B. UNE TRANSFORMATION DES LIENS SYMBOLIQUES À L'ALIMENTATION

La description des pratiques alimentaires ne suffit pas à appréhender complètement la nature des changements opérés par la transition alimentaire du XX e siècle. Il est nécessaire de comprendre aussi ce qui a changé au plan symbolique. À cet égard, deux tendances méritent d'être soulignées : la déconnexion croissante entre le mangeur contemporain et l'aliment brut, ainsi que l'individualisation croissante des consommations alimentaires. Ces deux transformations sont à l'origine d'un troisième phénomène, qui peut sembler paradoxal, mais qui est cependant de plus en plus manifeste : l'installation d'un climat d'anxiété alimentaire.

1. Une déconnexion croissante entre le mangeur et l'aliment brut

Au cours du dernier siècle, le mangeur a été de plus en plus réduit à un strict rôle de consommateur sous l'effet de la transformation globale des modes de vie et de l'allongement considérable des circuits de transformation et de distribution des produits alimentaires. Il ne participe désormais plus à la production agricole, si ce n'est à travers le maintien de pratiques relativement marginales d'auto-consommation. Les circuits locaux d'approvisionnement ont fortement reculé au profit de circuits de transformation-distribution dominés par des entreprises industrielles et des chaînes de grandes surfaces, dont les approvisionnements et les débouchés sont organisés sur une vaste échelle, tant sur le plan géographique que sur le plan des volumes. Même les agriculteurs, du fait de la spécialisation des cultures sont obligés d'acheter dans le commerce une grande partie des produits de la terre, comme n'importe quel autre consommateur.

Non seulement le mangeur occidental du début du XXI e siècle ne participe plus à la production des aliments de base, mais, comme on l'a dit, il a aussi externalisé vers des acteurs spécialisés les tâches de transformation. L'industrie, la grande distribution et la restauration hors domicile lui fournissent du prêt ou du quasiment prêt à consommer, dont il ne connaît presque rien des conditions réelles de production, de transformation et de distribution, hormis les informations, certes utiles mais parcellaires, et parfois trompeuses, que lui fournissent les emballages.

Pour le mangeur réduit au rôle de consommateur, le système alimentaire ressemble donc de plus en plus à une boîte noire. En 2014, un sondage montrait ainsi qu'un Français sur deux dit qu'il a « très souvent » ou « souvent » le sentiment de ne plus vraiment savoir de quoi se composent les produits alimentaires qu'il consomme. 47 % des consommateurs ont aussi le sentiment qu'il est difficile de se procurer des produits alimentaires sur lesquels ils se sentent entièrement rassurés 12 ( * ) .

2. Des consommations alimentaires toujours plus individualisées

La seconde tendance qui modifie profondément le rapport symbolique du mangeur à ce qu'il mange est l'individualisation des consommations. Les contraintes économiques et culturelles qui, tout au long de l'Histoire humaine, ont encadré les pratiques alimentaires, se sont en effet desserrées au XX e siècle, élargissant d'autant l'espace du choix individuel 13 ( * ) :

- l'élévation générale du niveau de vie des ménages au cours du XX e siècle a desserré la contrainte budgétaire et permis de passer d'une culture alimentaire du manque à une culture de la (relative) abondance et de la variété ;

- l'essor de la publicité, de la presse culinaire et gastronomique, le développement du tourisme en régions et à l'étranger, le développement de la mobilité résidentielle et professionnelle ou encore les mouvements migratoires : tous ces phénomènes ont accompagné la hausse du niveau de vie et contribué à l'élargissement et au renouvellement des goûts des consommateurs et au brassage des cultures alimentaires ;

- le jeu de la concurrence a conduit les acteurs de la transformation, de la distribution et de la restauration à étendre considérablement la palette de leur offre pour capter la demande de variété des consommateurs ;

- enfin, l'accélération et la différenciation des temps sociaux ont participé à l'individualisation de l'alimentation à travers leurs effets sur le temps des repas et la commensalité 14 ( * ) .

Ainsi, au cours des dernières décennies, pour un nombre croissant de consommateurs, les pratiques alimentaires sont devenues un espace de liberté. On peut choisir ce qu'on mange, le lieu et le moment où l'on mange et les personnes avec qui on le fait. L'alimentation est devenue un espace d'affirmation de soi, ce qu'on mange servant autant à se nourrir qu'à exprimer un style, un standing, voire même des choix de nature éthique ou politique.

3. Une forme d'anxiété installée au coeur du rapport à l'alimentation

C'est l'un des paradoxes de notre système alimentaire actuel : une part croissante de consommateurs exprime une forme d'anxiété au sujet de leur alimentation, alors même que l'abondance, la diversité et la sûreté sanitaire des aliments n'ont objectivement jamais été aussi bien garanties que dans les sociétés contemporaines. Pour paradoxale qu'elle puisse paraître, cette montée de l'anxiété alimentaire n'est pourtant ni irrationnelle ni étonnante : elle est l'aboutissement de l'individualisation des pratiques alimentaires et de la déconnexion entre sphères de la production-transformation alimentaire, et de la consommation.

De fait, si l'individualisme alimentaire ouvre un espace très apprécié de liberté aux consommateurs, il a aussi pour conséquence de faire peser sur eux la responsabilité de bien ou mal s'alimenter. Dès lors que les régimes alimentaires sont moins structurés par des habitudes et des traditions alimentaires collectives, dictées par les conventions ou la nécessité, chacun est renvoyé à son propre jugement pour décider ce qu'est une bonne alimentation. Or, cette liberté peut aisément devenir anxiogène, car les critères susceptibles d'être pris en compte sont nombreux et complexes. Dois-je prendre en compte mon plaisir immédiat, ma santé, les impacts de ce que je mange sur mon environnement ou sur le niveau de vie des agriculteurs, par exemple ? Comment pondérer tous ces critères et concilier ces multiples objectifs ?

À supposer même qu'on dispose des ressources culturelles pour répondre à ces questions, une autre interrogation anxiogène surgit : comment savoir si ce que je mange correspond effectivement à ce que je souhaiterais manger ? Comment en effet manger sain si l'on ne sait pas vraiment ce qu'il y a dans les plats prêts à manger que l'on consomme ? Comment manger durable si on ne sait pas comment ont été produits les aliments et quels impacts ils exercent sur l'environnement ? Aujourd'hui cantonné à un strict rôle de consommateur, sans connaissance directe des aliments, de leurs caractéristiques réelles et de la façon dont ils ont été produits, le mangeur contemporain a besoin de nouveaux repères et de réassurance. C'est en ce sens qu'a été créé le Nutriscore, pour simplifier l'accès à l'information nutritionnel, dont nous reparlerons plus loin.


* 12 Ipsos, « Consommer local » : ce que veulent les Français, février 2014.

* 13 Ce mouvement de desserrement est très inégal d'une catégorie sociale à l'autre, nous y reviendrons, mais il n'en est pas moins général à la population si on considère les choses avec un recul historique suffisant.

* 14 Pour plus de détails, cf. Le temps de l'alimentation en France. Insee Première, No 1417, 2012.

Page mise à jour le

Partager cette page