2. Le rôle des investisseurs et des pratiques de place dans la dépendance des marchés aux agences de notation

Les investisseurs et autres acteurs de marché ont tiré les conséquences de l'institutionnalisation des notations.

a) Une externalisation de l'évaluation du risque à l'échelle mondiale

Dès 2003, le rapport du régulateur boursier américain, la SEC, sur le rôle des agences de notation dans les opérations de marché soulignait le rôle significatif des notations dans les politiques d'investissement. De la même façon, le rapport 2004 de l'Autorité des marchés financiers sur les agences de notation indiquait qu'en France « le portefeuille de titres de dettes des OPCVM 72 ( * ) obligataires et des OPCVM de trésorerie est conditionné quasiment en totalité à la qualité des signatures telle qu'elle est évaluée par les agences ».

Malgré leurs limites en tant qu'outil d'évaluation du risque, une grande partie des investisseurs utilisent les notations comme un moyen d'analyse simple, rapide et peu coûteux .

La part faite aux notations des agences peut varier grandement d'un investisseur à l'autre : certains investisseurs ont une politique de gestion de risque très contrainte par les notations des agences, pour d'autres la notation n'est qu'un des éléments utilisés pour juger de l'attractivité d'un actif.

L'enquête réalisée par l'IFOP pour le Sénat auprès des investisseurs professionnels (français) sur la confiance portée aux agences de notation montre que 64 % d'entre eux disent que « les notes attribuées par les agences de notation influencent leurs choix d'investissement », même si 52 % affirment « qu'il ne s'agit que d'une critère parmi d'autres » 73 ( * ) .

Alors même que nombre d'investisseurs disposent de leur propre capacité d'analyse de risques, la notation reste donc souvent déterminante dans leurs choix d'investissement. Ainsi, la banque suisse UBS aurait fondé son analyse de risque pour certains produits titrisés liés au marché hypothécaire américain sur les seules notations des agences et aurait dû provisionner à ce titre 50 milliards de dollars sur cette classe d'actifs fin 2007, dont environ 50 % étaient pourtant notés AAA 74 ( * ) .

Dans bien des cas, il ne s'agit plus d'une exigence de nature réglementaire, mais d'une culture d'investissement .

Peter Etzenbach, en charge des investissements d'Allianz France 75 ( * ) juge que la notation peut être un signal d'alarme : « la dégradation de la note de certains investissements lance un signal qui me permet d'agir ou non ». Elle est aussi un outil de mesure des performances et de communication tant interne qu'externe : « la notation est utilisée pour notre communication interne et externe, pour montrer la qualité de notre portefeuille. Elle valide nos choix auprès de nos assurés ».

Les performances des gestionnaires de fonds obligataires et leurs objectifs de rendement et de risque sont habituellement comparés à des portefeuilles de référence ( benchmark ) conçus sur la base de titres notés . A titre d'exemple, on peut mentionner en Europe les indices « EuroMTS Investment grade Broad ». Ils mesurent la performance des obligations de la zone euro notées « investment grade » (notation comprise entre AAA et BBB - ) par au moins deux des plus importantes agences de notation.

Même les investisseurs n'utilisant pas les notations s'y trouvent confrontés. Eric Le Coz, directeur général adjoint de Carmignac gestion 76 ( * ) , précise ainsi : « Nous nous référons très peu aux agences de notation. Nous ne pouvons pas nous en affranchir pour autant, puisque le marché reçoit des pressions pour s'aligner sur les notations ... Pourquoi ne pas acheter de la dette espagnole ou italienne ? Les rendements sont attractifs. Mais si cela va mal, si je dois en sortir, à qui vais-je revendre ? En cas de dégradation, plus personne n'aura le droit d'en acheter, je ne pourrai pas prendre ma perte ou changer mon fusil d'épaule ».

Les autres intervenants de marché (courtiers, chambres de compensation...) s'appuient aussi largement sur les notations face à des marchés financiers dont le volume et la complexité vont croissants. Les notations de crédit sont utilisées pour déterminer le montant et la qualité des garanties acceptables exigés notamment dans les opérations sur instruments dérivés. Par exemple, une chambre de compensation calcule chaque jour l'exposition de ses membres les uns vis-à-vis des autres. En fonction des risques estimés, elle va demander à certains d'entre eux de déposer plus de garanties, appelées dans ce cadre « appels de marge », qui sont censées assurer la stabilité du système. Le montant et la fréquence des appels de marge sont donc aussi conditionnés par les notations.

b) Des restrictions formelles d'investissement s'appuyant sur les notations

Patrick Barbe, en charge de la gestion obligataire européenne chez BNP Paribas, explique : « tous les clients professionnels, du fonds de pension nordique à la banque centrale asiatique, qui ont des années de réserves devant eux, ont fixé leurs règles de gestion en fonction du rating : pas de limite pour le triple A, limite pour le double A, pas plus de 5 % pour le A, interdiction ensuite » 77 ( * ) . L'enquête 78 ( * ) réalisée par l'IFOP pour le Sénat auprès des investisseurs professionnels (français) sur la confiance portée aux agences de notation montre que 22 % d'entre eux sont obligés d'acheter des titres ayant reçu une certaine note par une règlementation interne .

Carol Sirou, présidente de Standard and Poor's France, déclare pour sa part : « j'ai vu hier une brève sur un fonds de pension allemand, qui ne sait plus comment placer son argent, puisque ses statuts lui interdisent d'investir dans des papiers qui ne seraient pas notés AAA par les trois agences » 79 ( * ) .

Certaines de ces restrictions sont fondées sur des contraintes d'ordre réglementaire, par exemple en ce qui concerne les organismes de placement dits monétaires (marché de la dette à court terme). Même en l'absence de contrainte réglementaire, les fonds obligataires, les fonds de pension et les compagnies d'assurance recourent largement aux notations. C'est en fonction de leur notation qu'ils déterminent l'allocation d'actifs en fixant des seuils minimum et maximum de détention de titres . Ils imposent à leurs gestionnaires d'actifs des restrictions d'investissement s'appuyant sur ces notations.

Il peut s'agir, par exemple, d'une mutuelle se dotant d'un règlement pour sa politique d'investissement dans lequel il est explicitement mentionné qu'elle devra investir une proportion donnée dans certains produits en fonction de leur notation.

Il arrive également que, dans le cadre d'un mandat de gestion, une société de gestion soit contrainte d'investir tout ou partie des fonds qu'elle gère en fonction de notations.

c) Des clauses liées aux notations dans les contrats privés

Les notations jouent également un rôle significatif dans le cadre d'opérations financières ou commerciales. Ainsi, les notes attribuées à une entreprise lors d'une émission obligataire peuvent être insérées dans des clauses contingentes qui modifient les modalités de remboursement d'un crédit en cas de modifications de la notation.

Ces clauses visent à faciliter la levée de fonds par les emprunteurs en offrant des protections supplémentaires aux créanciers. Intégrées dans les contrats d'émission obligataire comme dans les accords de financement bancaire, elles prévoient, par exemple, une hausse des intérêts versés ou un remboursement anticipé (clause d'accélération) lorsque la situation financière de l'emprunteur évolue dans un sens défavorable. L'élément déclencheur de ces clauses est souvent une dégradation de la notation de l'emprunteur.

Destinées à faciliter la levée de fonds par les emprunteurs en offrant certaines protections aux créanciers, ces clauses, peuvent conduire à une crise de liquidité pour l'émetteur concerné. Cette situation potentiellement catastrophique avait été soulignée dans le cas de la faillite d'Enron et des difficultés d'AIG ( cf . infra ).

Il est difficile, en raison de leur nature privée, d'estimer l'importance des clauses contingentes.


* 72 Organisme de placement collectif en valeurs mobilières.

* 73 Échantillon de 352 investisseurs professionnels, utilisant les agences de notation dans le cadre de leur activité, représentatif des entreprises du secteur financier et de l'assurance concernés par les notes des agences. Méthode des quotas.

* 74 Source : Anne Sibert (Université de Londres et CEPR), dans une note transmise au Parlement européen « Rating agencies-Role and influence of their sovereign credit risk assessment in the euro area, monetary dialogue, december 2011».

* 75 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 28 mars 2012.

* 76 Audition devant la mission commune d'information du Sénat le 28 mars 2012.

* 77 Même audition.

* 78 Échantillon de 352 investisseurs professionnels, utilisant les agences de notation dans le cadre de leur activité, représentatif des entreprises du secteur financier et de l'assurance concernés par les notes des agences. Méthode des quotas.

* 79 Audition devant la commission des finances du Sénat, mercredi 18 janvier 2012.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page