère qu'il n'existe qu'une seule voie pour réviser la Constitution, celle que prévoit l'article 89.
Même si j'estime qu'il aurait avant tout fallu assurer l'effectivité des dispositions en vigueur dans notre Constitution, je considère que l'examen de ce texte nous donne l'occasion de rappeler la philosophie qui est celle de notre assemblée à ce sujet depuis de longues années.
Mme Lauriane Josende, rapporteure. - `Nos débats montrent bien que le sujet ouvert par la PPLC nous conduit inévitablement à évoquer une fois de plus les places et les rôles du Président de la République, du Parlement ou encore du Conseil constitutionnel dans l'équilibre institutionnel de la Cinquième République. Comme je l'ai déjà évoqué, ce n'est à mon sens ni le bon lieu ni le bon moment pour examiner sérieusement des questions aussi sensibles.
On nous reproche la politisation du débat. Mais ce n'est pas moi qui ai fait de cette PPLC un outil partisan, ce sont ses auteurs ! Je vous renvoie à l'exposé des motifs, mes chers collègues. Un tel texte risque de nous faire tomber dans une logique de confrontation ami-ennemi. Les historiens du droit expliquent bien, de surcroît, que toutes les instrumentalisations partisanes de la Constitution ont pu être retournées contre leurs promoteurs.
S'agissant du contrôle du Conseil constitutionnel, il y a là encore beaucoup à dire. Je pense naturellement à la jurisprudence « Hauchemaille » et son champ d'application incertain. je pense aussi au comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions, qui, en 2007, avait réfléchi à la mise en place d'un contrôle a priori en cas d'instauration d'un référendum d'initiative parlementaire, et qui avait finalement décidé de ne pas le recommander. Il y a là, je le reconnais, un sujet qui mérite véritablement débat. Je rappelle que lorsque le Sénat avait examiné la révision constitutionnelle de 2008, il avait été envisagé de prévoir un contrôle a priori du Conseil constitutionnel sur les projets de référendum, au même titre que pour les propositions de référendums d'initiative partagée, et que cette solution avait expressément été écartée.
M. Patrick Kanner. - Je vous remercie, madame la rapporteure, de ces explications très détaillées.
Sur la forme, vous considérez que, dans la mesure où cette proposition de loi constitutionnelle a peu de chances de prospérer, `il serait plus opportun de ne pas l'adopter. C'est pourtant le cas d'un certain nombre d'initiatives que nous adoptons. Permettez-moi de préférer une autre option, celle qui consiste à défendre nos convictions, à faire de la politique, au meilleur sens du terme, et à tenter de vous convaincre que nos initiatives, et celle-ci en particulier, peuvent être utiles au débat parlementaire.
Sur le fond, nous ne partons pas de rien. Dans l'exposé des motifs, nous insistons essentiellement sur une proposition de loi constitutionnelle déposée par les députés du RN, que nous jugeons extrêmement dangereuse pour notre démocratie. Il ne s'agit pas d'un fantasme, mais d'un fait : le RN s'inscrit dans une logique illibérale en défendant un texte qui, si ce parti politique arrivait au pouvoir, pourrait aller jusqu'à son terme.
Il ne s'agit pas pour autant de stigmatiser un tel plutôt qu'un autre, mais de s'opposer à toute possibilité, pour un parti politique susceptible d'accéder au pouvoir, de modifier notre Constitution en profondeur sans aucun garde-fou. Notre proposition de loi constitutionnelle vise en conséquence à sécuriser un dispositif, celui de l'article 89, sur lequel nous sommes tous d'accord. Il ne nous semble donc pas superfétatoire de faire adopter ce texte...
Le groupe socialiste soutiendra évidemment cette proposition de loi constitutionnelle, qui figurera au premier point de l'espace réservé à notre groupe le 6 novembre prochain.
M. Éric Kerrouche. - Si tout le monde s'accorde sur le fait que toute procédure de révision de la Constitution doit se faire sur le fondement de l'article 89, dans ce cas - et ce n'est pas indifférent -, pourquoi certains annoncent leur intention de recourir à l'article 11 pour modifier la Constitution ?
Vous nous dites, madame la rapporteure, que nous faisons de la politique avec ce texte. Non ! Nous ne faisons qu'apporter une réponse à un texte déposé par le Rassemblement national à l'Assemblée nationale et nous réagissons simplement face au danger qu'il représente. Ce qui m'étonne dans votre raisonnement, c'est que nous n'envisagez jamais les risques institutionnels et constitutionnels que l'adoption de ce texte implique, aussi bien pour les Français que pour notre assemblée. Par ailleurs, je ne préjuge pas ce que pourrait être la réponse du peuple français à la question qui lui serait posée ; je préjuge en revanche la malhonnêteté qui pourrait être celle de ladite question.
Depuis le XIXème siècle, les acteurs politiques entretiennent un rapport particulier avec le référendum. En l'espèce, le texte déposé par le RN n'a d'autre but que de ranimer l'adhésion à une logique plébiscitaire. Il s'inscrit dans une démarche émotionnelle, à l'image de ce qui a conduit au Brexit, et tente de jouer sur les peurs. Le Rassemblement national souhaite un référendum sur l'immigration ; au travers de notre proposition de loi constitutionnelle, ce n'est pas le sujet de l'immigration que nous abordons, mais celui de nos institutions.
Je m'étonne également de l'argument juridique que vous avez avancé : dès lors que c'est une simple loi ordinaire qui a conduit à la promulgation de la loi de 1962 sur l'élection du Président de la République, on ne pourrait rien faire. Cela voudrait dire qu'en excluant explicitement le recours à l'article 11 pour réviser la Constitution, on ne pourrait pas pour autant contraindre les acteurs politiques à s'y conformer. Un tel argument me semble quelque peu léger, dès lors qu'une nouvelle obligation constitutionnelle pèserait sur le Président de la République...
Mon texte n'est pas destiné à lutter contre un parti politique en particulier, mais à combattre une tentation qui continue de se développer, celle de l'illibéralisme. Il faut cesser d'invoquer les équilibres institutionnels de la Cinquième République : ceux-ci sont susceptibles d'être modifiés à tout moment. Pour défendre la Cinquième République telle que nous la connaissons, il me semble que nous avons tout intérêt à voter cette proposition de loi constitutionnelle.
Mme Lauriane Josende, rapporteure. - Sur la forme, monsieur Kanner, vous avez raison : la question que votre groupe soulève avec ce texte mérite d'être posée et suscite un débat juridique et politique important. En revanche, je maintiens qu'on voit mal comment un tel texte qui sera inévitablement interprété comme une limitation du référendum pourrait trouver une issue heureuse, quand bien même le Président de la République souhaiterait prendre le risque de le soumettre au peuple français dans un temps record d'ici aux prochaines présidentielles. Car encore une fois, selon les termes de l'article 89, une approbation par référendum est indispensable pour que cette initiative soit adoptée.
En tout état de cause, ce sont bien des lois ordinaires qui ont été soumises au référendum en 1962 et en 1969. C'est une façon de faire à laquelle tout acteur politique pourrait indubitablement encore recourir aujourd'hui. Dans un tel cas de figure, aucune approbation parlementaire n'est nécessaire, et aucun contrôle du Conseil constitutionnel n'est possible.
Vous vous demandez également pourquoi nous nous refusons à préserver le rôle du Sénat dans le processus de révision de la Constitution. Les messages que nous adressons à la population revêtent une importance capitale dans un contexte où nos institutions n'ont jamais été aussi critiquées et où les élus, a fortiori nationaux, n'ont jamais été autant pointés du doigt : si nous vous écoutions, nous risquerions de donner l'impression que nous ne cherchons qu'à nous protéger nous-mêmes et que nous tentons d'empêcher le peuple de s'exprimer comme il le souhaiterait. Ce serait une très mauvaise chose !
Enfin, vous dénoncez la dimension plébiscitaire du référendum. Vous redoutez notamment que le peuple puisse se faire manipuler. Pour ma part, j'estime que, au-delà de la discussion parlementaire, qui permet, il est vrai, d'échanger des arguments sérieux, étayés et profonds, le peuple français est assez raisonnable et intelligent pour qu'un débat digne de ce nom ait lieu.
M. Francis Szpiner. - Je suis sans doute un mauvais sénateur, parce que je suis un vieux gaulliste. Je rappelle que le général de Gaulle avait été accusé de forfaiture et que c'est sur cette sur cette « forfaiture » que s'est construite la Cinquième République !
Quelle est l'architecture du référendum dans la Constitution ? Cette question mérite assurément d'être posée. L'on pourrait, par exemple, prévoir un taux minimum de participation, mais à l'issue d'un véritable débat sur l'avenir de nos institutions.
Or le fait, avec la ratification du traité de Lisbonne, de ne pas avoir tenu compte de la réponse du peuple sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe, a pourri la vie politique française et a encore des conséquences aujourd'hui. Ainsi, monsieur Kerrouche, votre mépris du peuple me fait peur. Les citoyens voteraient mal : ils ont voté le Brexit, quel scandale ! Avec un tel discours, vous êtes le meilleur pourvoyeur de votes au Rassemblement national, car vous opposez le peuple aux élus, créant les conditions d'un divorce catastrophique.
Sur un plan technique et juridique, Olivier Bitz a parfaitement raison : votre texte ne servira à rien sans un contrôle préalable de la question référendaire.
L'architecture de la Cinquième République est un débat sérieux, qui doit trouver sa place dans le cadre d'une élection présidentielle. Or aujourd'hui, vous donnez le sentiment de vouloir museler le peuple, puisque celui-ci soutiendrait le RN. C'est politiquement catastrophique. Je suivrai la rapporteure.
Mme Isabelle Florennes. - Les membres du groupe Union Centriste comprennent l'argumentation de notre collègue Éric Kerrouche sur la progression d'une tentation illibérale, y compris dans des pays qui ne sont pas si éloignés du nôtre. Mais ce n'est pas le sujet. J'ai été membre d'une autre assemblée, il y a quelques années : la famille centriste demande depuis longtemps un véritable débat sur nos institutions, les modes de scrutin et l'équilibre de la Cinquième République. On nous oppose que ce ne serait pas une préoccupation des Français, mais c'est faux ! Ils demandent à y participer.
Cette proposition de loi constitutionnelle, dont nous comprenons en partie l'exposé des motifs, n'y répond pas. Nous participerons au débat, même si nous sommes défavorables au texte. La question devrait être posée à l'occasion de la prochaine élection présidentielle : j'espère que nous serons alors réunis pour nous accorder sur certains grands principes.
Mme Mélanie Vogel. - Cette proposition de loi constitutionnelle aurait été élaborée dans la peur du peuple et de l'adhésion des Français au projet du Rassemblement national ? Mais en ce cas, monsieur Szpiner, il ne faudrait aucune limitation à l'article 11 de la Constitution. Or je ne connais pas de Constitution démocratique qui ne limite pas l'exercice référendaire. La portée de cet argument est donc limitée.
Nous pouvons rejoindre Mme la rapporteure sur certains points : même si c'est l'article 89 de la Constitution qui détermine les conditions de sa révision, il est avéré que le texte a déjà été modifié au moyen de son article 11, ce qui est regrettable. Mais depuis lors, rien n'a été fait pour que cela ne se reproduise pas. Proposition du Rassemblement national ou non, il serait donc logique de combler cette faille. Tout au plus, la proposition de loi constitutionnelle qui nous est soumise démontre-t-elle que le risque de se saisir de cette faiblesse existe bien.
On oppose aux auteurs de ce texte qu'ils politisent l'exercice parce qu'ils agissent en fonction d'un risque factuel. Il faudrait donc qu'il n'y ait pas de risque pour qu'il soit légitime d'agir pour résoudre un problème identifié depuis des décennies ?...
Les membres du groupe Écologiste - Solidarité et Territoires voteront pour cette proposition de loi constitutionnelle, et l'auraient fait même sans l'initiative du Rassemblement national.
Je vous invite à observer la manière dont, en Hongrie et en Pologne notamment, les protections démocratiques inscrites dans des Constitutions plus solides que la nôtre ont été détricotées. Des modifications constitutionnelles, adoptées par référendum, ont permis à Orban ou à Kaczynski de ne plus être contrôlés par les contre-pouvoirs. Cela leur a d'ailleurs probablement pris plus de temps qu'il en faudrait au Rassemblement national pour faire de même, compte tenu de ce qu'est la Constitution de la Cinquième République. Que direz-vous, alors même que nous aurons eu l'occasion de remédier à cette situation avec cette proposition de loi constitutionnelle ?
Quant à l'argument sur la nécessité d'un référendum pour réviser la Constitution au moyen d'une proposition de loi, je rappelle qu'il y a un an et demi, une proposition de loi constitutionnelle qui avait été déposée pour consacrer la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse avait permis de dégager un consensus et ouvert la voie à l'adoption d'un projet de loi constitutionnelle par le Congrès.
M. Louis Vogel. - Souvenons-nous des mots de Montesquieu : « il est parfois nécessaire de changer certaines lois, mais le cas est rare et, lorsqu'il arrive, il ne faut y toucher que d'une main tremblante. » Il faut débattre de l'équilibre général de notre Constitution, et non d'un point de détail. Il est donc malvenu d'en discuter à ce moment.
M. Éric Kerrouche. - Je tiens à réagir aux propos de M. Szpiner, qui m'a pris à partie.
Dans quel pays est-il aisé de changer la Constitution ? Aucun. L'exemple du Royaume-Uni n'est pas pertinent, puisque ce pays n'a pas de Constitution écrite. En outre, on ne saurait me reprocher un quelconque mépris du peuple, monsieur Szpiner. Je suis un partisan du référendum d'initiative citoyenne en matière législative.
Nous disons en revanche qu'il est normal que la révision de la Constitution fasse l'objet de limitations. C'est de cela que nous parlons, et rien d'autre. Cessons donc de caricaturer les positions de chacun.
EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE
Article unique
L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi constitutionnelle n'est pas adopté.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi constitutionnelle déposée sur le Bureau du Sénat.