3. De l'audace !
Dans son intervention à l'Assemblée nationale du
22 octobre, Mme Catherine Trautmann exprimait sa crainte que l'examen
prématuré d'un projet de loi modifiant la loi du 30 septembre
1986 ne déclenche
" une sorte de piège à
amendement sans que nous puissions examiner les questions au
fond ".
Il importe, pour prévenir ce piège, que le projet de loi traduise
une vision audacieuse de l'avenir de la communication audiovisuelle. C'est
souvent la pusillanimité des gouvernements devant les remises en
question inéluctables, qui déclenche les batailles d'amendements
dans le secteur audiovisuel.
Il serait donc opportun qu'au delà des ajustements urgents
énumérés ci-dessus, le futur projet de loi aborde deux
domaines au moins, dont le caractère crucial pour l'évolution du
paysage audiovisuel français appelle de la part du gouvernement et du
législateur de l'imagination, de la réactivité, de
l'audace.
a) L'ouverture du marché de la diffusion
·
La diffusion numérique hertzienne
terrestre
La diffusion hertzienne terrestre reste à l'écart de la
numérisation bien qu'elle soit le vecteur unique d'accès à
la télévision et à la radio pour 90 % des foyers
français qui, sauf à s'équiper d'une antenne parabolique,
sont maintenus à l'écart de la révolution de la
communication audiovisuelle.
La numérisation de la diffusion hertzienne terrestre présenterait
pourtant de nombreux avantages.
Du point de vue du consommateur, il y a bien sûr la multiplication et la
diversification des services, propre à la numérisation quelque
soit le vecteur de diffusion.
En France, sur les six réseaux qu'il est possible d'établir dans
les bandes de fréquences de radiodiffusion, celles que gère le
CSA, il serait possible d'offrir une trentaine de services traditionnels ou
novateurs à quelque 80 % de la population à partir des
infrastructures existantes et à la seule condition pour les
consommateurs de se procurer un décodeur (il n'est pas nécessaire
de modifier l'antenne " râteau "), en attendant que la
fabrication en série de postes de télévision
numérique " intégrés " permette à chacun
d'accéder au meilleur coût à l'ensemble des services
nouveaux interactifs associés ou nom aux programmes traditionnels de
télévision. Ajoutons que la diffusion numérique
permettrait la portabilité des terminaux, et, dans certaines conditions,
leur mobilité.
Du point de vue des pouvoirs publics, la numérisation de la diffusion
hertzienne terrestre rendrait possible une gestion beaucoup plus rationnelle de
la ressource en fréquences. Elle permettrait en particulier, à
terme, de récupérer des fréquences de radiodiffusion afin
de les affecter à d'autres usages, en particulier la
téléphonie mobile dont le développement est freiné
par la rareté des ressources de diffusion. Or, on sait que la
téléphonie mobile est actuellement le premier vecteur du
développement des télécommunications. Ajoutons que la
cession des droits d'usage des fréquences pour des applications de
télécommunications procurerait à l'Etat des ressources
qu'il pourrait réaffecter au secteur audiovisuel dans le cadre du repli
inéluctable, comme on a vu ci-dessus, de la politique
réglementaire de soutien aux industries françaises de
l'audiovisuel.
En outre, le développement de la diffusion hertzienne terrestre
numérisée freinerait dans une certaine mesure ce repli qui
devrait avoir lieu principalement sous la pression du développement de
la diffusion satellitaire numérique et des facilités de
pénétration du territoire français que celle-ci offre aux
chaînes étrangères, en particulier non-européennes.
En fait, la diffusion hertzienne terrestre numérisée
représenterait, avec la diffusion multiplexée par micro-ondes
(MMDS), un moyen facile d'étendre à l'ensemble du territoire le
bénéfice de la révolution numérique.
Or rien n'est fait ou presque pour susciter la transition de l'analogique vers
le numérique dans ce secteur. Une réflexion a été
lancée avec la remise, en mai 1996, d'un rapport de M. Philippe
Lévrier sur la numérisation de l'hertzien terrestre. Ce rapport
estimait que l'introduction de la télévision numérique
terrestre sur le marché grand public pouvait intervenir autour des
années 1998-1999, à la condition de lancer la fabrication en
série des téléviseurs intégrés.
Des groupes de travail se réunissent sur les problèmes que posent
les fréquences et sur le téléviseur numérique, en
revanche, aucune réflexion n'est menée avec les acteurs
intéressés sur l'élaboration du cadre juridique de la
diffusion numérique.
Pourtant, la loi du 30 septembre 1986 est absolument impropre à
offrir un cadre juridique au numérique hertzien terrestre. Axée
sur le rôle des diffuseurs-éditeurs, elle permet seulement
l'attribution d'une fréquence à un diffuseur pour un service,
alors qu'avec la numérisation, chaque fréquence pourra diffuser
quatre à cinq services, et que le titulaire de l'autorisation devrait,
dans la plupart des cas, ne plus être un diffuseur-éditeur, mais
un " ensemblier " constituant un bouquet de services. Il
importera
d'encadrer l'activité de ce nouvel opérateur et de définir
ses relations avec les éditeurs des services du bouquet afin de
préserver le pluralisme de l'offre des services audiovisuels.
Qu'est-ce qui explique l'atonie du gouvernement dans ce domaine crucial ?
Il s'agit vraisemblablement du peu d'intérêt des diffuseurs
hertziens français pour la numérisation de ce vecteur, compte
tenu de leurs résultats commerciaux et financiers satisfaisants et de
leur choix de porter leurs efforts vers la télévision
satellitaire numérique qui présente actuellement pour eux les
menaces les plus sérieuses en termes de concurrence.
Par ailleurs, les industriels de l'électronique grand public, encore
marqués par les avatars de la télévision à haute
définition, ne paraissent pas désireux de prendre des risques sur
le numérique hertzien terrestre.
Or, pendant ce temps, la Grande-Bretagne se prépare depuis 1996 à
opérer à l'horizon de 1999 le déploiement sur l'ensemble
de son territoire de six bouquets numériques de quatre à cinq
chaînes, le lancement débutant en 1998. La fermeture du
réseau analogique aurait lieu dans dix ans.
Quant aux Etats-Unis, ils précèdent là aussi le mouvement,
puisque tous les diffuseurs hertziennes terrestres devront émettre en
numérique en 2003 et que l'arrêt de la diffusion analogique
hertzienne terrestre est prévue en 2006.
·
La concurrence entre prestataires techniques de diffusion
Votre rapporteur s'interroge sur la pertinence du maintien du monopole que
l'article 51 de la loi du 30 septembre 1986 attribue à TDF pour la
diffusion des programmes des sociétés nationales de
programmes : Radio France, France 2 et France 3, RFO et RFI.
Les dirigeants de ces sociétés, parfois orfèvres en la
matière, en tant qu'anciens dirigeants de TDF, s'insurgent contre les
tarifs que le prestataire technique leur impose dans le cadre du monopole.
On peut se demander, d'ailleurs, quelle sera la portée de ce monopole
avec la diversification croissante des modes de diffusion. La diffusion des
programmes de France Télévision dans le bouquet TPS, par le
système Eutelsat, ne contredit-elle pas, en démontrant son
obsolescence, un monopole qui, selon les termes de la loi, s'applique à
"
la diffusion et la transmission, en France et vers l'étranger,
par tous procédés de télécommunications, des
programmes
" ?
b) Les pouvoirs du CSA
Auditionné par votre commission le 14 octobre dernier,
M. Hervé Bourges a estimé, à la lumière de
l'affaiblissement progressif des réglementations françaises
encadrant la diffusion audiovisuelle, nécessaire d'inventer une autre
manière, moins détaillée, plus adaptable, plus
régulatrice que réglementaire, d'encadrer l'évolution du
marché audiovisuel. Il s'agirait de moduler les obligations des
diffuseurs en fonction des réalités du marché à un
moment donné.
Il a illustré cette proposition avec l'exemple d'un projet de
chaîne thématique pour enfants qui se trouvent dans
l'impossibilité de satisfaire aux obligations de quotas de diffusion
faute de programmes français en quantité suffisante sur le
marché. Le CSA ne pouvant par conséquent conventionner cette
chaîne, celle-ci pourrait demander son conventionnement dans un pays
étranger, ce qui lui donnerait la possibilité d'être
reprise sur le câble français avec des obligations de contenu
beaucoup moins rigoureuses. Dans ces conditions, il aurait été
souhaitable que le CSA ait la possibilité de négocier avec cette
chaîne des conditions particulières de diffusion d'oeuvres
d'expression originale française. La possibilité prévue
par la loi d'étaler sur cinq ans l'application de la
réglementation des quotas est insuffisante pour permettre le
conventionnement de la chaîne, a indiqué M. Bourges.
M. Hervé Bourges a précisé qu'il convenait pour
répondre à de telles situations de reconnaître au CSA
l'exercice d'une nouvelle fonction de " régulation
économique ". Le conseil tente dès à présent
d'orienter dans ce sens son action, assurant, en particulier dans le domaine de
la radio, une " veille anticoncentration " qui a conduit à
adopter une attitude très ferme vis-à-vis du groupe
Lagardère qui dépasse actuellement le seuil anticoncentration
fixé par la loi. Il serait nécessaire, selon M. Bourges,
d'étendre ce type de régulation à l'ensemble du
marché audiovisuel. Le CSA, qui dispose d'une expérience en la
matière, est prêt à assurer cette responsabilité. Il
a engagé une réflexion sur ce thème et présentera
prochainement des propositions précises susceptibles de conduire la
mutation de notre système audiovisuel.
Le CSA fait indéniablement face à une situation difficile pour
lui dans la mesure où l'essentiel de son activité est
dirigée vers un contrôle de l'accès aux ressources de
diffusion dont l'importance va régresser avec la montée en
puissance de la diffusion satellitaire ; vers un contrôle des
contenus qui va perdre son impact pour les mêmes raisons et du fait de
l'interprétation de plus en plus libérale de la portée de
la directive télévision sans frontière, comme on a vu
ci-dessus ; vers un contrôle des entreprises relevant de la
compétence française, qu'il faudra desserrer pour permettre
à celles-ci de faire face à une concurrence bientôt
exacerbée par la facilité technique des délocalisations
opérées sur le couvert juridique de principe de liberté de
la diffusion des programmes dans l'Union européenne.
Votre rapporteur approuve l'idée d'une " remise à
plat " du contrôle à la française, tout en notant
l'imprécision des solutions de remplacement proposées par M.
Hervé Bourges. La notion de régulation implique, semble-t-il, un
moindre degré de précision des prescriptions législatives
et réglementaires. En supposant contourner l'obstacle de l'article 21 de
la constitution, qui interdit l'octroi à une autorité
administrative indépendante de ce qui ressemblerait à un pouvoir
réglementaire de fait, cette évolution n'en présenterait
pas moins de graves inconvénients. Il faut rappeler que la loi et le
règlement, en encadrant de façon parfois rigide l'activité
des opérateurs économiques, leur offre une protection contre la
politique de " coup par coup " et les risques d'arbitraire
sous-jacents à la notion de régulation. En outre, la
régulation économique suppose l'élaboration
préalable d'une conception de l'évolution souhaitable du secteur
régulé, ce qui est du ressort de l'autorité politique et
non d'une administration indépendante.
Ajoutons que dans de nombreux domaines, la loi interne restera incontournable.
Ainsi, la rareté persistante des ressources de diffusion sur le spectre
hertzien terrestre assure la pérennité du régime
d'autorisation d'usage des fréquences et garantira par conséquent
aux pouvoirs publics la possession d'un instrument permettant
d'infléchir l'évolution du paysage audiovisuel et radiophonique.
Au demeurant et en ce qui concerne les domaines législatifs et
réglementaires menacés par l'irruption technologique, la taille
du marché français est suffisamment importante pour que les
chaînes restent incitées à s'établir sur le
territoire français et à se plier à une
réglementation dont les aspérités les plus manifestes
seraient rectifiées.
En ce qui concerne les pouvoirs du CSA, l'audace devrait donc moins conduire
à démanteler une réglementation qui a montré son
utilité, qu'à assumer la spécificité
française et à ajuster certaines règles
législatives en fonction des réalités présentes. En
ce qui concerne par exemple le quotas de production d'oeuvres
cinématographiques et audiovisuelles, rien ne semble actuellement
imposer le démantèlement des obligations d'investissements
instituées par le décret du 17 janvier 1990 en application de
l'article 28 de la loi du 30 septembre 1986. Il serait en revanche possible de
faciliter l'exécution de ces obligations en élargissant la
définition des dépenses susceptibles d'être prises en
compte. Les producteurs continueraient de bénéficier d'une source
de financement utile et les diffuseurs auraient une plus grande latitude pour
alimenter leurs grilles de programmes en fictions dans un cadre
répondant toujours à des objectifs d'intérêt public.
c) Le raffermissement du secteur public
Dans son rapport pour avis sur les crédits de
l'audiovisuel public pour 1997, votre rapporteur avait longuement
étudié les problèmes que pose l'exercice effectif par
l'Etat de ses responsabilités d'actionnaire à l'égard des
chaînes publiques. Il avait en particulier conclu à la
nécessité de définir de façon précise les
missions de chaque chaîne dans des cahiers des charges refondus.
Il avait aussi conclu à la nécessité de prévoir la
conclusion entre l'Etat et chaque organisme de contrats pluriannuels
d'objectifs.
Votre rapporteur notait à cet égard que le contrôle des
organismes de l'audiovisuel public est exercé essentiellement à
l'occasion de la procédure budgétaire. Initiée dans le
cadre de la concertation interministérielle, suivie par les conseils
d'administration, clôturée par le Parlement, celle-ci permet de
poser l'ensemble des problèmes et des perspectives de l'audiovisuel
public, mais dans une logique moins économique et fonctionnelle
qu'étroitement financière, et dans des conditions invariablement
perturbées par la régulation budgétaire. Ce sont en fait
de véritables points de repères exprimés sous la forme de
missions sériées et d'objectifs définis, qui manquent
à l'exercice d'un contrôle efficace.
Tout en insistant sur la nécessité d'émonder les cahiers
des charges des chaînes afin d'identifier quelques missions essentielles
traduisant la notion de mission d'intérêt général du
secteur public, votre rapporteur constatait l'opportunité de recourir
aussi à l'instrument des contrats d'objectifs.
De fait, la conclusion de contrats d'objectifs entre les responsables des
chaînes et les tutelles concernées, y compris le ministère
des finances, paraît le préalable indispensable à toute
restauration du contrôle des organismes de l'audiovisuel public. Il
conviendrait d'envisager ces différentes adaptations à l'occasion
de la discussion du prochain projet de loi.
Votre rapporteur croit enfin nécessaire de donner au président de
France Télévision les moyens d'exercer dans de meilleures
conditions son rôle de coordination, d'impulsion et de
développement des chaînes. Ceci suppose qu'il soit mis fin
à l'" union personnelle " de France 2 et de France 3 et
que la présidence commune soit organisée dans le cadre d'une
société holding dont les missions propres seraient clairement
définies par les textes fondateurs. En 1996, l'affaire des contrats des
animateurs-producteurs avait illustré les effets pervers d'une
répartition ambiguë des pouvoirs de direction entre les deux
chaînes et une présidence commune censée prendre en charge
les intérêts spécifiques d'un groupe qui n'existe pas sur
le plan juridique.