SESSION 4
CONSTITUTIONS, DOMAINE
RÉGALIEN
ET DROIT EUROPÉEN
I. INTRODUCTION
M. Jean-François Rapin,
président de la commission des affaires européennes du
Sénat français
En octobre dernier, le Tribunal constitutionnel de Pologne proclamait la primauté de la Constitution polonaise sur les traités européens. Cette décision, que certains ont pu lire comme un « Polexit » juridique, a réveillé, dans toute l'Europe, le sujet délicat de l'articulation entre le droit de l'Union et les normes nationales.
Cette problématique est aussi ancienne que l'Union européenne, puisqu'il s'agit de faire fonctionner ensemble deux ordres juridiques, imbriqués, mais en même temps distincts, chacun avec sa propre hiérarchie des normes. Les craintes sont bien connues : déni de souveraineté, remise en cause de l'« identité constitutionnelle » des États membres, « gouvernement des juges », etc.
Derrière cette question apparemment juridique, se joue naturellement des débats proprement politiques. Aujourd'hui autour de la situation de l'État de droit en Pologne et en Hongrie. L'an dernier, sur un autre plan, autour de l'opportunité, vue d'Allemagne, de la politique menée par la Banque centrale européenne, quand la Cour constitutionnelle fédérale allemande a contesté, dans son arrêt de mai 2020, une décision de la Cour de justice de l'Union européenne, suscitant alors une grande émotion en Europe. En France également, ce débat est présent, en raison de récents arrêts de la Cour de justice européenne perçus comme menaçant la sécurité nationale, parce qu'ils remettent en cause la collecte de données utile à la lutte contre le terrorisme ou parce qu'ils se mêlent du temps de travail des militaires.
Les Parlements nationaux, qui sont à la fois pouvoir constituant et source de l'ordre juridique européen, sont au coeur de ces tensions entre les Constitutions, le domaine régalien et le droit européen. Mais peut-être peuvent-ils devenir une partie de la solution...
Notre quatrième et dernière session sera donc consacrée à ce débat, pour en comprendre toutes les subtilités juridiques, mieux appréhender les épisodes polonais et allemand et rechercher des solutions.
II. L'IDENTITÉ
CONSTITUTIONNELLE ET LA COUR DE JUSTICE DE
L'UNION EUROPÉENNE
Mme Laure Clément-Wilz, professeure de
droit public à l'Université Paris Est Créteil
On n'a jamais autant évoqué le principe de primauté dans le débat public qu'au moment même où l'on considère dans la réflexion juridique, que ce principe serait mort166(*), voire « mort-né » ou qu'il n'a plus du tout le même sens qu'au moment où il a été posé en 1964167(*), dans le fameux arrêt Costa168(*).
Il s'agit d'un paradoxe qui s'explique par trois facteurs. Premièrement, le débat politique français actuel, est relativement tendu. Le récent arrêt prononcé par la CJUE sur l'application de la directive temps de travail aux militaires (affaire de « l'armée slovène ») 169(*) a été vécu comme une immixtion insoutenable dans le domaine régalien170(*). Également, la campagne présidentielle favorise la polarisation des options, et tend même à hystériser les positions sur la question européenne. Les termes du débat sont certainement rebattus depuis le conflit armé en Ukraine, mais les tensions entre souveraineté nationale et Union européenne demeurent. Contribue à cette tension la multiplication des prises de position de Cours constitutionnelles ou suprêmes hostiles à la jurisprudence de la CJUE, que ce soit la Cour constitutionnelle allemande171(*), danoise172(*), tchèque173(*), italienne174(*), ou plus récemment le Conseil d'État français175(*). Le Conseil constitutionnel français a quant à lui ouvert plus largement les possibilités de contestations176(*). La récente décision Tribunal constitutionnel polonais affirmant la prévalence de la Constitution sur les traités européens177(*) doit être analysée sous un autre prisme, dans la mesure où il s'agit d'une juridiction dont on peut désormais douter de la qualité de juge de ses membres en raison des dernières réformes178(*) et où cette décision tend au fond à remettre en cause l'État de droit protégé par l'article 2 du Traité sur l'Union européenne179(*).
Pour essayer de dissiper ce paradoxe, je propose, conformément à ce qui nous a été demandé par les organisateurs du colloque, je remercie ici pour cette initiative, de partir du concept d'identité constitutionnelle et de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne. Il est en effet difficile de penser la primauté du droit européen sans envisager son application par les juges. On l'a vu au début de ce colloque, la grande affaire des députés, ce n'est pas la primauté, c'est la subsidiarité. En revanche, le principe de primauté, qui a été formalisé puis réitéré, quelques soit le sens que l'on lui donne, a vécu grâce principalement aux juges européens et nationaux. C'est donc un principe dit jurisprudentiel, que seule une déclaration annexée au traité évoque, en renvoyant elle-même à la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne180(*).
Autrement dit, à mon sens, un discours hostile ou perplexe vis-à-vis de la primauté s'adresse surtout aux juges : aux juges nationaux de s'affranchir du droit européen dans certaines circonstances, et donc des arrêts de la CJUE. Et c'est éventuellement aux juges de la Cour de justice de plier. À travers la critique de la primauté et la mise en avant de la protection de la souveraineté, c'est donc principalement l'autorité de la CJUE qui est virulemment mise en cause. De la même manière, l'identité constitutionnelle est un concept développé par les juges nationaux et la CJUE, qui pourrait être une passerelle entre primauté du droit de l'Union et suprématie de la Constitution, « en tant qu'elle est à la fois un concept du droit de l'Union et un concept du droit national, elle fait figure de norme de convergence entre ordres juridiques susceptible de fournir une réponse au conflit constitutionnel »181(*). Il faut rappeler ici brièvement que l'identité nationale, que l'on retrouve fréquemment dans le langage courant, est une formule utilisée pour exprimer une trop grande immixtion de l'Union dans les affaires internes de l'État. Bien que mobilisée dans les traités, la notion d'identité nationale ne sera pas utilisée dans le cadre de cette communication, en raison de l'importante charge émotionnelle qu'elle charrie, et de son instrumentalisation politique. On lui préfèrera le concept d'identité constitutionnelle, au contenu plus circonscrit juridiquement, et qui est mobilisé par les juges nationaux. L'identité constitutionnelle renvoie à une certaine idée que l'on se fait de l'essence d'une Constitution et de ce qui la distingue du tout ordre européen.
Dans le cadre d'une réflexion centrée sur le droit, il apparait que tant les critiques portées contre la primauté que l'opposition de la primauté à la « souveraineté juridique » évoquée par M. Barnier, alors candidat aux primaires de la droite182(*), apparaissent comme stériles car elles ne reflètent pas la complexité des débats doctrinaux sur ce principe. Elles ne prennent pas non plus en compte les évolutions jurisprudentielles de la Cour de justice de l'Union européenne sur l'identité constitutionnelle. Les positions qui alimentent actuellement le débat reposent sur une vision caricaturale du droit de l'Union européenne et de la jurisprudence de la Cour de justice. De même, pourquoi opposer à l'excès autorité de la CJUE et celle des cours suprêmes et constitutionnelles nationales ? Il nous faut rappeler que, malgré la difficulté à la définir et à la mettre en place, la voie du dialogue judiciaire se présente toujours comme un instrument au service du vivre ensemble européen (3). En effet, malgré son indéniable logique, la hiérarchie des normes ne permet plus de penser pleinement les rapports de systèmes (1), et la hiérarchie judiciaire les rapports entre les juges (2).
1. Les rapports de systèmes ne peuvent être pensés en termes de hiérarchie des normes
1.- Si l'on raisonne en terme de hiérarchie des normes, suivant une logique kelsenienne, on aboutit vite à une impasse : la primauté du droit de l'Union opposée à la suprématie de la Constitution. Et à ce jeu-là, on peut affirmer, en termes assez simplistes, que c'est la « Constitution qui gagne ». On ne peut qu'admettre que le principe cardinal est celui de la suprématie de la Constitution. En effet, l'accès de la norme européenne dans l'ordre interne est l'effet d'une construction de l'ordre interne au sommet duquel on trouve la Constitution183(*). L'application de la norme européenne et son autorité sont conditionnées par celle-ci. Pour autant, le juge national doit assurer le plein effet du droit européen, conformément non seulement au droit constitutionnel (article 88-1 de la Constitution française) mais également à différents principes du droit européen (primauté, effectivité, coopération loyale). La Cour de justice a malgré tout toujours affirmé de manière impérieuse que le principe de primauté constitue le fondement juridique de l'Union européenne et de son autonomie184(*). De plus, elle attribue à ce principe un caractère absolu : le principe qui joue même à l'encontre des normes constitutionnelles185(*). Pour sortir de l'impasse de l'opposition entre primauté et suprématie de l'une ou l'autre norme, il faut certainement accepter de sortir du paradigme de la hiérarchie186(*) pour basculer dans celui de l'articulation entre les normes187(*).
2.- Si l'on se concentre sur le rôle des juges, on peut admettre que le principe de primauté est toujours resté tributaire de la bonne volonté des juges nationaux. Pendant longtemps, le principe de primauté du droit de l'Union donnait une force de frappe importante aux juges nationaux, juges de la conventionnalité, qui en s'appuyant la jurisprudence de la CJUE, ont pu élargir leur office. Par exemple, dans l'affaire Simmenthal, les juges anglais ont pu écarter une loi inconventionnelle alors même que cela ne relevait pas de leurs prérogatives en droit interne188(*). Malgré la prise de conscience assez tardive de ce nouveau pouvoir par les juges français189(*), la période récente et actuelle se démarque par le vent de rébellion qui semble souffler dans les rangs des juges suprêmes et constitutionnels. L'augmentation progressive des compétences de l'Union et corrélativement du champ de compétence de la CJUE ainsi que la complexification des bases juridiques, ajouté au caractère toujours plus sensible des questions portées devant la CJUE expliquent aussi sûrement les réticences des juges nationaux.
Pourtant, la CJUE, malgré l'importance accordée au principe de de primauté, a pris en compte depuis longtemps les exigences constitutionnelles nationales et accepté le respect des identités constitutionnelles des États dans sa jurisprudence sur les « contre-limites ». Sa jurisprudence sur les droits fondamentaux, développée depuis les années 1970190(*), permettait de prendre en compte les résistances constitutionnelles de certains États. Par la suite, la protection de l'identité constitutionnelle a été consacrée par les traités avec l'entrée en vigueur du traité de Maastricht191(*). La CJUE respecte l'identité constitutionnelle invoquée (explicitement ou non) par les juges nationaux dans le cadre des renvois préjudiciels. Ainsi, dans l'arrêt Omega, le respect de la dignité humaine, protégé par la Loi fondamentale allemande, est admise comme susceptible de faire obstacle à la libre circulation protégé dans le cadre du marché intérieur192(*). On retrouve le même ordre de raisonnement concernant l'intégrité territoriale193(*), ou le respect de principes révolutionnaires concernant le nom194(*). Schématiquement, la CJUE procède ainsi : elle prend en compte les identités constitutionnelles (qualifiées comme telles ou non), respecte la définition et la qualification qui en est donnée par le juge national. Elle ne remet pas en cause la qualification du juge national. Mais elle le réceptionne au niveau européen, l'intègre dans son raisonnement et applique le cas échéant le principe de proportionnalité.
Lu à la lumière du pluralisme et concilié avec le concept d'identité constitutionnelle, le principe de primauté n'est plus seulement là pour assoir l'unité d'un espace économique mais il doit intégrer les revendications disparates des juges nationaux et, parfois, de leurs gouvernements. Il se fait aussi le reflet des aspirations nationales et européennes du moment. On peut se demander si cette période de relative quiétude est terminée, et que l'on doit remettre en cause le bien-fondé des théories pluralistes. Est emblématique à cet égard l'arrêt dit Taricco II195(*). Dans un premier arrêt Taricco, la CJUE avait jugé que les juges italiens devaient écarter, dans le cadre des procédures pénales en cours, les règles posées par le code pénal. Cette solution souleva, en Italie, une levée de boucliers. Était dénoncée une décision qui portait atteinte sans ménagement au noyau dur de l'identité constitutionnelle italienne. La CJUE a ensuite été saisie par la Cour constitutionnelle italienne sur le point de savoir si les juges nationaux devaient se conformer à l'obligation énoncée l'arrêt Taricco. Le juge européen alors rétropédalé, cédant probablement à la menace de contre-limite et au nom de la protection de l'identité constitutionnelle. Comme tout arrêt, l'arrêt Taricco II peut faire l'objet de diverses lectures. Plus spécifiquement à la question du pluralisme, l'arrêt Taricco II peut être interprété de deux manières diamétralement opposées196(*). Ce renoncement de la Cour de justice vient-il fragiliser le pluralisme ou vient le renforcer ? On peut soit considérer qu'il le fragilise car il s'agit d'un passage en force de la Cour constitutionnelle italienne. Mais la Cour constitutionnelle joue aussi le jeu du dialogue des juges, en actionnant le renvoi préjudiciel, mécanisme de coopération juridictionnelle et instrument juridictionnel du pluralisme. Le système judiciaire européen ne repose en effet pas sur la hiérarchie judiciaire et le principe de primauté et doit aussi sa pérennité à la souplesse du système juridictionnel européen.
2. Le système judiciaire européen ne repose pas sur la hiérarchie
Le renvoi préjudiciel en interprétation, qui existe depuis 1957197(*), fonctionne comme un instrument de dialogue et non d'autorité. Il apparait comme l'instrument juridictionnel du pluralisme juridique. L'autorité de la CJUE vis-à-vis des juges nationaux repose principalement sur cet instrument. Malgré des invitations en ce sens198(*), il est difficile de qualifier la CJUE de Cour suprême de l'Union européenne dans la mesure où il n'est pas possible de faire appel des décisions des juges suprêmes nationaux devant la CJUE. La CJUE « n'occup[e] ni le sommet, ni le centre d'une organisation juridictionnelle diversifiée »199(*). Elle doit sans cesse coopérer avec les juges nationaux. Pèsent tout de même sur les juges nationaux l'obligation de saisine préjudicielle pour les juridictions suprêmes200(*) et l'obligation de respecter l'autorité de la chose jugée et interprétée. L'existence de ces deux obligations juridiques montre déjà la limite de la logique du dialogue. De plus, en pratique, on peut se demander comment la logique de coopération peut être préservée lorsque les juridictions nationales montrent des signes d'hostilité.
Ces manifestations d'hostilité peuvent prendre la forme d'une question préjudicielle, comme ce fut le cas dans l'affaire Gauweiler201(*). La puissance de cette Cour et l'importance du sujet (le refus de la décision de la BCE d'imposer aux autorités bancaires nationales un programme de rachat de titres grecs afin de faire face à la dégradation par les marchés) n'ont pas empêché la CJUE de rester ferme et de maintenir sa jurisprudence. La Cour constitutionnelle allemande s'est ralliée sur le fond. Dans le cadre de l'affaire « Quadrature du Net », le Conseil d'État a posé une question préjudicielle202(*) tout en indiquant ses éléments de réponse. La CJUE a maintenu sa position ferme tout en apportant des concessions203(*).
Les juridictions peuvent également choisir de sortir totalement de la logique du dialogue en n'actionnant pas le renvoi préjudiciel. De nouveau, on peut observer deux types d'attitude. Tout d'abord, les juridictions peuvent choisir d'entrer en « résistance silencieuse ». Comme elles le font depuis l'origine des traités, les juridictions suprêmes, régulièrement et en silence, laissent inappliqué le droit de l'UE sans poser de questions préjudicielles. En effet, les questions préjudicielles posées ne sont que la partie immergée de l'iceberg des relations entre les juridictions nationales et la CJUE204(*). Les juges nationaux, juges de droit commun de l'Union européenne, applique ou applique mal, volontairement ou non, le droit de l'Union sans nécessairement en référer à la CJUE. Et cette activité juridictionnelle des juges nationaux, y compris des juges suprêmes, quotidienne et variée, échappe assez largement aux observateurs de la jurisprudence européenne et à la vigilance de la Commission.
À cette résistance silencieuse, classique, s'ajoute désormais un nouveau type de résistance, plus « bruyante » dans le sens où les juges manifestent ouvertement une divergence vis-à-vis de la CJUE dans leur interprétation du droit de l'Union. Ils peuvent le faire à la suite d'un arrêt prononcé sur renvoi préjudiciel. C'est parfois le cas depuis le début des années 2010. Plusieurs juridictions suprêmes ou constitutionnelles ont en effet manifesté des signes d'opposition. En 2012, la Cour constitutionnelle tchèque fut la première à entrer en résistance ouverte en refusant d'appliquer un arrêt de la CJUE concernant le calcul des pensions de retraite des travailleurs de l'ancienne Tchéquoslovaquie et sur la notion de situation transnationale dans ce contexte. Toutefois, l'objet du désaccord avait une portée relativement restreinte et cette décision de la Cour constitutionnelle semblait surtout marquée par une opposition avec la Cour administrative suprême tchèque. Également, à la suite d'un renvoi préjudiciel concernant la compatibilité du principe de non-discrimination avec une loi danoise limitant le droit à une indemnité de licenciement au-delà d'un certain âge, la Cour suprême danoise a refusé d'appliquer l'arrêt de la CJUE205(*). Il s'agit donc d'un conflit ouvert, qui n'a pas été résolu. De la même manière, dans l'affaire « Quadrature du Net », le Conseil d'État a clairement manifesté son opposition à la réponse de la CJUE et considéré que celle-ci ne s'appliquerait pas à l'espèce. En effet, avec l'arrêt French Data Network, il apparait que le Conseil d'État sort de la logique du dialogue préjudicielle. En mobilisant un nouveau raisonnement basé sur une nouvelle réserve d'inconstitutionnalité et une interprétation stricte du principe de constitutionnalité, le Conseil d'État choisit de ne pas appliquer la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne à la suite d'un renvoi préjudiciel. On se trouve donc dans un cas similaire à la situation danoise.
La résistance « bruyante » peut également s'exprimer en dehors de tout renvoi préjudiciel, comme ce fut le cas récemment, la Cour constitutionnelle allemande, par application de la doctrine de l'ultra vires, ayant décidé de de manière unilatérale et ouvertement hostile au droit de l'UE tel qu'appliqué par la CJUE206(*). Elle a en effet remis en cause, en des termes très sévères, la constitutionnalité de la politique de rachats de titres de dettes publiques menées par la BCE. C'est dans le contexte qu'a été prononcée la décision « Société Air France » par le Conseil constitutionnel207(*), qui identifie un principe inhérent à l'identité constitutionnel, comme contre-limite potentielle à l'application du droit dérivé en matière migratoire.
Malgré ce durcissement des positions des juridictions suprêmes et constitutionnelles nationales, il est toujours possible de considérer que l'existence de l'Union tient au respect du pluralisme. Et ce pluralisme passe par le dialogue, le dialogue juridictionnel. C'est donc dans le cadre du système juridictionnel européen que l'on peut tester la solidité du principe de primauté et chercher à lui donner une substance.
3. Le dialogue des juges, encore et toujours
Le « dialogue des juges » peut apparaitre comme une expression galvaudée et souvent marquée du sceau du non-droit. Le dialogue, de même que pluralisme, renvoie moins au droit qu'à la sociologie. Le dialogue signifie en effet une attitude d'ouverture des juges entre eux et n'implique pas de systématisation du droit. Pourtant, il semble difficile d'appréhender les rapports de système en dehors de cette notion, pour deux raisons. D'une part, le dialogue relève des caractéristiques de l'Union : l'Union européenne est plurielle, elle n'est pas tournée uniquement vers l'unification et le commun. D'autre part, cette notion s'inscrit dans le droit du contentieux européen puisqu'il est encadré par des règles contentieuses. Tel qu'il est conçu, le contentieux de l'Union européenne permet justement aux acteurs du dialogue des juges européens, les juges nationaux et la CJUE, de limiter la survenance d'oppositions frontales et irréconciliables. Les juges nationaux qui évoquent l'identité constitutionnelle pour échapper à certaines obligations européennes doivent argumenter pour qualifier une règle comme relevant de cette notion. L'identité constitutionnelle ne correspond pas à l'ensemble du droit constitutionnel. D'ailleurs, le Conseil constitutionnel est critiqué pour sa vision de l'identité constitutionnelle et la nouvelle réserve d'inconstitutionnalité posée par le Conseil d'État fait également l'objet de nombreuses remises en cause. Il devra rendre des comptes sur son interprétation des exigences constitutionnelles qui viennent faire obstacle à l'application de l'arrêt de la Cour. Si ces exceptions parviennent un jour devant le prétoire de la CJUE par le truchement d'un renvoi préjudiciel, la Cour de justice pourra vérifier si elles sont de nature à violer le droit de l'Union.
De la même manière, en cas de violation manifeste au droit de l'Union européenne, la CJUE a pu assoir une certaine autorité sur les Cours suprêmes à travers deux mécanismes forgés par sa propre jurisprudence. Il s'agit d'une part de la possibilité d'engager la responsabilité d'un État au motif d'une violation manifeste du droit de l'Union par une juridiction suprême nationale et d'autre part du « manquement judiciaire », qui permet à la Commission de demander à la Cour de constater un manquement d'un État à ses obligations européennes du fait d'une violation manifeste du droit de l'Union par une juridiction suprême208(*). Cette verticalisation des rapports entre la CJUE et les juges nationaux209(*) reste exceptionnel et ne cible que les violations manifestes du droit de l'Union et de l'obligation de renvoi préjudiciel.
Si le dialogue des juges, formalisé par le renvoi préjudiciel, se présente comme une sorte d'horizon indépassable des relations entre l'Union européenne et ses États membres, il faut alors s'interroger sérieusement sur une éventuelle « judiciarisation de la vie publique »210(*) et plus spécifiquement sur l'organisation du procès et sur le mode de nomination des juges. Le procès se présente-t-il comme l'enceinte appropriée pour opérer les grands équilibres entre les règles fondamentales de l'Union européenne et les principes cardinaux des constitutions nationales ? Les juges (suprêmes nationaux et la CJUE) sont-ils outillés et disposent-ils de la légitimité pour le faire ? Les questions posées devant un juge sont nécessairement contingentes et le processus de nomination des juges européens ne prend pas réellement en compte la vision qu'ont les candidats de l'Europe et du rapport avec les États211(*). Malgré ses défauts intrinsèques, qui relèvent aussi de la peur du gouvernement des juges, le procès se présente aussi comme un espace d'échanges de ces points de vue, qui sont alors mis en forme et contraints par la forme du droit. Le droit processuel apparait bien comme le droit de la mise en forme du politique, ou, pour le dire avec les mots d'Alain Supiot, «l'art du procès est l'art d'agir rationnellement face à l'incertitude »212(*).
Devant la CJUE, sont admis à intervenir systématiquement dans les différentes procédures, et notamment le renvoi préjudiciel, les institutions européennes, mais également l'ensemble des États de l'Union européenne et de l'AELE213(*). La représentation de l'intérêt public se fait par l'État (intérêt général national) ou par la Commission (intérêt général européen), dotés d'une légitimité démocratique. Elle passe également par les collectivités territoriales, dont le droit d'intervention est facilement admis214(*) et le locus standi légèrement plus ouvert que celui des requérants ordinaires, en cas de remise en cause de leur autonomie215(*). Les États ont tendance à intervenir de plus en plus en matière préjudicielle. Ils peuvent d'ailleurs porter la voie de certaines organisations216(*). Et l'intervention systématique de la Commission permet d'apporter des éléments de contexte utiles au juge européen. Le procès européen est donc organisé afin d'accueillir plusieurs points de vue institutionnels. L'existence de la fonction de l'avocat général participe également de cette vision pluraliste du procès.
Pour être à la hauteur des enjeux actuels, pourquoi ne pas réfléchir à la mise en place d'une procédure d'amicus curiae, à l'instar de ce qui se pratique devant la Cour européenne des droits de l'homme ? Par ailleurs, la CJUE doit encore progresser sur la voie de la transparence, dans la continuité des efforts déjà fournis récemment (mise en place d'un comité de sélection des juges et avocats généraux, ouverture de ses archives, diffusion en ligne de certaines audiences) en mettant à disposition des traductions des pièces de procédure, en facilitant l'accès des archives et en rendant plus visible le processus de nomination des juges. Les termes de la réflexion sont les mêmes pour les juges suprêmes nationaux. Le discours sur la protection de la Constitution ou de l'identité constitutionnelle doit rester un discours juridique, prononcé par des juges indépendants, fondé en droit, qui ne relaient pas juridictionnellement la voix de leur gouvernement. Hors prétoire, le droit de l'Union européenne, ne peut, moins que jamais, être pensé en dehors de la simple logique d'effectivité et d'unité sans pour autant trahir son identité.
* 166 D. Ritleng, « De l'utilité du principe de primauté du droit de l'Union », RTDE, 2009, p. 677 ; « Le principe de primauté de l'Union : quelle réalité ? », RTDE 2015, p. 630.
* 167 E. Dubout, « La primauté du droit de l'Union et le passage au pluralisme constitutionnel - Réflexions autour de l'arrêt M.A.S. et M.B. », RTDE 2018, p. 563.
* 168 CJCE, 15 juill. 1964, Costa, aff. 6/64, Rec. 1160.
* 169 CJUE, CJ, 15 juill. 2021, B.K. c/ Slovénie, aff. C-742/19.
* 170 Voir dans la presse française : Edouard Philippe : « La décision des juges européens sur le temps de travail de nos soldats touche au coeur de la souveraineté et de la sécurité de la France » (lemonde.fr) ; Temps de travail: « Le droit européen contre la singularité militaire ». La tribune de Jean-Michel Jacques - l'Opinion ; Pour une synthèse, voir : Temps de travail des militaires : levée de boucliers après l'arrêt de la Cour de Justice de l'UE (lefigaro.fr).
* 171 BVerfG 6 juil. 2010, Honeywell, 2 BvR 2661/06 ; BVerfG 5 mai 2020, PSPP, 2 BvR 859/153.
* 172 Cour suprême du Danemark, Jugement 15/2014 Aff. n°15/2014, Dansk Industri (DI) acting for Ajos A/S vs. The estate left by A. Une traduction non-officielle en anglais est disponible sur le site de la Cour : http://www.supremecourt.dk/supremecourt/nyheder/pressemeddelelser/Documents/Judgment%2015-2014.pdf
* 173 Cour constit. tchèque, 31 janv. 2012, Régime de pensions slovaque, Pl. ÚS 5/12 ; CJUE, 22 juin 2011, n° C-399/09, Maria Landtová c/ Ceská správa sociálního zabezpecení.
* 174 CJUE, CJ, 8 septembre 2015, Taricco e.a., C-105/14 ; CJUE, 5 déc. 2017, M.A.S. et M.B., aff. C-42/17.
* 175 CE, ass., 21 avr. 2021, French Data Network et a.
* 176 CC, QPC, 15 oct. 2021, Société Air France et a.
* 177 Tribunal constitutionnel polonais, 7 oct. 2021, décis. K 3/21 ( Trybuna Konstytucyjny: Ocena zgodnooeci z Konstytucj¹ RP wybranych przepisów Traktatu o Unii Europejskiej (trybunal.gov.pl)).
* 178 Rapport 2021 sur l'e'tat de droit, La situation de l'état de droit dans l'Union europe'enne, COM(2021) 700 ; 2021 Rule of Law Report, Country Chapter on the rule of law situation in Poland ; Voir la déclaration des juges mis à la retraites d'office qui conteste cette décision : “It is not true that the judgment of the Constitutional Tribunal of 7 October 2021 was issued in order to guarantee primacy of the Constitution over EU law, as such a position of the Constitution has been sufficiently established in the Tribunal's judgments to date" ( Statement of retired judges of the Constitutional Tribunal of 10 October 2021 - Rule of Law).
* 179 Voir intervention de Jakab Andreas dans ce colloque.
* 180 Déclaration n° 17 relative à la primauté, annexée à l'acte final de la Conférence intergouvernementale qui a adopté le traité de Lisbonne.
* 181 F.X. Millet, L'Union européenne et l'identité constitutionnelle des Etats membres, LGDJ, 2013.
* 182 Stupéfaction à Paris et Bruxelles après les critiques de Barnier contre la justice européenne - Le Parisien.
* 183 CE, ass., 30 oct. 1998, Sarran et Levacher, n° 200286.
* 184 CJUE, avis 2/13, 18 déc. 2014.
* 185 CJCE, 11 juill. 2000, Kreil, aff. C-285/98, Rec. I-69.
* 186 V. égal. M.Blanquet, Droit général de l'Union européenne, Sirey, 11ème édition, p. 479. L'auteur propose de penser la primauté non pas comme une relation de droit supérieur à droit inférieur, mais de droit commun à droit particulier.
* 187 M.Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit - Le pluralisme ordonné, Seuil, 2006 ; M. van de Kerchove et F. Ost, Le système juridique entre ordre et désordre, PUF, 1988.
* 188 CJCE, 8 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77.
* 189 CE, 20 oct. 1989, Nicolo ; Cass., 24 mai 1975, Jacques Vabre.
* 190 CJCE, 17 déc. 1970, Internationale Handelsgessellschaft mbH, aff. C-11/70.
* 191 Article 4 TUE.
* 192 CJCE, 14 oct. 2004, Omega, aff. C-36/02.
* 193 CJCE, 11 sept. 2008, UGT-Rioja, aff. C-428/06 à C-434/06.
* 194 CJUE, CJ, 22 déc. 2010, Sayn-Wittengestein, C-208/09.
* 195 CJUE, CJ, 8 septembre 2015, Taricco e.a., C-105/14 ; CJUE, 5 déc. 2017, M.A.S. et M.B., aff. C-42/17.
* 196 V. E.Dubout, op.cit.
* 197 Article 267 TFUE.
* 198 V. SKOURIS, « Interview du 20 nov. 2011 », RDP, 2011, p.11 ; « La Cour de justice de l'Union européenne : Cour suprême ou Cour constitutionnelle - interview de K.Lenaerts », blogdroiteuropeen.com, 25 mars 2016.
* 199 J.BOULOUIS, « A propos de la fonction normative de la jurisprudence », Mélanges en l'honneur de M.Waline, LGDJ, 1974, p. 150.
* 200 Article 267 TFUE.
* 201 CJUE, CJ, 16 juin 2015, P.Gauweiller, aff. C-62/14.
* 202 CE, La Quatrature du Net, 26 juillet 2018.
* 203 CJUE, CJ, 6 oct. 2020, La Quadrature du Net, aff. Jte C-511/18, C-512/18 et C-520/18.
* 204 J. BAQUERO CRUZ, « La procédure préjudicielle suffit-elle à garantir l'efficacité et l'uniformité du droit de l'Union européenne ? », in L. AZOULAI et L. BURGORGUE-LARSEN (dir.), L'autorité de l'Union européenne, Bruylant, 2006, p. 241.
* 205 Cour suprême du Danemark, Jugement 15/2014 Aff. n°15/2014, Dansk Industri (DI) acting for Ajos A/S vs. The estate left by A.
* 206 BVerfG 5 mai 2020, PSPP, 2 BvR 859/153
* 207 Conseil constitutionnel, 15 octobre 2021, Société Air France.
* 208 CJCE, 30 sept. 2003, G.Köbler, C-224/01 ; CJUE, 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a., aff. C-160/14 ; CJCE, 9 déc. 2003, Commission / Italie, C-129/00 ; CJUE, 4 oct. 2018, Commission c/ France, C-416/17.
* 209 A. Iliopoulou-Penot, « La sanction des juges suprêmes nationaux pour défaut de renvoi préjudiciel, Réflexions autour de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne, 4 octobre 2018, Commission c/ France, aff. C-416/17 », RFDA, 2019, p. 139.
* 210 Table ronde consacrée au droit européen (senat.fr).
* 211 L.Clément-Wilz, La Cour de justice de l'Union européenne, LGDJ, 2020.
* 212 A. SUPIOT, Il n'est pas de paix durable sans justice sociale, Conférence, Académie royale de Belgique, 28 janv. 2020
* 213 Article 23 du Statut de la CJUE.
* 214 Article 40 alinéa 2 du Statut de la CJUE.
* 215 CJCE, 11 sept. 2008, UGT-Rioja, aff. C-428/06 à C-434/06.
* 216 Comme dans affaire Nisin Additive, 52/80 : Allemagne défend les organisations en matière d'agriculture de nourriture ...) ; parle au nom de la défense des consommateurs.