PARTIE V -  L'ÉTAT NEOLIBERAL

« C'est la lutte des classes. Ma classe est en train de la gagner. Elle ne devrait pas. »

Warren Buffett 223 ( * )

« Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance. »

Denis Kessler 224 ( * )

Ces deux citations de deux éminents représentants de l'oligarchie libérale éclairent parfaitement les enjeux sociaux et politiques des mutations du dernier demi-siècle, le plus lucide étant le milliardaire étasunien, conscient que pareille subversion de l'État-providence ne pourrait se faire sans casse. Ce n'est pas pour rien qu'on l'a surnommé « l'oracle d'Obama » qui d'ailleurs ne l'entendit guère !

Révélatrice aussi, la morgue cynique de l'impétrant oligarque français.

On est loin du « ni droite, ni gauche » servant de camouflage « bon chic, bon genre » à cette vulgaire empoignade de classe !

Comme on va le voir, on est même loin du libéralisme old fashioned, du « laissez faire, laissez passer, le monde va de lui-même » de Gournay, ou de la formule magique de Ronald Reagan : « l'État n'est pas la solution des problèmes, c'est le problème ».

Il s'agit, en fait, d'un système d'exploitation et de distribution de rentes de position dont l'État garantit la stabilité.

Dans son discours devant l'OIT, le 11 juin 2019, Emmanuel Macron, d'une lucidité et d'une franchise qu'on aimerait voir partagée par ses soutiens et surtout être suivie d'effet, ne dit pas autre chose :

« Ces dernières décennies ont été marquées par quelque chose qui n'est plus le libéralisme et l'économie sociale de marché, mais qui a été depuis quarante ans l'invention d'un modèle néolibéral et d'un capitalisme d'accumulation qui, en gardant les prémisses du raisonnement et de l'organisation, en a perverti l'intimité et l'organisation dans nos propres sociétés. La rente peut se justifier quand elle est d'innovation, mais peut-elle se justifier dans ces conditions lorsque la financiarisation de nos économies a conduit à ces résultats ? Et en avons-nous tiré toutes les conséquences ? Je ne crois pas. »

Le néolibéralisme post-Bretton Woods, réussit, en effet, le tour de force de mettre l'État au service des intérêts privés au nom de l'intérêt public en vertu du sophisme : la libre concurrence des intérêts particuliers étant le meilleur moyen de réguler les échanges économiques et sociaux, le respect de ses règles est d'intérêt général.

Ce qu'en France le Conseil d'État, désireux de « rajeunir » la conception française du service public a traduit par : « Plutôt que d'opposer intérêt général et marché, libéralisation et service public, il s'agit de rechercher, dans un contexte de libre concurrence, la prise en compte d'objectifs d'intérêt général... » 225 ( * )

Sauf que la concurrence se transforme rapidement en guerre des lobbys puis en domination plus ou moins oligopolistique. La concurrence est en quelque sorte une maladie infantile du monopole.

L'intervention de l'État devenant incontournable, il conviendra donc de le contrôler ou au minimum d'influencer ses décisions.

Les exemples étasunien et français, selon des modalités renvoyant à l'histoire et aux traditions politiques de ces deux pays, illustrent cette mutation de l'État néolibéral et de son rôle.

Contrairement à la légende colportée par les manuels de « sciences politiques », d'interventionniste il ne s'est pas transformé en « régulateur », autrement dit en arbitre neutre chargé de faire respecter les règles de la concurrence, il est tout simplement passé au service des intérêts particuliers censés tenir dans leur main la satisfaction de l'intérêt général. Le contrôle du contrôleur devenant la clef du succès des affaires, l'État se retrouve partie prenante dans les querelles d'intérêts particuliers dont dépend la satisfaction de ce qu'on continue à tenir pour l'intérêt général.

I. L'ÉTAT PRÉDATEUR ÉTASUNIEN

« L'état prédateur » tel est devenu selon James K. Galbraith 226 ( * ) le système politique installé par Ronald Reagan, arrivé au pouvoir en 1981, pour remplacer le règne de l'hydre étatique par celui du marché et en finir avec les déficits publics et l'inflation.

« La politique de Trump est fondamentalement keynésienne et réactionnaire. Il cherche le soutien du monde économique, mais par la réduction des impôts des plus fortunés. C'est la même politique que celle qu'a mise en oeuvre Reagan (...). Bref, ce n'est pas nouveau. »

Le mandat de Ronald Reagan commença donc par une période de libéralisme flamboyant - politique antisyndicale, réduction des impôts sur les entreprises et les hauts revenus, recherche de l'équilibre budgétaire fédéral, hausse des taux directeurs et déréglementation censées faire baisser l'inflation - avec la récession comme résultat.

Ce que voyant, Ronald Reagan, tournant le dos aux principes d'équilibre budgétaire et de contrôle de la masse monétaire chers aux néolibéraux, adopte une forme de keynésianisme monétaire dégradé, ce qu'autorisait le statut privilégié du dollar.

Les réductions de l'imposition des plus riches assorties d'une augmentation des dépenses publiques, notamment militaires, financées par le déficit budgétaire alimentent alors la forte reprise, de 1983 à la fin de la décennie 227 ( * ) .

Selon James K. Galbraith : « Cette forme conservatrice de politique keynésienne effaçait l'obstacle historique au keynésianisme : l'opposition féroce des très riches [...] Dans le keynésianisme version Reagan, le prix à payer pour la prospérité n'était plus le renversement des rapports sociaux établis mais leur perpétuation. »

Le remède miracle contre la récession et ses séquelles politiques était trouvé. Même après le krach de 2008 et la courte prise de conscience des effets potentiellement mortels du traitement, les USA ne surent plus s'en passer.

Comme le montre clairement la courbe des évolutions comparées du chômage aux USA et en Europe (partie II A-1), à partir de l'ère Reagan, les taux de chômage étasuniens demeureront constamment inférieurs à ceux de l'Europe libérale, adepte de l'équilibre des budgets publics et de la monnaie forte. Si, entre 2008 et 2010, au paroxysme de la crise, les courbes se rejoignent, elles divergent ensuite de nouveau. Pareillement, si aujourd'hui les USA font figure de locomotive économique mondiale, la politique ultra accommodante de Donald Trump - digne continuateur de Ronald Reagan - n'y est pas pour rien. Jusqu'à quand, c'est une autre histoire mais « tant que l'orchestre joue, il faut continuer à danser » selon la formule de Chuck Prince, ancien PDG de Citigroup, quelques mois avant le krach de 2008.

D'où le dilemme permanent d'un système dont le moteur est l'endettement : le réduire c'est accentuer les risques de récession économique, le poursuivre c'est augmenter ceux d'un nouveau krach financier...

En fait, loin d'être mis hors-jeu, l'État américain est devenu essentiel au bon fonctionnement du système. Sous Georges H. W. Bush qui succédera à Ronald Reagan, les « bases du conservatisme de libre marché ont été abandonnées » , observe James K. Galbraith. « Elles ont été remplacées par les structures d'un État prédateur, la capture des administrations publiques par la clientèle privée d'une élite au pouvoir », tout particulièrement dans le secteur financier, dont la surveillance a été confiée à ceux qui étaient les moins enclins à l'exercer et qui le conduiront au naufrage.

À ne pas oublier non plus, la ressource constituée par le libre accès des firmes à la recherche publique sans contrepartie financière. Comme le dit encore James K. Galbraith : « Le fanatisme du marché est un produit américain, mais porte clairement la mention "réservé à l'exportation" » . Opération particulièrement réussie en Europe.

Les États-Unis sont devenus une sorte de « République-entreprise » 228 ( * ) que réguleraient non pas les marchés, mais des coalitions de puissants lobbies industriels et financiers soutenues par un État, « prédateur » en ce sens que sa fonction est de mettre l'économie et la finance au service d'intérêts privés. Le discours libéral officiel n'est qu'un rideau de fumée destiné à masquer cette forme perverse d'étatisme. La première place n'est plus occupée par les grandes entreprises décrites par John K. Galbraith dans « Le nouvel État industriel » (1967).

Affaiblies par la mondialisation, elles ont été remplacées à la place dominante, par la finance et les oligarques du numérique, de la communication et des services. C'est cette « élite », pour reprendre le terme de Lasch qui s'est emparée de l'État et qui le gère exclusivement en fonction de ses propres intérêts.

Et il entre dans son intérêt de remplacer les services publics issus du New Deal par des services marchands, comme on le voit en matière de santé, le secteur avec celui des technologies de l'information, où le retour sur investissement atteint jusqu'à 45 % ! Plus exactement, il s'agit de séparer les activités rentables du service public qui seront privatisées, des activités non rentables, prix de la paix publique, qui, réduites au minimum, continueront à relever de la puissance publique, puissance publique assurant par ailleurs des débouchés aux services et entreprises privées. Il s'agit donc d'un accaparement, d'une « prédation » des biens, matériels et immatériels publics.

Ainsi « Medicare » garantit-il les prix de monopole des entreprises pharmaceutiques par ses remboursements publics, et la réforme « Obama care » (2015) oblige-t-elle les entreprises de plus de 50 salariés à souscrire une assurance privée contre les accidents du travail et les maladies professionnelles. À l'opposé, Bernie Sanders a mis à son programme un système de protection de la santé publique pour tous, « Medicare for all », sur le modèle français.

On trouverait d'autres exemples dans les domaines éducatifs, des retraites ou du logement comme l'ont parfaitement illustré le sabotage par les pouvoirs publics du système populaire des caisses d'épargne et l'explosion des prêts hypothécaires qui, avec les « subprimes » toucheront les personnes manifestement insolvables.

Ce « capitalisme prédateur » n'a plus grand-chose à voir avec le libéralisme classique, et son objectif, c'est de créer des monopoles (cf les Gafam), car là est la véritable source d'enrichissement.

Comme le rappelle Adam Tooze 229 ( * ) , pour le patron d'Apple, Tim Cook, les lois antitrust, la protection des données et les enquêtes fiscales approfondies ne sont que « des conneries politiques » aussi absurdes que de placer des ralentisseurs sur une autoroute. Pour l'oligarque du secteur technologique, Peter Thiel, « créer de la valeur ne suffit pas - il faut aussi capter une partie de la valeur pour que vous créiez », ce qu'interdit la concurrence. Contrairement à ce que pensent généralement les Américains « le capitalisme et la concurrence sont à l'opposé l'un de l'autre. Le capitalisme se fonde sur l'accumulation du capital, mais en situation de concurrence parfaite, cette concurrence, annihile tous les profits. Pour les créateurs d'entreprise, la leçon est claire : la concurrence c'est pour les perdants. »

Comme on le verra, l'élection de Donald Trump, rendue possible par la mobilisation des oubliés de l'État prédateur est le premier échec politique des classes qui l'ont mis en place. D'où leur fureur... au nom de la bienséance et de la morale, bien sûr !


* 223 Déclaration à CNN- 19 juin 2005. Warren Buffett est un milliardaire Étasunien - 3 ème fortune du monde estimée à 83,9 Md$ en 2019- bien connu pour ses capacités de prédiction de l'évolution des marchés. Il est à la tête de la holding Berkshire Hathaway.

* 224 Challenges - 4 octobre 2007. Denis Kessler, ancien assistant de Dominique Strauss-Kahn, est docteur d'État de l'université de Paris, ancien président de la Fédération Française des Sociétés d'Assurances, ancien Vice-président exécutif du MEDEF, PDG du groupe de réassurance SCOR.

* 225 Rapport public 1999

* 226 « L'État prédateur. Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant. » Éditions Le Seuil (2009)

* 227 Ce qui reste le titre de gloire de Reagan et qui explique la faveur dont il jouit encore aujourd'hui aux USA.

* 228 Comme la Chine est devenue un « État-entreprise », la seule différence étant les modes d'équilibre entre les oligarchies concurrentes.

* 229 Adam Tooze : Crashed : Comment une décennie de crise financière a changé le monde (Les belles lettres) dont sont extraites les citations.

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