C. UN ÉTAT MINIMUM SOUS TUTELLE
1. Un État minimum
Les réductions significatives du champ d'intervention de l'État résultant de la privatisation de l'appareil de production et du système financier public sont clairement la conséquence directe du choix libéral. Celles qui suivront, sans le contredire, procèdent en même temps du choix européen.
En privatisant le système bancaire et en s'interdisant de le réglementer, la France se privait déjà de la maîtrise de sa monnaie scripturale et de la possibilité de financer son économie par ce moyen.
L'interdiction européenne des aides sectorielles aux entreprises, au nom de l'équité concurrentielle, la prive aussi de toute possibilité de politique industrielle.
En intégrant la zone euro, la France perd, en outre, tout pouvoir en matière monétaire : elle ne peut plus « battre monnaie », donc financer ses déficits et sa dette par ce moyen, comme tous les pays souverains. Ce pouvoir appartient désormais aux marchés, autant dire aux spéculateurs sous le joug desquels elle s'est placée volontairement. Avant le passage à l'euro, les autorités monétaires françaises passaient leur temps à surveiller le taux de change franc/mark (voir partie II) ; après, leur souci sera le « spread » 248 ( * ) , autre forme sous laquelle se manifeste la suprématie allemande !
S'agissant de la monnaie banque centrale, le pouvoir d'émission appartient évidemment à la BCE qui ne l'utilisera pas pour financer l'économie. Conformément à ses statuts, son rôle se limitera à la lutte contre une inflation qui d'ailleurs n'existera rapidement plus, puis cantonné à ses statuts de pompe à finance de la spéculation !
Il faudra attendre en effet le rusé Mario Draghi, faute de pouvoir financer directement une quelconque reprise économique, pour voir la BCE sous les protestations allemandes pratiquer des politiques monétaires « non conventionnelles » (« quantitative easing »), en espérant que les banques joueront le jeu du financement de l'économie, ce qui ne fut pas vraiment le cas.
La France perd aussi toute possibilité de jouer sur le taux de change de sa monnaie pour faciliter ses exportations. Condamnée à subir un euro trop fort pour la gamme de produits qu'elle exporte mais trop faible pour limiter les excédents allemands qui se trouvent ainsi favorisés, elle doit se contenter d'un déficit quasi permanent de sa balance extérieure.
Après la crise de 2008 qui fera exploser la dette publique et la crise grecque, la France, membre de la zone euro, condamnée avec la plupart des pays de la zone à une diète perpétuelle, sera de plus interdite de politique budgétaire (voir partie II).
L'État se rétractera donc un peu plus, réduisant, budgets après budgets, les effectifs de la fonction publique non oligarchique, multipliant les AAI ou facilitant les départs des fonctionnaires qui le souhaitent vers le privé ; laissant fondre sa capacité d'expertise ; transférant aux collectivités locales la charge des services publics de proximité les plus dispendieux et une partie de l'aide sociale ; nouant des Partenariats publics privés (PPP), chargeant des opérateurs privés d'équiper le pays aux frais des consommateurs (opérateurs du numérique ou de téléphonie mobile, gestionnaires d'autoroutes, etc.) ou simplement en réduisant les moyens ou les aides nécessaires au bon fonctionnement des services publics « non rentables » : hôpitaux, transports...
En attendant de pouvoir être complètement privatisés, les entreprises et les services publics marchands, qui ne le sont pas encore, sont soumis aux règles de la concurrence et les services publics non-marchands de plus en plus réorganisés selon les principes managériaux à l'honneur dans le privé.
Particulièrement significatif, l'abandon par l'État de sa présence et celle de ses services dans les territoires. (voir partie IV)
Du caractère « jacobin » de l'organisation territoriale française autour de la commune et du département, on ne retient généralement que la tutelle de l'État sur les collectivités territoriales, tutelle via les préfets ; tutelle substantiellement réduite d'ailleurs par les lois de décentralisation de 1982-1983 et par les restrictions budgétaires qui ont rendu de plus en plus aléatoire l'exercice de cette tutelle.
C'est oublier qu'organisation jacobine signifie aussi présence de l'État sur l'ensemble du territoire à travers ses ingénieurs des Ponts et chaussées, des Eaux et forêts, à travers une ingénierie susceptible d'apporter un soutien aux collectivités, particulièrement aux plus petites, à travers son parc d'entretien des routes.
Or, de révision générale des politiques publiques (RGPP) en modernisation de l'action publique (MAP), en réforme de l'administration territoriale (RéATE) en Préfecture nouvelle génération et récemment Fonction publique du XXI e siècle, depuis quinze ans, pas de nouveau Président de la République sans réforme de la fonction publique territoriale, sans réduction de ses effectifs, ingénierie publique en tête.
Pour s'en tenir aux dernières années, depuis 2013, 2 000 postes de la fonction publique territoriale ont été supprimés auxquels s'ajouteront les 500 ETP prévus en 2019 et l'annonce par le Premier ministre de la suppression de 50 000 postes, globalement, dans la fonction publique d'État.
Quant à l'ingénierie publique, depuis vingt ans elle a été mise en pièce, pour cause d'entrave à la concurrence, une ingénierie dont il est à peine exagéré de dire qu'elle avait fait la France rurale. La loi MURCEF (décembre 2001) 249 ( * ) , la création puis la suppression de l'ATESAT (loi de finances pour 2014), les réformes successives décimant les services préfectoraux 250 ( * ) , en auront été les étapes les plus significatives.
Quant à « l'agence nationale de la cohésion des territoires », sorte d'Auberge espagnole », nouvellement créée, on a toujours un peu de mal à savoir ce que seront ses moyens et son rôle réel. La seule chose qui soit sûre, c'est que cette agence, comme les autres, est l'un des emballages du désengagement de l'État.
2. Un État sous tutelle
Au final donc l'État nouveau, ayant perdu en droit et en fait l'essentiel de ses moyens d'intervention directs se trouve placé sous la tutelle des « investisseurs » privés (créanciers de sa dette et acteurs économiques rendus seuls susceptibles de créer des emplois), sous surveillance européenne et dépendant des services marchands qu'il pourra payer, conception et ingénierie comprises.
Dans le novlangue tel qu'il est pratiqué, « investisseur » signifie à la fois, celui qui prend le risque de financer une entreprise ou une activité productrice de richesse réelle et le spéculateur dont l'enrichissement ne correspond à aucune richesse nouvelle (valeur d'une action, plus-value immobilière résultant seulement de la hausse des prix du marché ...). D'ailleurs souvent, ces opérations sont réalisées à crédit, crédits remboursés par les entreprises qui ont été rachetées (fusions-acquisitions) ou les usagers de services financés eux aussi à crédit comme on l'a vu pour la téléphonie mobile. (voir partie II - le financement de l'économie réelle)
Cette confusion volontaire entre investisseur au sens classique et spéculateur, évidemment pas fortuite, donne un vernis d'honorabilité à des pratiques intermédiaires entre les jeux de casino et la pure et simple rapine.
Quand règne la finance, le seul moyen de créer des emplois, que cela plaise ou non, ne cesse de répéter Emmanuel Macron, c'est d'attirer les « investisseurs » en leur donnant ce qu'ils attendent en matière fiscale, d'aides financières, de droit du travail, etc.
Ce n'est pas pour rien qu'en Une, le magazine Forbes, lors de son voyage en Australie (31 mai 2018), lui accorde le titre de « leader of the free markets » (« leader des marchés libres »). Dans l'entretien qu'il accorde alors à la revue, il rappelle l'importance pour lui de comprendre ce que sont les intérêts des « entrepreneurs et (des) preneurs de risques » : « a voir des contacts directs avec le secteur privé, avoir cette expérience de ce secteur et être capable de comprendre les déterminants clés du choix d'un investissement sont les meilleures façons de comprendre et de prendre la bonne décision » . Après Manuel Valls qui se flattait lors de son déplacement à la City de diriger un gouvernement « pro business », Emmanuel Macron vantant son « approche favorable aux affaires » (« business friendly approach » ) revendique le titre de « président des investisseurs » .
« Si vous créez les meilleures conditions possibles [pour investir de l'argent], vous pouvez mener une révolution et créer des emplois » . La mener simplement, en donnant satisfaction aux intérêts de ceux qui ont le pouvoir réel de créer des emplois : « Il n'y a pas d'autre choix ».
Au terme de ces quarante ans de profondes transformations, le pouvoir politique doit donc faire face au défi suivant : comment gouverner avec une légitimité démocratique de plus en plus contestée, après s'être volontairement placé sous la tutelle des marchés, du carcan européen et en ayant supprimé, par souci d'économie et parce que les prestataires de services étaient censés faire mieux, une bonne partie de ses capacités d'expertise et de ses moyens d'action directs ?
La réponse sera, en s'appuyant de moins en moins sur la légitimité des urnes qui, de scrutin en scrutin, donnent des résultats de plus en plus hasardeux, et de plus en plus sur le monde des affaires et de la finance désormais incontournable. Autrement dit, en allant jusqu'au bout de la logique du nouvel ordre, et donc fatalement, en accentuant ses effets économiques et politiques pervers.
Concrètement, cela se traduira par l'accentuation de la politique de dévitalisation d'un système parlementaire, source de perte de temps et surtout par le transfert au privé des missions que l'État s'est rendu incapable de remplir lui-même. Ainsi verra le jour un système de répartition et d'exercice des pouvoirs tout à fait original, que sa complexité met à l'abri de tout contrôle du souverain populaire, en principe détenteur de la légitimité.
Selon les catégories classiques à peine revisitées, on pourrait dire que ce système est de type féodal, avec un suzerain politique coiffant des barons économiques, financiers, fabricants d'idéologie, d'opinions et de normes, parfois plus puissants que lui. Ce n'est pas faux mais masque ce qui fait la nouveauté du système : son caractère « collusif » pour reprendre l'expression de Pierre France et Antoine Vauchez 251 ( * ) , et son fonctionnement à l'influence plus qu'à l'injonction.
* 248 Spread : différence entre le taux consenti aux emprunts du débiteur réputé le plus sûr, l'Allemagne en l'espèce, et celui demandé aux autres débiteurs.
* 249 La loi MURCEF prévoit que les travaux d'ingénierie des services de l'État pour les collectivités territoriales ne sont plus effectués dans le cadre de conventions mais « dans les conditions prévues par le code des marchés publics », donc dans le cadre de marchés publics. Le champ des collectivités pouvant bénéficier des services de l'État sera réduit (création de l'ATESAT) avant de disparaître sous l'oeil soupçonneux de la Cour des comptes devenue gardien vigilant du respect de la concurrence.
* 250 Déjà entre 2008 et 2012, les effectifs des DDT et des DDTM en charge de l'ATESAT ont diminué de 30 %, passant de 1 766 à 1 266 ETP. Le mouvement ne cessera plus.
* 251 Pierre France et Antoine Vauchez : « Sphères publiques, intérêts privés. Enquête sur un grand brouillage », Les Presses de Sciences Po, Paris 2018