II. L'ÉTAT COLLUSIF FRANÇAIS
La forme actuelle du système de pouvoirs en France résulte, elle, d'un double mouvement de fond : la concentration du pouvoir politique à l'Élysée et la transformation du système politique, économique et administratif français sous l'effet de la conversion des responsables politiques, administratifs, des relais médiatiques ainsi que d'une partie de plus en plus grande des juristes, à la version allemande, financiarisée, du néolibéralisme, un néolibéralisme qui trouvera dans la construction européenne sa légitimité et son bras armé.
Au premier on doit l'importance, tout à fait atypique, du rôle de l'oligarchie administrative dans l'exercice du pouvoir politique et économique en France, au second la composante libérale affichée du système. Un système tout à fait particulier donc, une chimère au sens propre alliant la carpe étatique au lapin libéral, pour un résultat incertain. C'est l'oligarchie administrative qui fait tenir ensemble les deux parties de la chimère, d'où l'importance qu'elle a pu prendre.
A. L'ÉVOLUTION DU SYSTÈME DE POUVOIR POLITIQUE EN FRANCE
1. Du « Parlementarisme rationalisé » au Consulat électif
La Constitution de la V e République est d'abord une réaction au « régime d'assemblée » jugé responsable de la fin piteuse de la III e République et de l'instabilité paralysante de la IV e 230 ( * ) . Elle entend instituer une forme particulière de parlementarisme, un « parlementarisme rationalisé » organisant, selon Michel Debré en août 1958, une « collaboration des pouvoirs : un chef de l'État et un Parlement séparés, encadrant un Gouvernement issu du premier et responsable devant le second ; entre eux, un partage des attributions donnant à chacun une semblable importance dans la marche de l'État et assurant les moyens de résoudre les conflits qui sont, dans tout système démocratique, la rançon de la liberté. » En fait, enserrée dans un carcan règlementaire minutieux, la « collaboration » se limitera à l'acceptation par le Parlement des projets du Gouvernement sous menace de dissolution.
Rapidement, ce « parlementarisme sous contrainte » va évoluer vers une forme de monarchie républicaine plébiscitaire puis, faute de monarques républicains disponibles, à une forme originale de Consulat électif.
Dès 1962 et l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, il est clair que son rôle n'est plus, comme le dit l'article 5 de la Constitution, d'assurer « par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics » , comme dans tout régime parlementaire, mais d'exercer le pouvoir. Ce qu'affirma de Gaulle, sans détour, lors de sa conférence de presse du 31 janvier 1964 :
« Le pouvoir procède directement du peuple, ce qui implique que le chef d'État élu par la Nation en soit la source et le détenteur. Il doit être évidemment entendu que l'autorité indivisible de l'État est confiée tout entière au Président par le peuple et qu'il n'en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne soit conférée et maintenue par lui. Il lui appartient d'ajuster le domaine suprême qui lui est propre avec ceux dont il attribue la gestion à d'autres. »
Seul correctif démocratique à cette République plébiscitaire : en cas de doute sur sa légitimité, le Chef de l'État renvoie la décision au peuple consulté par référendum ou par des élections législatives anticipées comme en 1968. De Gaulle ne s'en privera pas, ce qui lui fut, finalement, fatal.
« Cette Constitution a été faite pour gouverner sans majorité. » dira plus tard Alain Peyrefitte 231 ( * ) .
Le problème c'est que, conçue pour porter remède à un système parlementaire assis sur des majorités faibles et changeantes, type IV e République, la Constitution de la V e République a fonctionné avec des majorités solides, sinon en béton, en oubliant progressivement l'usage du référendum - ou en en contournant les résultats comme en 2005 -, et celui de la dissolution anticipée de la chambre des députés après le fiasco de Jacques Chirac en 1997 !
La dernière étape de cette lente mutation consentie par le Parlement sera de faire du Président de la République le chef direct de la majorité parlementaire. On la doit à la réforme constitutionnelle Chirac-Jospin (24 septembre 2000) qui, créant le quinquennat, et inversant le calendrier électoral, évacue en pratique tout risque de cohabitation et fait des élections législatives le complément obligé de l'élection présidentielle. Réforme complétée par celle de Nicolas Sarkozy (2008), qui, en contradiction, une fois de plus, avec le principe de séparation des pouvoirs, lui donne celui de s'exprimer devant le Parlement réuni en Congrès. Une pratique d'abord exceptionnelle qui deviendra familière avec Emmanuel Macron, destinée à confirmer annuellement au peuple, le rôle de chef de la majorité parlementaire du Président de la République.
Un Président et une majorité que, jusqu'à présent, le mode de scrutin majoritaire à deux tours a mis à l'abri de la désaffection des électeurs.
Ainsi en 2017, Emmanuel Macron rassemble au second tour seulement 43,6 % des électeurs inscrits, les abstentions, votes blancs et nuls atteignant 34 % ( voir Partie VI).
Les résultats des législatives sont encore plus significatifs puisqu'au second tour, l'abstention, les votes blancs et nuls, atteindront 62,3 %, ce qui signifie que 32,8 % seulement des électeurs inscrits ont choisi leur candidat, soit un score moyen de l'ordre de 20 % par député élu !
Merveilleux système qui transforme une poignée d'électeurs en majorité parlementaire écrasante !
Au final, le « parlementarisme rationalisé » désormais ni parlementaire, ni présidentiel, ni même « hyper présidentiel » - le présidentialisme supposant une séparation des pouvoirs - est devenu une forme de consulat où, comme disait Sieyès de la Constitution de l'An VIII concoctée spécialement pour Bonaparte, « le pouvoir vient d'en haut. » (voir annexe 1 : la V e République et le Consulat)
Il est « jupitérien » !
Il ne vient plus des grenadiers du Premier Consul mais d'élections désormais par défaut, comme on vient de le voir.
Au final donc, le Président de la République cumule les pouvoirs du Premier ministre qui, de chef d'un Gouvernement « déterminant et conduisant la politique de la Nation » (article 20 de la Constitution), est devenu « premier collaborateur » d'un Président selon l'expression de Nicolas Sarkozy, chef de la majorité parlementaire, et évidement de l'administration sans aucun contrôle comme l'a bien montré l'affaire Benalla.
Le Parlement se trouvera ainsi cantonné dans un rôle au mieux tribunicien et le plus souvent de chambre d'enregistrement dont aucune initiative ne peut aboutir sans le consentement du Gouvernement, autant dire du Président. Tout le pouvoir réel est à l'Elysée : il n'y a plus de séparation des pouvoirs.
La monarchie plébiscitaire gaulliste qui permettait à un président de gouverner sans le Parlement en s'appuyant sur le peuple s'est ainsi transformée en un système où, disposant d'une majorité parlementaire automatique, le Président peut gouverner, pendant cinq ans, sans le peuple.
Pour couronner le tout, non seulement, conformément à la tradition républicaine, la personne publique du chef de l'État est à l'abri des actions judiciaires mais, avec la révision de 2007, sa personne privée est à l'abri de toute poursuite judiciaire, administrative, civile ou pénale :
Article 67-2 : « Il ne peut durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française être requis de témoigner non plus que de faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite. »
Les seuls cas où le Président peut aujourd'hui être mis en cause c'est devant le Tribunal pénal international ou « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatibles avec l'exercice de son mandat », formulation suffisamment vague pour lui ôter toute portée effective.
La destitution est alors prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour, au terme d'une procédure complexe fixée par l'article 68 de la Constitution 232 ( * ) .
Comme le dira Robert Badinter, lors de la discussion de la révision de 2008 au Sénat : « l e Président de la République française est le seul Français sous cloche immunisante, qui ne répond de rien pendant la durée de son mandat, ni de ses actions pénales, ni de ses actions civiles, ni même de la haute trahison ! Personne ne bénéficie d'une immunité comparable ! » C'est seulement au terme de son mandat qu'il peut être mis en cause.
2. La bureaucratisation des sommets de l'État
Cette concentration du pouvoir politique à l'Élysée s'accompagnera fatalement d'une politisation des sommets de la haute fonction publique par le biais des nominations au tour extérieur dans les grands corps et la sélection des membres des cabinets, cabinets devenus progressivement des passages obligés pour les hautes responsabilités. Mais si la très haute fonction publique se politise, inversement les sommets politiques de l'État se bureaucratisent.
À en croire une tribune du Monde, publiée quelques mois après la formation du nouveau Gouvernement (21 février 2018), une étape nouvelle aurait été franchie avec l'élection d'Emmanuel Macron. Du pouvoir d'influence de l'oligarchie administrative exercé à travers l'appartenance aux cabinets élyséen ou ministériels, on serait passé à une oligarchie administrative s'assumant comme politique par l'exercice direct du pouvoir. À une pratique marginale, aurait succédé une vague de fond significative de ministres choisis par le Président de la République et son Premier ministre parmi les directeurs et directrices de l'administration .
Les chiffres laissent, en effet, rêveur : « Parmi les quatorze ministres ou secrétaires d'État qui pourraient être considérés comme venant de la « société civile », la plupart d'entre eux avaient auparavant exercé de très hautes responsabilités administratives, le plus souvent de direction d'administration centrale. » Ce n'est plus le ministre qui choisit les directeurs d'administration mais les directeurs d'administration qui deviennent ministres. La réversibilité entre les fonctions politique et administrative est devenue ainsi totale.
Logique, puisqu'ils partagent la même croyance en l'excellence du système et ont activement travaillé à l'élection du Consul dont ils ont rédigé le programme et souvent animé la campagne. Une nouvelle manière de neutraliser parlementaires et partis politiques en les transformant en couverture démocratique minimale d'un pouvoir politico-administratif qui les a pratiquement tous.
* 230 Un diagnostic bien exagéré, s'agissant de la IV e République à laquelle on doit la reconstruction, la création d'institutions de recherche et le lancement de programmes industriels que la V ème République fera prospérer. Quant à la décolonisation et à l'indépendance algérienne on se contentera de rappeler que les positions gaullistes furent pour le moins changeantes.
* 231 Alain Peyrefitte : C'était De Gaulle (Gallimard 1994)
* 232 Selon les premières versions qui ont « fuité » du projet de réforme constitutionnelle envisagé par Emmanuel Macron, cette Haute cour devait être supprimée. Pour l'heure, la réforme est au point mort.