B. FACE AUX BOULEVERSEMENTS MONDIAUX, LA LPM 2024-2030 FIXE UNE TRAJECTOIRE BUDGÉTAIRE EN HAUSSE ET CHERCHE À EN SÉCURISER L'EXÉCUTION
1. Dans un contexte géostratégique dégradé, la trajectoire de la LPM est en augmentation par rapport à la précédente programmation, avec certaines limites
a) Face à un nouveau contexte et aux engagements pris lors de la précédente programmation, la LPM prévoit des moyens budgétaires nettement supérieurs à la période antérieure
(1) Un nouveau contexte géostratégique
L'invasion de l'Ukraine lancée par la Russie le 24 février 2022 et la guerre qui se poursuit depuis lors ont constitué un tournant stratégique majeur pour la sécurité en Europe. Elles ont marqué le retour de l'affrontement entre États souverains et de la guerre de haute intensité en Europe, avec un emploi désinhibé de la force. Elles se caractérisent également par un changement d'échelle de la conflictualité, qui se déploie sur tous les champs, aussi bien sur les trois champs historiques (terre, mer, airs) que dans les nouveaux lieux de conflictualité (cyber, information, espace, fonds marins, etc.), et avec un volume des unités de combat engagées sans commune mesure avec les combats des dernières décennies.
Ces évolutions, antérieures à celles qui ont suivi l'élection du nouveau Président américain en novembre 202423(*), s'inscrivaient déjà dans le prolongement des tendances géopolitiques identifiées depuis plusieurs années par les principaux documents stratégiques publiés par les armées françaises24(*).
(2) Une LPM 2024-2030 au budget en nette hausse
Le bouleversement géostratégique induit par la guerre en Ukraine avait amené le Parlement, à l'initiative du Président de la République, à décider d'interrompre la loi de programmation militaire (LPM) prévue pour la période 2019-2025, au profit d'une nouvelle LPM couvrant la période 2024-2030, entrée en vigueur le 1er août 202325(*).
La présente LPM prend la suite sur la forme de celles adoptées depuis les années 1960. La justification de l'existence des LPM tient dans le fait que le budget de la défense porte la grande majorité de l'ensemble de l'investissement public, dont la nature implique une programmation pluriannuelle assez aboutie. Néanmoins, peu de LPM avaient réellement été respectées au cours des dernières décennies.
Alors que la LPM 2019-202526(*) entamait un effort de « réparation » via des commandes pour les armées, la LPM 2024-2030 vise à la fois à faire face aux engagements financiers pris antérieurement et à procéder à de nouvelles commandes.
Elle prévoit, au profit des armées et des services de renseignement, une enveloppe de 400 milliards d'euros en CP pour la période, hors contribution au compte d'affectation spéciale « Pensions » (CAS « Pensions »), en augmentation de 105 milliards d'euros par rapport à la précédente programmation (+ 35,6 %).
Trajectoire budgétaire de la LPM 2024-2030
(en milliards d'euros courants)
|
2024 |
2025 |
2026 |
2027 |
2028 |
2029 |
2030 |
Total |
LPM |
47,2 |
50,5 |
53,7 |
56,9 |
60,4 |
63,9 |
67,4 |
400,00 |
Variation par rapport à l'année N - 1 |
+ 3,3 |
+ 3,3 |
+ 3,2 |
+ 3,2 |
+ 3,5 |
+ 3,5 |
+ 3,5 |
Note : Le périmètre de la LPM 2024-2030 porte sur les CP de la mission « Défense » à périmètre constant, hors contribution au CAS « Pensions ».
Source : commission des finances du Sénat
Les CP de la mission, à périmètre constant, hors CAS « Pensions », doivent être portés à 67,4 milliards d'euros en 2030. La trajectoire programmée prévoit ainsi un taux de croissance annuel moyen de 6,1 % des crédits de la mission, dans la lignée de la programmation précédente. En 2030, les CP annuels de la mission seraient supérieurs de 23,4 milliards d'euros par rapport à la dernière année précédant la programmation, à savoir 2023 (44 milliards d'euros).
Trajectoire en crédits de paiement prévue par la LPM 2024-2030
(en milliards d'euros courants et en pourcentage)
Source : commission des finances du Sénat, d'après la LPM 2024-2030.
(3) Une LPM 2024-2030 incluant 13,3 milliards d'euros de ressources complémentaires
La différence entre le besoin financier programmé (413,3 milliards d'euros selon l'article 4 de la LPM) résultant des besoins physiques prévus par la LPM, et l'enveloppe de crédits de paiement prévue (400 milliards d'euros) implique pour le ministère des armées la perception de ressources complémentaires à hauteur de 13,3 milliards d'euros.
Selon le ministère27(*), ce différentiel serait financé par trois leviers :
- des ressources extrabudgétaires (5,9 milliards d'euros) ;
- un financement interministériel du soutien à l'Ukraine (1,2 milliard d'euros) ;
- des ajustements de dépenses (6,2 milliards d'euros).
Décomposition des ressources
complémentaires prévues au profit des armées
par la LPM
2024-2030
(en milliards d'euros)
Source : commission des finances du Sénat, d'après les informations transmises par le ministère des armées lors de l'examen du projet de loi de programmation militaire 2024-2030
Au total, la LPM prévoit ainsi une enveloppe de 413,3 milliards d'euros sur la période, dont 400 milliards d'euros de crédits budgétaires.
b) Un cadre budgétaire qui n'est pas sans limite
(1) En dépit de son coût certain pour les finances publiques, l'ampleur de la hausse de la trajectoire budgétaire prévue par la LPM doit être nuancée
La trajectoire budgétaire prévue par la LPM implique un effort significatif pour le budget de l'État, compte tenu de l'état dégradé des finances publiques.
Néanmoins, l'ampleur de la hausse (de 105 milliards d'euros par rapport à la précédente programmation) doit être en partie nuancée, pour plusieurs raisons.
Premièrement, l'augmentation des crédits fait suite à des décennies de réduction de l'effort de défense. Si les crédits augmentent, ils restent, à valeur de monnaie constante, assez comparables à ceux constatés au milieu des années 1980, alors même que le coût des matériels et les charges des armées ont très fortement augmenté (voir supra).
Deuxièmement, alors que le contexte stratégique a été bouleversé notamment par l'invasion de l'Ukraine par la Russie, augmentant fortement le risque de sécurité pour l'Europe, la hausse des crédits demeure plutôt progressive. Les très récents changements de positionnement des Etats-Unis sur la défense de l'Europe renforcent en outre les risques précités28(*).
Troisièmement, la trajectoire budgétaire prévue par la LPM est à la fois formalisée sur longue période et formulée en euros courants, ce qui a tendance à amplifier en apparence la progression des crédits. Pour mesurer l'écart effectif, il convient en effet de prendre en compte l'impact de l'inflation, chiffré initialement à hauteur de 30 milliards d'euros sur la période 2024-2030 (et qui devrait finalement être un peu plus faible), sans que cette mesure n'intègre les conséquences sur les coûts des innovations technologiques (loi d'Augustine).
Dans la même logique, pour ce qui concerne le taux d'effort de défense mesuré en proportion du PIB, qui intègre les dépenses de pension29(*), la croissance de ce dernier en valeur (hausse réelle et inflation) tout au long de la période viendra réduire l'impact de la hausse des crédits annuels. Le taux d'effort pourrait s'établir, selon les calculs de la commission des finances, à un peu moins de 2,3 % à l'horizon 2030, soit un niveau comparable à celui observé à la fin des années 1990 et inférieur de moitié à celui constaté au milieu des années 1960. Ce niveau serait toutefois obtenu notamment sous l'effet « favorable » d'un niveau de croissance plus faible qu'initialement prévu lors de l'adoption de la LPM, ayant pour effet d'augmenter artificiellement le taux d'effort.
Estimation de la trajectoire de l'effort de défense en proportion du PIB
dans le cadre de l'exécution de la LPM, de 2024 à 2030
(en proportion du PIB, en prix courants)
Source : commission des finances du Sénat, d'après les données du Rapport d'avancement annuel 2025, de l'INSEE, et du SIPRI, la trajectoire budgétaire prévue par la LPM 2024-2030, et les réponses aux questionnaires du rapporteur spécial.
(2) Des ressources complémentaires dont une part pose question
(a) Des ressources extrabudgétaires d'un montant prévisionnel de 5,9 milliards dont la réalisation effective doit être surveillée
L'article 4 de la LPM prévoit expressément l'intégration au financement des besoins programmés de ressources extrabudgétaires, « comprenant notamment le retour aux armées de l'intégralité du produit des cessions immobilières du ministère des armées, les redevances domaniales et les loyers provenant des concessions ou des autorisations de toute nature consenties sur les biens immobiliers affectés au ministère ». Au plan budgétaire, ces recettes prennent la forme d'attributions de produit (ADP).
Lors des travaux préparatoires à l'examen du projet de LPM, le ministère des armées avait dûment documenté30(*) ces ressources extrabudgétaires, qui représentent un total de 5,9 milliards d'euros sur la période. Celles-ci devaient comprendre :
- les recettes perçues au titre de l'offre de soin du service de santé des armées (SSA), représentant un total de 3 milliards d'euros ;
- des prestations de service (notamment les essais de la direction générale de l'armement au profit des industriels), pour un total de 0,7 milliard d'euros ;
- des recettes patrimoniales (cessions immobilières, cessions de matériels et formations associées, dividendes...) et autres ressources extrabudgétaires (participations de l'Union européenne, coopération interalliée, legs...), pour un total de 2,2 milliards d'euros.
Trajectoire des ressources extrabudgétaires
exécutées (2019-2022)
et prévisionnelles
(2024-2030)
(en millions d'euros)
Source : réponses du ministère des armées au questionnaire du rapporteur spécial31(*) lors de l'examen du projet de loi de programmation militaire 2024-2030
À l'initiative du Sénat, il a été intégré dans l'article 4 de la LPM la chronique générale annuelle des prévisions des ressources extrabudgétaires fournie par le ministère.
Chronique annuelle des prévisions de
ressources extrabudgétaires
de la LPM 2024-2030
(en milliards d'euros courants)
2024 |
2025 |
2026 |
2027 |
2028 |
2029 |
2030 |
Total |
1,316 |
1,049 |
0,899 |
0,694 |
0,649 |
0,630 |
0,629 |
5,866 |
Source : commission des finances du Sénat, d'après la LPM 2024-2030.
Si les recettes concernées sont ainsi bien documentées, la question demeure de leur effective perception en exécution, comme l'illustre par exemple la sous-réalisation de dividendes en 202432(*).
(b) Des recettes annoncées au titre du financement interministériel du soutien à l'Ukraine et des ajustements de dépenses qui interrogent
En premier lieu, lors des travaux préparatoires à l'examen parlementaire de la LPM, le Gouvernement avait indiqué que les besoins programmés au titre du soutien à l'Ukraine, notamment pour les recomplètements de matériels et équipements cédés, donneraient également lieu à des ouvertures de crédits supplémentaires en cours de gestion pendant la période de programmation, à hauteur de 1,2 milliard d'euros.
Dans la mesure où ces besoins étaient d'ores et déjà connus et programmés, l'absence d'intégration de ces derniers à la programmation des crédits budgétaires ne manquait pas d'interroger.
En second lieu, le ministère indiquait que le complément du besoin programmé, soit 6,2 milliards d'euros, serait financé par des ajustements de dépenses anticipées intervenant en cours de programmation, liés aux reports de charges et aux marges frictionnelles anticipées (voir encadré ci-dessous).
Les notions de report de charges et les marges frictionnelles
La notion de marges frictionnelles désigne la prise en compte, au travers de l'observation statistique de l'exécution des crédits des programmations précédentes, des décalages, retards et reports de programmes. Ainsi que l'indiquait le ministre dans un courrier aux sénateurs de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées lors de l'examen du projet de LPM 2024-203033(*), « Lorsqu'il exécute sa programmation, le ministère constate systématiquement des retards ou des reports, qui minorent d'autant ses dépenses et sa consommation de crédits. Au moment de déterminer la ressource, il est donc logique de faire l'hypothèse qu'une part de la programmation ne se réalisera pas comme prévu. C'est là une pratique inhérente à toute forme de programmation ».
Le report de charges est une notion budgétaire qui regroupe les dépenses qui auraient dû être réglées en année N et qui constituent des dettes certaines. Ainsi que l'indiquait le ministre dans le même courrier aux sénateurs, « Le second ajustement de dépenses tient à la variation du report de charges, sur lequel le ministère se réserve la possibilité de jouer, dans une certaine limite, en fonction de la situation macro-économique ».
Source : commission des finances
Le rapporteur spécial considère que, dans la mesure où le texte fait apparaître un besoin physico-financier de 413,3 milliards d'euros, poser en début de programmation que son financement sera assuré en partie par des moindres dépenses au caractère par définition aléatoire ne constituait pas une méthode satisfaisante.
2. Une LPM qui vise à sécuriser le financement des armées en exécution
Alors qu'au-delà de la programmation prévue par les LPM successives, des difficultés de financement des armées sont souvent venues de ses modalités d'exécution, la LPM 2024-2030 intègre un certain nombre de dispositions dont l'objectif commun est de tenter de garantir des modalités de financement annuelles conformes à l'esprit de la programmation. Ces dispositions ont pour partie été ajoutées au cours de l'examen parlementaire du projet de LPM. Elles n'ont toutefois pas de valeur contraignante pour les lois de finances annuelles.
En premier lieu, l'article 4 de la LPM prévoit deux dispositions relatives à la trajectoire prévue des ressources, budgétaires et extra-budgétaires. D'une part, il précise que la trajectoire de crédits budgétaires s'entend comme un minimum. D'autre part, il dispose que dans l'hypothèse où les ressources extrabudgétaires constatées seraient inférieures au montant de la prévision, l'écart devrait être compensé par des crédits budgétaires dans la loi de finances initiale de l'année suivante.
En second lieu, la LPM comprend plusieurs dispositions visant à assurer que certains surcoûts constatés chaque année en exécution, et qui auraient vocation par leur nature à être assumés de manière interministérielle (notamment s'agissant des opérations militaires), ne viennent pas grever les crédits ouverts en loi de finances initiale pour la mission « Défense ». Sont notamment concernés les opérations extérieures (OPEX) et les missions intérieures (MISSINT), l'effort national de soutien à l'Ukraine, le remplacement de matériels prélevés pour l'export et le coût des énergies opérationnelles34(*).
* 23 Voir infra.
* 24 Dès 2017, la Revue nationale stratégique de défense et de sécurité nationale (RSDSN) faisait état d'un « durcissement des menaces » dont il résultait « un risque accru d'escalade et de montée aux extrêmes entre États, potentiellement jusqu'au franchissement du seuil nucléaire ». La Revue nationale stratégique (RNS) présentée par le Président de la République le 9 novembre 2022 s'inscrivait ainsi dans la continuité de la précédente. Tirant les premiers enseignements de la guerre en Ukraine, la RNS insistait sur la nécessité de se préparer à des conflits placés sous le triple signe du retour du fait nucléaire, de la haute intensité et de l'hybridité. Pour faire face à un éventuel « engagement majeur sous la voûte nucléaire de l'agresseur », elle soulignait explicitement « le besoin de masse et de densité de l'action interarmées ». Elle rappelait également l'importance de renforcer notre capacité à nous défendre et à agir dans les champs hybrides, notamment cyber.
* 25 Loi n° 2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.
* 26 Loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense.
* 27 D'après les informations transmises par le ministère des armées au moment de l'examen du projet de LPM, dont le rapporteur spécial était rapporteur pour avis pour la commission des finances.
* 28 Voir infra.
* 29 Voir supra. À la différence de la trajectoire budgétaire prévue en LPM.
* 30 Réponses au questionnaire des rapporteurs au fond et pour avis du Sénat.
* 31 Alors en qualité de rapporteur pour avis.
* 32 Voir infra.
* 33 En date du 2 juin 2023.
* 34 Voir infra.