II. PARMI LES DIFFÉRENTES OPTIONS ENVISAGEABLES, LE MODÈLE CONCESSIF PRÉSENTE PLUSIEURS AVANTAGES

A. LA GESTION PUBLIQUE EN RÉGIE : UNE SOLUTION INADAPTÉE

1. La gestion publique en régie élimine le sujet de la potentielle captation d'une rente par des sociétés privées mais fais peser parallèlement davantage de risques financiers sur l'État

Une première hypothèse serait que l'État reprenne en propre, c'est-à-dire « en régie »114(*), la gestion du patrimoine des concessions historiques après l'expiration des contrats. C'est ainsi par exemple qu'est géré le réseau routier national non concédé. Selon ce modèle, la conception, la construction, l'entretien, l'exploitation et la maintenance des infrastructures relèveraient de l'État, soit à travers une gestion en régie directe, soit, le cas échéant, en recourant à des tiers dans le cadre de marchés publics.

Le choix d'un modèle de gestion du réseau autoroutier revient essentiellement à arbitrer entre différentes configurations d'allocation des risques qui sont inhérents à cette gestion. Ces risques, « pour le meilleur ou pour le pire », peuvent être portés par les contribuables, à travers l'État, les usagers ou les délégataires publics ou privés.

Schématiquement, dans sa plus pure acception, le modèle de la gestion en régie fait peser l'ensemble des risques sur l'État à l'inverse de la concession qui quant-à-elle suppose de transférer une grande partie de ces risques au concessionnaire.

En ce sens, une des vertus de la gestion publique en régie est qu'elle évite la captation d'une éventuelle rente par le secteur privé dans les hypothèses où l'évolution de certains risques au cours de la période de gestion se révélerait in fine plus favorable au délégataire que ce qui avait été anticipé initialement. Comme précisé supra, c'est la situation qui s'est produite dans le cadre des concessions historiques après la privatisation de 2006, essentiellement en raison des gains de refinancement qui ont résulté de la faiblesse durable des taux d'intérêt.

Cependant, inversement, ce modèle, s'il est appliqué dans toute sa plénitude, expose très largement l'État et, par voie de conséquence, le contribuable, à des risques qu'il n'est absolument pas en mesure de maîtriser : conception, construction, entretien, trafic, etc.

Ce « revers de la médaille » de la gestion en régie est notamment souligné par l'ART : « la régie donne un contrôle complet à la puissance publique, tout en garantissant l'absence de capture de rente par le secteur privé. Néanmoins, cela signifie qu'elle doit assumer les conséquences des éventuelles dérives de coûts ou de recettes inférieures aux prévisions »115(*).

2. L'option de la régie publique réduit les incitations à la performance et présente des difficultés pour l'État tant en termes d'effectifs que de compétences

Une gestion en régie pure des autoroutes nécessiterait que l'État reprenne l'ensemble des effectifs actuels des sociétés concessionnaires, soit une augmentation nette immédiate et structurelle des emplois et des dépenses publiques. Il est vrai cependant que certains accommodements du modèle pourraient permettre de limiter l'ampleur de ce transfert d'effectifs.

En effet, il convient de nuancer certaines idées reçues à propos de la gestion en régie. Dans les représentations, celle-ci est souvent associée d'une part à l'absence d'intervention d'acteurs privés dans l'exploitation du réseau et d'autre part à la suppression des péages. Pourtant, ces deux associations ne sont pas automatiques. En effet, le modèle de la régie peut s'accommoder d'une certaine dose de participation d'acteurs privés à la gestion du réseau autoroutier et le cas échéant prévoir un système de tarification de type péages.

Ainsi, si dans l'hypothèse d'une reprise du réseau concédé en régie les effectifs de l'État en charge du réseau autoroutier devraient nécessairement être sensiblement renforcés, notamment à des fins de pilotage, l'ART souligne « qu'une large partie des activités de construction, d'entretien et d'exploitation peuvent être confiées à des tiers dans le cadre de contrats de type marchés publics »116(*). L'exemple britannique illustre notamment cette possibilité.

Le modèle de la régie britannique

Dans le modèle de régie britannique, National Highways est une structure qui dispose d'une large autonomie d'organisation et de gestion par rapport à l'État (department for transport) et qui, pour certains secteurs du strategic road network, a fait le choix de recourir à des contrats de type « marchés publics de service » dans le cadre desquels elle externalise l'exploitation et la maintenance.

Source : l'économie des concessions autoroutières, 2ème édition, ART, janvier 2023

L'autorité a indiqué au rapporteur qu'à leur échelle c'est aussi le mode de gestion qui a été retenu par les sociétés concessionnaires d'autoroutes les plus récentes « qui s'appuient sur des équipes resserrées et font appel à des prestataires extérieurs non seulement pour les travaux d'envergure, mais aussi pour les activités récurrentes d'entretien et d'exploitation »117(*). Dans le cadre de telles délégations, même en cas de gestion en régie, il n'est ainsi pas exclu qu'une partie des risques en matière de construction, d'entretien voire même d'exploitation restent, comme aujourd'hui, externalisée au secteur privé. Aussi, les distinctions schématiques du modèle d'allocation des risques entre gestion en régie et concession, si elles demeurent néanmoins très nettes, méritent-t-elles d'être légèrement nuancées.

Cependant, quelle que soit l'ampleur des externalisations l'État devrait nécessairement recruter de nouveaux agents et acquérir de nouvelles compétences pour reprendre en main la gestion du réseau autoroutier concédé. En effet, depuis des dizaines d'années, les services de l'État se sont spécialisés dans la mission principale qu'ils exercent au titre du suivi des concessions, celle du contrôle et de l'expertise technique des travaux réalisés par les sociétés d'autoroutes et de l'état du patrimoine.

En 2020, la commission d'enquête du Sénat pointait, dans l'hypothèse d'une reprise de la gestion des autoroutes en régie « l'expertise technique et financière inadaptée des services de l'État ». Elle soulignait que « les ressources disponibles pour intervenir directement seraient manifestement insuffisantes pour remplir cette mission, comme en témoignent les difficultés à assurer un état satisfaisant du réseau non concédé ».

Alors que la qualité et la compétence avec lesquelles les sociétés concessionnaires gèrent le réseau autoroutier sont unanimement reconnues et saluées, il est douteux que l'État serait en mesure de les égaler, au moins à court et moyen terme, faute de l'expérience qui a pu être accumulée pendant des décennies par les concessionnaires. La commission d'enquête sénatoriale observait à ce titre « qu'il paraîtrait difficilement envisageable que l'État assure lui-même la passation des très nombreux marchés de travaux, fournitures et services auxquels donne lieu l'exploitation des autoroutes, y compris les installations de service présentes sur les aires d'autoroutes ». Cette même commission d'enquête en arrivait à la conclusion suivante : « au total, confier la gestion des autoroutes à l'État n'apparaît donc guère comme la solution la plus adéquate pour garantir le maintien du niveau actuel d'entretien, et donc de sécurité, de ces infrastructures ».

Au-delà même des capacités et des compétences nécessaires à la gestion en régie du patrimoine autoroutier se pose aussi la question du coût et de l'efficience de cette gestion. Sur ce plan, sans vouloir établir de raccourcis trop réducteurs, il n'est pas certain qu'une gestion publique du réseau autoroutier assure des incitations à la performance aussi importantes qu'un modèle de gestion déléguée tel que la concession par exemple. Cela vaut pour la performance économique comme pour la qualité de service rendu aux usagers. Cette crainte avait notamment été exprimée par la commission d'enquête sénatoriale : « une entreprise, qu'elle soit publique ou privée, obéit systématiquement à une logique de maximisation de ses profits, mais, dans le cas d'une structure publique, des pertes éventuelles sont souvent considérées comme moins dommageables car susceptibles d'être compensées par l'État. Le gestionnaire public a donc une moindre incitation à mettre en oeuvre une gestion rigoureuse et à générer des gains de productivité qu'un gestionnaire privé. Un tel risque serait susceptible de se matérialiser si l'État devait assurer lui-même la gestion de ses autoroutes ».

Outre des incitations à la performance plus forte pendant la phase d'exploitation du réseau, les modalités de gestion déléguée, notamment la concession à condition que la durée des contrats soit raisonnable, permettent de faire jouer à plein le potentiel d'efficience lié à la concurrence. En effet, la mise en concurrence est tout à fait essentielle en matière de performance économique de la gestion des autoroutes au sens où elle incite les acteurs à révéler la réalité de leurs coûts. Or, et même si des formes d'externalisation par marchés publics peuvent introduire des formes de mise en concurrence dans le modèle, la gestion en régie bénéficie moins, voire pas du tout des gains d'efficacité associés à la concurrence.

3. Une légitimité des péages fragilisée et un financement de l'entretien des infrastructures menacé

Certes, rien n'empêcherait, en théorie, de maintenir des péages en cas de reprise des autoroutes en régie, des péages qui pourraient par exemple, selon certaines hypothèses, être versés à un établissement public national unique chargé de chapoter la gestion de l'ensemble du réseau. Cette perspective a été et est toujours préconisé par certains acteurs du secteur qui prônent la création d'un nouvel établissement public industriel et commercial (EPIC) sur le modèle de l'actuel Voies navigables de France (VNF) ou de l'ancien EPIC SNCF Réseau, qui pourrait être baptisé « Route de France ». Il aurait vocation, après le terme des contrats historiques, à gérer l'ensemble des infrastructures routières et autoroutières nationales, y compris l'actuel périmètre concédé. Une telle perspective a pu notamment, à cette époque pour le seul réseau non concédé, être envisagée dans le cadre des assises de la mobilité qui s'étaient tenues en 2017. Néanmoins, il n'apparaît pas certain que la création d'une nouvelle structure de ce type soit souhaitable aujourd'hui. En Allemagne par exemple, une tarification des poids lourds s'applique118(*) dans le cadre d'un modèle de gestion en régie centralisée par une entreprise publique119(*) qui opère pour le compte de l'État fédéral. Cependant, les péages seraient sans aucun doute soumis à de fortes pressions politiques pour les abaisser voire les supprimer. Indéniablement, une gestion du réseau autoroutier par l'État en régie fragiliserait fortement la légitimité du système de tarification actuel et menacerait sa pérennité. À des fins démagogiques, des personnalités ou partis politiques seraient sans aucun doute amenés à promettre la gratuité des autoroutes.

Ainsi, tout en reconnaissant que les péages ne sont pas incompatibles avec un mode de gestion différent de la concession, l'ART n'en souligne-t-elle pas moins que « la présence d'un concessionnaire peut faciliter le maintien du péage, lorsque des pressions peuvent s'exercer en faveur de sa diminution, si ce n'est de son retrait : lorsqu'il peut être démontré que le péage est la contrepartie contractuelle d'obligations octroyées à un concessionnaire, alors sa nécessité, comme moyen de recouvrer les coûts de l'infrastructure, semble moins contestable »120(*).

Le rapporteur observe que le modèle concessif est celui qui sécurise et justifie le mieux le principe d'un financement des infrastructures autoroutières par les usagers à travers un système de tarification par péages.

Par ailleurs, et bien entendu plus encore si les péages étaient abolis, en cas de gestion publique en régie, le financement de l'entretien et de la maintenance du réseau autoroutier national serait soumis au principe d'annualité budgétaire et à tous les aléas politiques qu'il suppose.

En effet, d'un point de vue budgétaire et en comptabilité nationale, en cas de reprise des autoroutes en régie, les dépenses relatives à la gestion des autoroutes, aujourd'hui non publiques car portées par des sociétés concessionnaires privées, seraient intégrées au budget de l'État et en toute hypothèses comptabilisées en dépenses publiques. Il en résulterait ainsi une augmentation nette des dépenses publiques nationales et, le cas échéant du déficit public si les péages n'étaient pas maintenus à leur niveau actuel.

Par ailleurs, la dette résultant de la gestion de ce patrimoine, aujourd'hui non publique puisque détenue par les sociétés d'autoroutes, serait « consolidée » et intégrée au ratio de dette publique national dit « Maastrichtien » qui fait l'objet d'un encadrement européen. Pour ces raisons, la gestion des infrastructures autoroutières ferait partie intégrante des arbitrages budgétaires et comptables annuels et pourrait, à ce titre, être utilisée comme variable d'ajustement dans la perspective de respecter les objectifs d'évolution des ratios de dépenses et de dette publiques.

Dans le contexte que l'on connaît aujourd'hui de très forte contrainte budgétaire, le rapporteur considère qu'une telle situation représenterait à terme une vraie menace pour l'entretien des infrastructures autoroutières. Aujourd'hui unanimement reconnus, l'état d'entretien et la qualité de services du réseau autoroutier aujourd'hui concédé risqueraient de se dégrader de manière accélérée à l'image de la situation actuelle très préoccupante du réseau routier (et autoroutier) national non concédé. L'état de dégradation des infrastructures routières nationales non concédées gérées en régie par l'État constituent un contre-exemple qu'il faut à tout prix éviter de reproduire sur le réseau autoroutier aujourd'hui en concessions.

En 2020, ce risque inhérent au modèle de la gestion en régie par l'État avait déjà bien été identifié par la commission d'enquête sénatoriale : « les contraintes qui pèsent sur les finances publiques sont aujourd'hui telles que l'on peut légitimement s'interroger sur la pérennité des financements affectés à l'entretien du réseau autoroutier si l'État en reprenait la gestion en direct. Le risque serait en effet que les autoroutes soient victimes d'arbitrages budgétaires défavorables, au risque d'entraîner une dégradation des infrastructures existantes, à l'instar de ce qu'ont connu au cours des dernières décennies tant le réseau ferré que le réseau autoroutier non concédé ».


* 114 On parle aussi de gestion « sous maîtrise d'ouvrage publique ».

* 115 Réponses de l'ART au questionnaire du rapporteur.

* 116 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.

* 117 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.

* 118 La redevance appelée « LKW Maut ».

* 119 Die Autobahn GmbH des Bundes.

* 120 Réponses écrites de l'ART au questionnaire du rapporteur.

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