D. L'ÉTAT COLLUSIF OU LA GESTION PUBLIQUE-PRIVÉE
Privé d'une part essentielle de ses leviers d'action, l'État libéralisé devra privatiser toujours un peu plus l'action publique et s'étant dessaisi lui-même de ses moyens de conception, d'action et de contrôle, faire appel aux compétences, à l'ingénierie technique, scientifique et financière privée.
Il se sera condamné à un usage extensif de la délégation totale ou partielle de la maîtrise d'ouvrage et de la gestion de services publics : sous- traitance, délégations de service public, concessions, partenariats public privé (PPP), autorisations d'exploitation du domaine public comme le domaine public hertzien accordées à des opérateurs privés, à charge pour eux d'équiper le pays dans le cadre d'un cahier des charges, etc.
Un usage extensif 252 ( * ) qui changera la nature de ces outils classiques, et le partenaire privé d'exécutant devient concepteur et contrôleur :
« Désormais (l'État) n'achète plus seulement des équipements ou des services à des acteurs privés, il peut en déléguer ou en coproduire la conception. Et avec eux se diffuse la maîtrise des informations qui se trouvent au fondement de toute action. Cette intrication nouvelle des missions remet en cause un partage clair entre un principal (qui commande) et un agent (qui réalise) comme la théorie économique la formalisait depuis moins de 30 ans. » (Antoine Vauchez)
S'impose alors à lui la nécessité de faciliter cette collaboration, les échanges qu'elle suppose et l'attrait qu'elle peut avoir pour ses partenaires. Au final, la nouveauté de ce système collusif, c'est le déploiement tous azimuts d'une politique d'administration « publique-privée », affranchie du principe multiséculaire de séparation de l'administration publique, visant la satisfaction de l'intérêt général, du management privé, dont la finalité se limite aux intérêts de l'entreprise. Plus globalement, ce sont les limites entre sphère privée et sphère publique qui disparaissent, remplacées par le « grand brouillage » décrit par Pierre France et Antoine Vauchez, un véritable « remodelage néolibéral de l'État » , une sorte d' « hybridation entre public et privé » pour reprendre cette fois l'expression de Pierre Lascoumes et Dominique Lorrain (voir plus loin).
1. L'extension du domaine de l'influence et de la séduction
On assiste donc au développement d'une zone intermédiaire incertaine entre public et privé où se négocient les décisions publiques plus qu'elles ne s'imposent, où se mêlent haute administration publique et représentants des intérêts publics et où prime, des deux côtés, sans que cela ne soit jamais dit, une véritable mutation de l'art de gouverner.
À la différence de l'État classique, l'État collusif, en effet, même s'il conserve théoriquement ses anciens pouvoirs régaliens, devant composer avec les intérêts privés, devra troquer son pouvoir d'injonction contre celui d'influence, pour ne pas dire de séduction.
« Situé aux confins de l'économie, de la politique et de l'administration et à la rencontre des niveaux français et européen, le champ de l'intermédiation et de l'influence a gagné en ampleur et en autonomie au cours des deux dernières décennies, dessinant en contrepoint les institutions de la démocratie représentative une nouvelle cartographie des pouvoirs. » (Pierre France, Antoine Vauchez)
C'est très exactement ainsi qu'Emmanuel Macron conçoit son rôle. Comme il l'expose dans un entretien au magazine américain Forbes (2 mai 2018) :
« Comment pouvons-nous attirer un maximum d'investissements, créer un maximum d'emplois et devenir l'un des chefs de file de ce nouveau monde ?... [En ayant] une approche favorable aux entreprises.
« L'économie repose sur la confiance et l'assurance [....] Et une fois que vous avez créé cette relation de confiance avec les entreprises, elles investissent, elles recrutent et elles envoient un message clair aux classes moyennes.
Je pense que mon expérience dans le secteur privé m'a amené deux choses. La première, c'est que je comprends assez bien les entrepreneurs et les preneurs de risques. Et c'est important selon moi. Je comprends parfaitement quels sont leurs intérêts, ce qui veut dire que je ne les vois pas seulement à travers le prisme de leurs représentants. L'une des difficultés de notre système politique, c'est que parfois, les représentants des entrepreneurs n'ont pas tout à fait les mêmes intérêts que les entrepreneurs eux-mêmes [...]. Avoir des contacts directs dans le secteur privé, de l'expérience dans ce secteur et être capable de comprendre les principaux moteurs d'investissement, c'est le meilleur moyen de comprendre et de prendre la bonne décision. »
Aussi, dans ce même entretien Emmanuel Macron déroule-t-il la liste des réformes - fiscales, administratives, relatives au marché du travail - favorables aux « investisseurs », menées depuis le début de son mandat.
Si donc l'État ne peut se passer de l'appui des intérêts privés pour administrer le pays, inversement ces derniers, soumis à la pression concurrentielle, vont chercher à s'assurer les bonnes grâces de l'État, qu'elles prennent la forme d'aides financières, d'avantages fiscaux ou réglementaires, ou plus subtilement d'un partenariat aux retombées plus pérennes.
D'où la multiplication des acteurs de ce ballet des pouvoirs sur la scène du théâtre de l'intermédiation : lobbys et porteurs d'intérêts privés en tous genres, groupes de pression financiers, entreprises du CAC 40 adossées à de multiples groupes d'études et think tanks, cabinets d'avocats d'affaires... D'où l'impression de dilution d'un pouvoir politique devenu évanescent aux yeux des citoyens qui ne se reconnaissent plus en lui.
De l'autre côté, outre le bénéfice financier que l'ensemble des acteurs privés du système tirent de leur activité (marchés, bénéfices de PPP, honoraires, etc.) ils acquièrent aussi à cette occasion des compétences et des connaissances nouvelles qui leur donneront un pouvoir de monopole ainsi qu'une nouvelle capacité d'orientation de l'action de l'État en matière de sécurité, de protection de l'environnement, etc., autant dire de nouvelles capacités d'influence, l'État ayant abandonné progressivement toutes capacités et tous moyens d'expertise dans ces secteurs.
Comme les « trous noirs » attirent les corps et le rayonnement sans qu'on s'en aperçoive, ces puissants centres de pouvoir infléchissent par leur capacité d'influence, sans en avoir l'air, les choix publics. Ils travaillent autant pour leur compte que pour celui de leur mandataire, dégagés des contraintes de la gestion publique, de la transparence, du contrôle parlementaire et de l'obligation de rendre périodiquement compte aux électeurs. Et pendant ce temps-là des ingénieurs de l'État de très haut niveau iront pantoufler faute de trouver dans la fonction publique un poste correspondant à leur niveau de formation et donc à leur attente !
2. Les acteurs privés du grand théâtre de l'influence et de la séduction
a) Les « trous noirs du pouvoir »
Pierre Lascoumes et Dominique Lorrain désignent sous le nom de « trous noirs du pouvoir » 253 ( * ) , ces acteurs de la « société civile », parties prenantes à part entière des décisions politiques, même s'ils s'en défendent : « Des acteurs qui a défaut d'être en première ligne participent souvent de façon décisive à l'exercice du pouvoir, soit qu'ils le détiennent en propre, soit qu'ils l'exercent par délégation des fonctions régaliennes : des banques d'affaires, des fonds d'investissement, des sociétés militaires, des sociétés d'ingénierie et de conseil, des think tanks... Ils pèsent par leurs budgets, par les effectifs employés et l'impact de leurs choix. Mais ils interviennent aussi par leur pouvoir normatif, leur capacité à produire des règles de comportement et à en surveiller l'exécution. »
Ce ne sont pas des pouvoirs de l'ombre, encore moins conjurés, mais les pièces d'une nouvelle configuration du pouvoir politique dont le centre étatique s'est dessaisi.
Certains de ces centres de pouvoirs qui voudraient rester discrets, vu leur importance, ne peuvent disparaître complètement aux yeux du public. Ainsi en va-t-il du puissant système bancaire privé français.
Il tient son pouvoir de son rôle clef dans la circulation des flux monétaires et l'émission des crédits nécessaires au financement de l'économie, autant de fonctions qu'avec la privatisation des banques, l'État a abandonnées.
Il le tient aussi de son monopole intellectuel sur l'enseignement et la recherche en matière financière, les médias et la haute fonction publique. Un pouvoir intellectuel qu'entretient, comme on le verra, un pantouflage massif propre à fortifier l'espoir dans un avenir radieux !
« Quelle voix est portée par ces hauts fonctionnaires ? », s'interroge Jézabel Couppey-Soubeyran, maître de conférences à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, au micro de France-Inter : « C'est nécessairement une voix influencée par la culture acquise dans le secteur bancaire et financier. » (Émission « Secrets d'info » consacrée au pantouflage 16 février 2017).
Il est prouvé par ailleurs que les banquiers centraux recrutés parmi les banquiers ont tendance à endosser leurs intérêts : « Des études ont été publiées montrant l'impact du passage dans le privé des banquiers centraux sur la politique de ces banques : le conflit introduit bien évidemment un biais. Le risque n'était bien évidemment pas que le candidat favorise délibérément son ancien employeur mais que la politique de la Banque de France ne favorise, elle, le secteur bancaire ». 254 ( * )
Au final un pouvoir tel, qu'il a réussi (voir partie I) à faire capoter la réforme européenne de séparation des banques de dépôts et des banques d'affaires conduite par Michel Barnier, alors commissaire européen, la seule pouvant réellement réduire significativement la dangerosité du système auquel on doit la crise de 2008 et la stagnation économique qui a suivi ; qu'il a réussi à désamorcer le projet de taxation des transactions financières spéculatives (TTP) et à vider de leur substance toutes les réformes (à commencer par celle du niveau de fonds propres obligatoires) qui suivirent.
Comme dira le Gouverneur de la Banque de France d'alors, Christian Noyer : « Les idées qui ont été mises sur la table par Michel Barnier sont des idées, je pèse mes mots, qui sont irresponsables et contraires aux intérêts de l'Union Européenne. » Elles sont surtout contraires aux intérêts d'un système bancaire qui tire des bénéfices considérables de la spéculation, activité devenue plus importante pour lui que le financement de l'économie réelle qui d'ailleurs ne pèse pas lourd dans son bilan !
C'est aussi que la séparation des activités de banque commerciale et de banque d'affaires, aurait signé l'arrêt de mort du modèle de « banque universelle, à la française », dont le pouvoir bancaire était si fier et qui n'a que des avantages pour lui et tous les inconvénients pour le pays.
L'absence de séparation entre banque de dépôts et banque d'investissement garantit d'abord aux banquiers l'intervention des pouvoirs publics en cas de crise, donc des taux d'emprunt bas, donc un avantage de compétitivité, les poussant ainsi à financer l'investissement par un endettement excessif. C'est précisément ce qui est arrivé en 2008 lorsque l'État français a dû se porter garant de la dette bancaire à hauteur de 340 Md€. En 2011, lors de la crise de liquidités en dollars qui a particulièrement touché les banques française, c'est la BCE, en liaison avec la Fed qui est intervenue en leur fournissant de la liquidité à profusion. Comme le montre l'exemple de la BPCE évoqué ci-dessus, celui de Dexia et de bien d'autres, le modèle bancaire « libéral » ne peut se passer du pompier État.
Autre trou absorbant l'énergie politique, « noir » parce que trop brillant : les médias.
La question méritant à elle seule de longs développements qui n'auraient pas leur place ici, nous nous limiterons à deux constats éclairant notre analyse du fonctionnement réel de la démocratie néolibérale.
Premier constat : actuellement, dix milliardaires français dont la fortune est issue de l'industrie de l'armement, du commerce de luxe, du BTP, de la téléphonie et de la banque, détiennent la presse écrite qui diffuse 90 % des journaux, contrôlent plus de 50 % de l'audience télévisuelle et 40 % de l'audience radiophonique. Cinq font partie des dix premières fortunes de France : Bernard Arnault, P-DG du groupe de luxe LVMH (patron des Échos, du Parisien), la famille Dassault (Le Figaro), François Pinault (Le Point), Patrick Drahi, principal actionnaire de SFR (Libération, L'Express, BFM-TV, RMC), Vincent Bolloré (Canal+, plusieurs titres de presse gratuite). Il faut y ajouter Xavier Niel, patron de l'opérateur de téléphonie Free et 11 ème fortune de France, associé à Matthieu Pigasse (Banque) dans le groupe Le Monde (L'Obs, Télérama, La Vie...). Matthieu Pigasse possède également Radio Nova et l'hebdomadaire Les Inrocks.
Second constat : les médias n'ont rien du quatrième pouvoir indépendant consubstantiel à toute démocratie véritable, c'est le type même de ce pouvoir d'influence.
Pour reprendre l'analyse de Blaise Magnin et Henri Maler 255 ( * ) , leur pouvoir se résume à sélectionner les problèmes qui méritent d'être débattus par l'opinion publique, à fixer les termes et les problématiques de ces débats, à valider les opinions acceptables en passant les autres sous silence, les caricaturant ou les déformant au besoin.
« Les médias ne fabriquent pas, à proprement parler, le consentement des peuples, mais ils sont parvenus, en quelques décennies, à réduire considérablement le périmètre du politiquement pensable, à reléguer en les disqualifiant les voix contestant l'ordre social et à imposer la centralité et la crédibilité des thèses et des solutions néolibérales. Ce faisant, ils ont construit jour après jour, par un unanimisme savamment organisé, un consensus qui tient pour évidentes et naturelles une doctrine sociale, une organisation économique et des options politiques qui protègent et favorisent les intérêts des dominants. »
Pour reprendre l'expression de Chomsky, c'est « une fabrique du consentement ».
La surprise des médias, dont beaucoup s'étaient montrés plutôt compréhensifs au début du mouvement des Gilets jaunes qui leur fournissait à profusion et gratuitement images et occasions de commentaires faciles, en découvrant l'agressivité des intéressés envers eux, témoigne de leur candeur, mais certainement pas de leur lucidité sur la nature de leur fonction. Les manifestations durant et devenant plus violentes à Paris, très logiquement l'artillerie anti-désordre entra en action. Le monde pouvait continuer de tourner dans le bon sens
À côté de ces centres d'influence bien visibles, d'autres, plus discrets mais plus nombreux, prospèrent. Faute de pouvoir les évoquer tous, on se limitera à deux catégories devenues particulièrement importantes, et pourtant dont le poids reste méconnu : les lobbys et les cabinets d'avocats d'affaires.
b) Les lobbys
Le lobbyisme, avant d'être le progrès démocratique qu'y voient ses défenseurs, est d'abord une forme d'exercice de ce pouvoir d'influence. C'est en tous cas ce qui ressort des études des chercheurs qui se sont intéressés à la question.
Selon l'étude de Sylvain Laurens sur le lobbying bruxellois, son objectif, contrairement à ce qu'on pense généralement, n'est pas d'obtenir des réponses favorisant directement un produit, il n'est pas non plus de nouer des relations de confiance avec des décideurs qui d'ailleurs changent souvent, il est de modifier les règles qui indirectement vont favoriser leur entreprise ou leur produit. D'où l'intérêt pour l'entreprise de recruter un ancien fonctionnaire connaisseur des arcanes des circuits de prise de décision. La personne la plus intéressante pour le lobbyiste n'est pas forcément celle qui in fine prendra la décision mais celle qui pourra influer sur les conditions dans lesquelles elle sera prise :
« Ce qui est important pour les entreprises, ce n'est pas tant la connaissance des responsables administratifs qui changent que la compréhension du fonctionnement des institutions. » C'est cette connaissance « qui est stratégique pour les grandes firmes ». 256 ( * )
« Recruter quelqu'un qui vient du public c'est internaliser dans son entreprise quelqu'un qui peut aider à transformer les règles juridiques qui régissent le marché sur lequel vous jouez. Vous ne cherchez plus seulement alors à battre vos concurrents sur le marché à travers vos produits mais vous cherchez à transformer les règles du jeu du marché pour qu'elles tournent à votre avantage. » (Ibidem)
« Le bon lobbyiste, c'est celui qui va faire produire par l'administration bruxelloise la norme de demain » et qui comme par hasard favorisera la firme qui vous emploie !
Par exemple, instituer au nom de la lutte contre la contrefaçon une obligation d'utiliser l'étiquetage des médicaments par hologramme, sera une mesure facile pour un groupe patronal important mais pas pour d'autres.
L'essentiel, « c'est la compréhension des attentes d'un régulateur, auxquelles le lobbyiste va faire correspondre des dispositifs techniques qui vont protéger des modèles commerciaux. »
Et, comme par hasard, ce sont les quelques grands groupes omniprésents à Bruxelles qui excellent à ce sport. Au final ce sont 4-5 grands groupes qui domineront le marché.
On voit là aussi le rôle et la place de la norme et du règlement dans ces systèmes de pouvoir particuliers.
En même temps que des avantages de compétitivité, le but est de capter des aides financières publiques, souvent par le biais de l'aide à la recherche dans des domaines d'utilité publique comme l'environnement ou pour améliorer la compétitivité des entreprises d'un secteur. Telle est la seconde raison de recruter des connaisseurs directs des institutions :
« L'administration c'est aussi un lieu qui délivre d'importantes ressources sous la forme de subventions directes, de marchés publics, d'appels d'offres, etc. Si on regarde comment les choses fonctionnent à Bruxelles, c'est assez frappant : les grands groupes sont des deux côtés du guichet administratif. D'un côté, un groupe comme Accenture a dépensé 1 million d'euros en lobbying en 2013 mais de l'autre, il a touché plus de 68 millions d'euros de marchés publics en termes de conseil (accompagnement des politiques publiques etc.). Si on prend la liste des 25 firmes qui ont touché le plus d'argent public européen en 2013 et qu'on la compare à la liste des groupes qui ont dépensé le plus d'argent en lobbying, c'est presque exactement la même. Le lobbying est un investissement très rentable sur le plan économique si on prend en compte l'intégralité de la chaîne de relations entre une firme et l'administration. On dépense de l'argent pour obtenir une représentation politique au plus près de l'administration mais celle-ci se voit rapidement concrétisée sous la forme de prestations que l'on obtient de cette bureaucratie. »
Une autre technique permettant d'obtenir le même résultat : conclure des partenariats public privé qui permettront de faire financer une partie du tournant écologique ou des normes sanitaires par de l'argent public. Et, « plus on multiplie les partenariats public privé ou l'ouverture d'anciens marchés publics ou privés et plus on augmente le besoin d'un recrutement par les firmes d'anciens hauts fonctionnaires. »
c) Les avocats d'affaires
Les avocats d'affaires sont une forme particulière de lobbyistes en ce qu'ils ne sont pas attachés à la défense d'intérêts spécifiques (telle entreprise ou branche d'entreprises, les chasseurs, les défenseurs de la nature, etc.) et que leurs formes d'interventions sont multiformes quoique principalement de nature juridique. Déjà omniprésents aux USA, les cabinets d'avocats d'affaires vont se mettre à proliférer en France (essentiellement à Paris) à partir des années 1990.
Le chiffre d'affaires des 100 premiers cabinets d'affaires parisiens de 3,47 Md€ en 2013 connaîtra une forte croissance.
Leurs interventions sont multiformes en ce qu'elles peuvent s'exercer pour le compte de l'État et d'autres personnes publiques qui les sollicitent dans le cadre d'opérations de privatisations, de financement d'opérations, de partenariats public privé, de cessions de participations, de subvention européenne, etc. À l'inverse, ce peuvent être aussi des interventions auprès de l'administration publique pour compte d'intérêts privés (optimisation fiscale, autorisation de mise sur le marché, autorisations d'exploitation du domaine public, marchés publics, PPP, fusions-acquisitions, etc.). À noter que c'est plus l'État régulateur qui est concerné (DG concurrence, Autorité de la concurrence, etc.) que l'État régalien (fiscalité par exemple).
Dans un monde où règne la « théorie de l'apparence » et où codes et chartes déontologiques vont se multiplier, il était inévitable que se développe aussi une branche très particulière de l'activité des cabinets d'affaire, le conseil aux entreprises en matière de règlementation interne des institutions (nationales ou européennes) et de déontologie ( compliance ). Le but est de protéger les réputations, véritables avantages concurrentiels, et accessoirement une bonne connaissance des rouages de la prise de décision publique.
L'invention de la QPC, censée améliorer la protection des libertés, détournée de son objet initial, va aussi devenir une spécialité de certains cabinets d'affaire. Raison supplémentaire de recruter des membres du Conseil d'État ou d'anciens membres du Conseil constitutionnel.
Grâce à la largesse d'esprit du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel qui détient la décision finale, au nom des droits et libertés constitutionnels, s'ouvrira, comme on l'a vu, un marché et un champ juridique nouveau, fort lucratif.
Bien qu'ils portent le même titre et la même robe, donc bénéficient des mêmes prérogatives en matière de secret que le reste de la profession, l'activité des avocats d'affaire n'a plus grand-chose à voir avec l'administration de la justice. Ils jouent le rôle de courtier entre les différents intérêts et les régulateurs nationaux ou européens, tout en bénéficiant de la couverture du secret professionnel attaché à leur fonction judiciaire.
Avec tous les risques de collusion, de trafic d'influences et de conflits d'intérêts que cela entraîne, la multiplication de ces cabinets d'affaires offrira des terrains d'atterrissage rêvés pour les politiques en mal de recasement et pour l'oligarchie administrative attirée par des pantoufles confortables, dont la bonne connaissance des rouages de l'État et des administrations, le carnet d'adresses et le pedigree brillant intéressent particulièrement les recruteurs, plus même que les experts d'une discipline ou d'un secteur administratif. Ainsi sur la période 2006-2014, 34 % des recrutements extérieurs des cabinets concerne ce type de collaborateurs contre 52 % pour le recrutement en provenance des entreprises et de leurs services juridiques.
Ainsi, le cabinet August Debouzy peut-il se flatter en ces termes du recrutement d'un nouvel associé - Emmanuelle Mignon - major de promotion de l'ENA, ancien rapporteur et assesseur du Conseil d'État, collaboratrice durant huit ans de Nicolas Sarkozy dans ses différentes fonctions, puis en tant que directeur de cabinet à l'Elysée - enseignante à L'IEP Paris : « Son niveau de technicité en droit public allié à sa connaissance de l'appareil de l'État sont des atouts considérables tant en matière de conseil que de contentieux pour les clients du cabinet. »
Tout récemment c'est au tour du cabinet anglosaxon Orrick de se réjouir du recrutement du mari de Fleur Pellerin, Laurent Olléon - HEC, ENA, ancien rapporteur de la section du contentieux au Conseil d'État, ancien directeur adjoint du cabinet de Marylise Lebranchu, et surtout ancien président de la Commission des infractions fiscales. Dans un communiqué, la responsable de la « branche taxe » du cabinet Orrick, Anne-Sophie Kerfant, précise que : « Laurent apportera une compréhension approfondie de la façon dont les autorités de régulation françaises abordent à la fois les transactions et les conflits, grâce à ses deux décennies de travail au sein de l'administration. Cette connaissance de l'intérieur sera d'une valeur inestimable pour nos clients français et internationaux. » Inestimable, qui pourrait en douter ?
Interrogé par l'Obs (13 septembre 2018), Laurent Olléon assure que « L'avocat fiscaliste n'est pas là pour permettre à son client d'échapper frauduleusement à l'impôt, en se soustrayant illégalement à sa contribution au financement des services publics. Il est là pour veiller à ce que le contribuable supporte seulement l'impôt qu'il doit : pas plus, mais aussi pas moins. C'est ainsi que je compte exercer mes nouvelles fonctions ». Donc, où pourrait bien être le problème ?
d) La circulation des élites dirigeantes : pantouflage et rétro-pantouflage
Les allers-retours entre public et privé sont un autre moyen d'assurer le bon fonctionnement du système collusif, en permettant à l'État d'entretenir, voire étendre, son influence, et aux entreprises et intermédiaires divers d'acquérir une meilleure connaissance du fonctionnement de l'État et de son administration.
L'exemple des conditions de nomination de François Pérol alors Secrétaire général adjoint de l'Élysée à la tête de la banque privée BPCE est significatif de ce « capitalisme de connivence » que le néolibéralisme a fait prospérer en France.
Peuvent également être cités la désignation de François Villeroy de Galhau (ancien polytechnicien, énarque, inspecteur des finances, directeur général de BNP-Paribas, comme Gouverneur de la Banque de France et de Éric Lombard venant de Generali et de BNP-Paribas, ayant participé à divers cabinets ministériels (dont ceux de Michel Sapin) à la tête de la Caisse des dépôts. Ce sont de bons exemples de ces chassés-croisés nécessaires au fonctionnement du système collusif en place.
Si l'État facilite autant le pantouflage et le rétro-pantouflage des hauts fonctionnaires, s'il traîne les pieds pour mettre en place un dispositif réellement dissuasif en matière de conflits d'intérêts pour ne pas dire de trafic d'influence, ce n'est pas un hasard, ni même une erreur coupable, mais une nécessité.
L'État a trop besoin de l'oligarchie administrative pour la priver de perspectives aussi lucratives et valorisantes. Placée désormais au coeur d'un système de pouvoirs complexe, comme on l'a vu, elle ne lui est plus nécessaire seulement, comme traditionnellement, pour ses compétences administratives, son expertise, ses capacités à le représenter dans les territoires ou à l'étranger, mais pour son rôle directement politique dans un régime de concentration extrême du pouvoir politique à l'Élysée. Elle lui est nécessaire en outre, comme on vient de le dire, pour son rôle de « passeur » et d'intermédiaire entre sphère publique et intérêts privés. On aura compris que le « pantouflage », le rétro-pantouflage et les conflits d'intérêts qui les nimbent ne sont en rien des exceptions mineures, tolérables au prix du respect de quelques règles déontologiques, ils sont nécessaires au fonctionnement du système collusif public-privé résultant de l'abandon volontaire des pouvoirs et moyens d'action de l'État au fil du processus de libéralisation du pays.
Le pantouflage est le nom symbolique du système de pouvoirs et de production de la richesse qui a poussé sur les cendres de l'État tel qu'on l'entendait jusqu'ici.
* 252 Même des pouvoirs régaliens peuvent être délégués à des entités privées comme la désormais classique gestion des prisons ou la lutte contre la grande délinquance financière confiée au système financier (surtout les banques) en échange d'une large liberté d'interprétation des normes qui leur seront appliquées et accessoirement un pouvoir discrétionnaire sur ceux qu'il est censé contrôler.
* 253 Les trous noirs du pouvoir - Les intermédiaires du pouvoir, Sociologie du travail, volume 49, n°1 (janvier 2007) de Pierre Lascoumes et Dominique Lorrain CEVIPOF-CNRS
* 254 Thomas Perroud, Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris II) : L'encadrement des conflits d'intérêts dans l'administration (29 novembre 2017)
* 255 ACRIMED 19 mars 2018
* 256 Sylvain Laurens : Audition de la commission d'enquête sénatoriale relative aux mutations de la Haute fonction publique. (Rapport n°16, 2018-2019)