II. LES PRINCIPES AYANT GUIDÉ LA RÉFLEXION DE VOTRE COMMISSION DES LOIS : ÉGALITÉ DU SUFFRAGE ET REPRÉSENTATION DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES
L'article 3 de la Constitution, selon lequel le suffrage est
égal, concerne aussi bien le Sénat que l'Assemblée
nationale.
L'invocation de cet article pour le régime électoral
sénatorial, par le Gouvernement dans l'exposé des motifs du
projet de loi, ne saurait occulter ceux de la représentation des
collectivités territoriales au Sénat (article 24) et de
l'égalité de ces collectivités, résultant de
l'article 72 de la Constitution.
Il convient donc de trouver un équilibre entre ces principes applicables
aux élections sénatoriales.
A. LE PRINCIPE D'ÉGALITÉ DU SUFFRAGE
Le
principe d'égalité du suffrage a été
précisé par le Conseil constitutionnel, pour les élections
au suffrage direct, puis pour celles au suffrage indirect.
Toutefois, les conditions de son application à l'élection des
sénateurs n'ont pas encore été spécifiées
par la Haute juridiction.
1. L'application au suffrage universel direct du principe d'égalité du suffrage
Dans sa
décision 85-196 DC du 8 août 1985, le Conseil
constitutionnel a décidé que le Congrès du territoire de
la Nouvelle Calédonie "
pour être représentatif du
territoire et de ses habitants (devait) être élu sur des bases
essentiellement démographiques
", ce qui n'implique pas une
proportionnalité rigoureuse entre le nombre des représentants
d'une circonscription et sa population, "
des considérations
d'intérêt général (pouvant) justifier que des
distorsions existent dans une mesure limitée
".
S'agissant de l'élection des députés, le Conseil
constitutionnel a considéré que "
l'Assemblée
nationale, désignée au suffrage universel direct, doit être
élue sur des bases essentiellement démographiques ; que si
le législateur peut tenir compte d'impératifs
d'intérêt général susceptibles d'atténuer la
portée de cette règle fondamentale, il ne saurait le faire que
dans une mesure limitée
"
20(
*
)
.
Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a déclaré
conforme à la Constitution les dispositions de l'article 5 de la
loi fixant à deux le nombre minimum de députés élus
dans chaque département, quelle que soit sa population.
Le Conseil constitutionnel a admis que, sauf en ce qui concerne les
départements dont le territoire comporte des parties insulaires ou
enclavées, les circonscriptions devaient être constituées
par un territoire continu, permettant ainsi un autre assouplissement au
critère démographique pour la délimitation des
circonscriptions.
En outre, il a déclaré conformes à la Constitution les
dispositions de la loi selon lesquelles, à l'exception des
circonscriptions créées dans les villes de Paris, Lyon et
Marseille et dans les départements comprenant un ou des cantons non
constitués par un territoire continu, ou dont la population,
déterminée par le recensement général de la
population, est supérieure à 40.000 habitants, la
délimitation des circonscriptions devait respecter les limites
cantonales.
Enfin, le Conseil constitutionnel a admis des écarts de population entre
les circonscriptions d'un département pour permettre la prise en compte
d'impératifs d'intérêt général, la population
d'une circonscription ne pouvant en l'espèce s'écarter de plus de
20 % de la population moyenne des circonscriptions du département.
De la sorte, tout en établissant le principe de l'élection des
députés au suffrage universel direct sur des "
bases
essentiellement démographiques
", le Conseil constitutionnel a
admis des limitations à la portée de ce principe pour des
impératifs d'intérêt général, en particulier
pour la prise en compte de certaines caractéristiques
particulières du territoire.
Dans sa décision n° 87-227 DC du
7 juillet 1987, sur la loi n° 87-509 du
9 juillet 1987 modifiant l'organisation administrative et le
régime électoral de la ville de Marseille, le Conseil
constitutionnel a estimé aussi que "
l'organe
délibérant d'une commune de la République doit être
élu sur des bases essentiellement démographiques résultant
d'un recensement récent ; que s'il ne s'ensuit pas que la
répartition des sièges doivent être nécessairement
proportionnelle à la population de chaque secteur ni qu'il ne puisse
être tenu compte d'autres impératifs d'intérêt
général, ces considérations ne peuvent intervenir que dans
une mesure limitée
".
Le Conseil constitutionnel a considéré "
que, même
si le législateur n'a pas jugé opportun, pour deux des cent un
sièges à attribuer, de faire une stricte application de la
répartition proportionnelle à la plus forte moyenne, les
écarts de représentation entre les secteurs selon l'importance
respective de leur population telle qu'elle ressort du dernier recensement, ne
sont ni manifestement injustifiables ni disproportionnés de
manière excessive
".
L'égalité du suffrage, reconnue aux citoyens par l'article 3
de la Constitution, si elle suppose une répartition des sièges
sur la base de "
critères essentiellement
démographiques
", à tout le moins pour des
élections au suffrage direct et y compris les élections locales
dont celle des sénateurs découle, ne s'oppose pas à la
prise en compte "
d'autres impératifs d'intérêt
général
", mais "
dans une mesure
limitée
".
On relèvera cependant que les "
critères essentiellement
démographiques
" doivent résulter d'un
recensement
récent.
Les sièges ne doivent donc pas être répartis selon le
nombre d'électeurs inscrits sur les listes électorales, mais sur
la base de la population recensée, qu'elle soit française ou
étrangère, majeure ou mineure, ou qu'elle jouisse ou non de ses
droits civils et politiques.
De ce fait, l'égalité du suffrage n'implique pas
nécessairement une égalité arithmétique de
représentation des citoyens français, puisque la
délimitation des circonscriptions doit s'appuyer sur un recensement donc
sur la population totale.
2. L'application au suffrage universel indirect du principe d'égalité du suffrage
On
remarquera d'abord que la décision précitée des
1
er
et 2 juillet 1986 concerne
"
l'Assemblée nationale, désignée au suffrage
universel direct
".
Certes, la décision précitée du 7 juillet 1987
s'appuie notamment sur le troisième alinéa de l'article 24
de la Constitution pour rappeler que "
le Sénat, qui est
élu au suffrage indirect, assure la représentation des
collectivités territoriales de la République
", mais
elle porte sur la délimitation des secteurs pour l'élection des
conseillers municipaux de Marseille, membres de droit du collège
électoral sénatorial participant à l'élection des
sénateurs, non sur l'élection des membres du Sénat
eux-mêmes.
La seule décision du Conseil constitutionnel étendant à
une élection au suffrage indirect le principe de l'élection sur
des bases essentiellement démographiques, concerne la composition des
organes délibérants des communautés urbaines
21(
*
)
.
Encore la portée de ce principe est-elle atténuée par la
prise en compte dans une mesure limitée d'autres considérations
d'intérêt général "
et normalement (...) la
possibilité qui serait laissée à chacune de ces
collectivités de disposer d'au moins un représentant au sein du
conseil concerné
".
Pour estimer que, dans la loi déférée, les écarts
de représentation entre les communes n'étaient "
ni
manifestement injustifiables ni disproportionnés de manière
excessive
", le Conseil constitutionnel a observé que le texte
prévoyait, d'une part, une représentation minimale de chaque
commune et, d'autre part, un mécanisme permettant aux communes les plus
peuplées de disposer d'une représentation se rapprochant de leur
population (les sièges restant à pourvoir après
attribution des sièges garantis aux communes les moins peuplées
sont répartis entre les autres communes, sur la base de leur population
municipale).
L'extension éventuelle de cette jurisprudence au régime
électoral sénatorial a été discutée par des
constitutionnalistes.
Certains auteurs, estimant que le Conseil constitutionnel étendrait, le
cas échéant, le principe de l'élection sur des bases
essentiellement démographiques à celle des sénateurs, ont
considéré que l'application de ce principe ne pourrait pas
être établie dans des conditions similaires, la
représentation des collectivités territoriales dévolue au
Sénat impliquant une participation effective et significative de toutes
les collectivités quelles que soient leurs populations.
Ainsi, MM. Louis Favoreu et Loïc Philip ont-ils admis qu'il
n'était "
pas impossible que le Conseil étende ainsi sa
jurisprudence aux élections sénatoriales : mais il le ferait
sans doute de manière moins stricte car (le Sénat)
représente aussi les collectivités territoriales, en tant que
telles
"
22(
*
)
.
Dans cette hypothèse, l'obligation de représentation effective de
toutes les collectivités, déjà affirmée pour les
conseils de communautés urbaines, ne pourrait qu'être
renforcée pour le régime électoral sénatorial,
compte tenu de sa place particulière dans les institutions et de la
nécessité devant laquelle se trouve chaque assemblée du
Parlement d'être composée selon des principes distincts, pour un
fonctionnement satisfaisant de notre système bicaméral.
Quelle que soit la formulation que retiendrait éventuellement le Conseil
constitutionnel, il ne pourrait, semble-t-il, qu'affirmer la place
particulière qui doit être maintenue à toute
collectivité, dans l'élection des sénateurs.