CONCLUSION GÉNÉRALE
La nouvelle donne de l'ingénierie du développement économique territorial, qui résulte de l'adaptation aux changements des acteurs publics et privés de l'ingénierie, n'est pas parfaite : enchevêtrement de compétences, difficultés de coordination entre acteurs publics, repli de l'ingénierie de l'État local, complexité normative, morcellement et hétérogénéité des ingénieries publiques et privées, difficultés de recrutement et de fidélisation des développeurs économiques, ingénierie à deux vitesses entre le rural et l'urbain, doublons ou manque d'ingénierie, logique d'appels à projets qui peut générer de la concurrence entre les territoires, prestations « one shot », manque de vision à long terme, difficultés à trouver des financements, etc.
Pour autant, les auditions ont fait ressortir la capacité des collectivités territoriales à mobiliser efficacement les ingénieries publiques et privées sous réserve de créer les conditions de réussite endogènes et exogènes d'un développement économique durable et résilient aux chocs, permettant de créer des synergies et des symbioses entre les acteurs de l'écosystème, sans perdre de vue la finalité du développement : le bien-être et le bien vivre ensemble. Les bonnes pratiques répertoriées tout au long des travaux de la mission d'information pourront inspirer les collectivités territoriales.
Les recommandations formulées dans le rapport visent à conforter l'ingénierie publique territoriale du développement économique en lui donnant les moyens de faire (compétences, outils, moyens, financement, stratégies) ou de faire faire (en s'appuyant sur les autres ingénieries) tout en maîtrisant la gouvernance et le pilotage, au service du développement économique durable des territoires.
EXAMEN EN DÉLÉGATION
Lors de sa réunion du 27 mai 2025, la délégation aux collectivités territoriales a autorisé la publication du présent rapport.
M. Bernard Delcros, président. - La délégation a déjà mené plusieurs travaux sur la question de l'ingénierie, mais chaque fois sur des sujets bien circonscrits, à l'instar du rapport relatif à l'ingénierie des petites communes, conduit par Daniel Gueret et Jean-Jacques Lozach. Ce travail avait permis d'identifier des besoins auxquels des réponses, partielles, ont été apportées, notamment le soutien de l'État à des chargés de mission dans les programmes « Petites Villes de demain » ou « Villages d'avenir » par l'intermédiaire d'agents de l'État mis à disposition pour apporter de l'ingénierie. Toutefois, ces mesures ne sont pas suffisantes. Un autre rapport, de Sonia de la Provôté et Céline Brulin, portait sur le suivi du rapport du Sénat de 2023 sur l'ANCT. Et, en 2024, Laurent Burgoa, Pascal Martin et Guy Benarroche ont présenté un rapport relatif à la transition environnementale des collectivités territoriales, s'intéressant notamment à la façon dont l'ingénierie locale est mobilisée à cette fin.
Aujourd'hui, nous abordons un sujet complémentaire : l'ingénierie territoriale appliquée au développement économique.
Or, dans le contexte actuel, notre pays doit pouvoir répondre aux défis de l'industrialisation, de la souveraineté alimentaire, de la transition énergétique, de la décarbonation de l'économie, de la souveraineté foncière, de la préservation de la biodiversité, mais aussi du redressement de ses finances publiques. Tous ces enjeux affectent les politiques de développement économique dans les territoires, ainsi que les interventions économiques. Il me semble que les collectivités territoriales doivent jouer un rôle essentiel pour répondre à l'ensemble des défis auxquels le pays est confronté. Ce contexte nouveau oblige les collectivités à adapter leur ingénierie territoriale.
Dans ces conditions, les rapporteurs se sont attachés à décrypter la mécanique de l'ingénierie territoriale et du développement économique - les compétences, les acteurs, les outils. Ils nous présenteront également les nouvelles dynamiques et stratégies à l'oeuvre, et analyseront les conditions de réussite du développement économique, en adéquation avec les enjeux actuels du pays.
Dans le rapport, les ruralités sont envisagées comme les nouveaux lieux des transitions économiques, sociales et écologiques. Ce thème, qui me tient à coeur, sera d'ailleurs l'objet d'une prochaine mission d'information de notre délégation. Par ailleurs, les recommandations relatives au financement de l'ingénierie territoriale et du développement économique pourraient nourrir une initiative législative.
M. Daniel Gueret, rapporteur. - Avec mes collègues rapporteurs, nous allons nous ingénier à restituer nos travaux à quatre voix de la manière la plus synthétique possible dans le temps qui nous est imparti. Je profite de cette occasion pour témoigner du grand plaisir que j'ai eu à conduire ces travaux, menés dans une dynamique politique transpartisane, très fructueuse.
L'ingénierie territoriale constitue un sujet d'intérêt constant pour la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation. En continuité avec nos travaux précédents, nous avons cette fois-ci souhaité centrer notre réflexion sur l'ingénierie des collectivités territoriales appliquée au développement économique. Il nous est apparu qu'une nouvelle donne était à l'oeuvre, qu'il convenait d'analyser dans ses dynamiques comme dans ses enjeux.
Pour ce faire, nous avons conduit douze auditions et organisé une table ronde, ce qui nous a permis d'entendre vingt-neuf spécialistes du sujet. Nous avons également reçu dix-huit contributions écrites émanant de collectivités territoriales, d'associations d'élus, de fédérations professionnelles, d'acteurs privés, associatifs ou universitaires. Nous nous sommes efforcés de mettre en valeur les bonnes pratiques recensées en les insérant dans le rapport sous forme d'encadrés, afin qu'elles puissent utilement inspirer d'autres collectivités.
Sans prétendre à l'exhaustivité sur un sujet aussi complexe, et en nous appuyant sur le vécu de la diversité des acteurs du développement économique territorial sollicités, nous avons cherché à comprendre tout d'abord les mécanismes de l'ingénierie territoriale et du développement économique : les compétences mobilisées, les outils actionnés, la clarification nécessaire, mais insuffisante de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), l'affaiblissement de l'État local, l'hétérogénéité des acteurs publics et privés de l'ingénierie, qui comptent des doublons ou des manques, la complexité normative, qui est un frein au développement économique, la limite de la logique des appels à projets, les inégalités d'accès à l'ingénierie entre territoires, etc.
Ensuite, nous avons mis en lumière les nouvelles dynamiques de l'ingénierie territoriale du développement économique, qui tendent à créer localement des écosystèmes plus cohérents, résilients et durables, à retrouver une maîtrise qualitative du foncier économique, à repenser le modèle industriel, à engager la transition écologique des territoires, etc.
Enfin, nous avons tenté d'identifier les
conditions de réussite d'un développement territorial efficace et
durable, de structurer une ingénierie de la connaissance - je pense
à l'exemple inspirant de la toile industrielle de Dunkerque -, de
promouvoir la planification stratégique, de mobiliser les bons outils au
bon moment, telles les entreprises publiques locales (EPL), de créer des
synergies entre les acteurs du territoire et d'articuler, voire d'hybrider, les ingénieries publiques et privées, comme l'illustre le cas de la Cosmetic Valley, de territorialiser l'action publique, d'impliquer davantage les citoyens, etc.
En somme, la valeur ajoutée de la mission d'information est probablement d'insister sur la nécessité pour les collectivités locales de déployer une approche systématique du développement territorial, en matière de développement économique, mais aussi pour les autres politiques publiques, afin d'assurer une cohérence d'ensemble.
Les auditions ont montré que les approches traditionnelles du développement économique - fondées sur la compétitivité, l'attractivité, la modélisation mondialisation et l'excellence - ont profondément évolué sous l'effet de multiples crises : écologiques, économiques, industrielles, budgétaires, sanitaires, foncières, etc. Pour y faire face, les collectivités ont été contraintes d'adapter leurs méthodes, outils et stratégies de développement économique.
La professionnalisation du métier de développeur économique territorial est souvent évoqué par les personnes auditionnées. Le développeur économique territorial est désormais soumis à l'exigence d'une approche à 360 degrés du développement territorial, qui loblige à prendre en compte l'économie, l'industrie, l'agriculture, l'eau, les déchets, le commerce, le tourisme, l'aménagement, l'urbanisme, le foncier, l'habitat, l'immobilier d'entreprise, l'intelligence économique, l'emploi, la formation, le numérique, les transitions écologique et sociale, la transition démographique.
Néanmoins, les tensions sur le marché de l'emploi dans ce secteur sont vives. Il serait opportun de mieux structurer la filière autour d'un référentiel commun, avec davantage de formations dédiées et certifiantes, y compris pour les élus.
Parmi les bonnes pratiques recensées, nous pouvons citer l'exemple de l'agence régionale du développement économique (ARDE) Dev'up Centre-Val de Loire. Depuis 2017, cette structure organise l'université des développeurs économiques régionaux, qui propose des sessions de formation à destination des élus et des techniciens du développement économique.
Sur ce point, notre première recommandation est de renforcer les métiers du développement économique territorial, afin de mieux partager et diffuser le référentiel des compétences des développeurs économiques territoriaux réalisé par Intercommunalités de France ; de renforcer et de diversifier l'offre de formation pour les développeurs économiques et les élus locaux, en s'inspirant du modèle de formation certifiante mis en place par le Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) ; et de développer la mutualisation des ressources et des compétences entre collectivités.
Par ailleurs, la loi NOTRe a permis une clarification nécessaire, mais insuffisante, de la compétence développement économique des collectivités territoriales. Si les régions et les intercommunalités ont vu leurs responsabilités renforcées en la matière, elles rencontrent parfois des difficultés à articuler leurs interventions. Les départements et les communes, dont le rôle a été limité par la loi, conservent toutefois certaines formes d'intervention économique.
Les enchevêtrements de compétences et le manque de lisibilité du « Qui fait quoi ? » appellent à un assouplissement de la loi NOTRe sur le volet du développement économique. Notre deuxième recommandation est donc d'engager un travail d'assouplissement de la loi NOTRe sur ce volet, afin de clarifier la répartition des compétences en matière de développement économique, en confirmant le couple région/intercommunalités. Il faudrait pouvoir également expérimenter au cas par cas la possibilité pour les départements de se voir déléguer une partie de la compétence de développement économique, si leur situation financière d'aujourd'hui et de demain le permet. Je précise enfin qu'une mission d'information du Sénat a été lancée le 2 avril 2025 pour faire le bilan, dix ans après, de la loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (Maptam) et de la loi NOTRe.
Mme Sonia de La Provôté, rapporteure. - Les imprécisions de la loi NOTRe révèlent également la nécessité, pour les différents échelons de collectivités territoriales, de mieux coordonner leurs interventions en matière de développement économique. Les auditions ont souligné l'importance de renforcer les coopérations territoriales et de favoriser les synergies entre les acteurs du développement économique local.
Le recours à la contractualisation est l'un des moyens de renforcer ces coopérations entre les collectivités territoriales. Ainsi, la région Nouvelle-Aquitaine a signé en 2023 cinquante-trois nouveaux contrats de territoire avec les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), pour la période 2023-2025. Ces contrats permettent non seulement de financer des projets pour les territoires, mais également de cofinancer des postes d'ingénierie au sein des intercommunalités. À titre d'exemple, le contrat de développement et de transitions signé entre la région et un EPCI prévoit le cofinancement de l'extension d'une cité de l'entreprise et du numérique, ainsi qu'une aide à la création et au maintien desu derniers commerces de proximité dans un centre-ville.
La région propose également des contrats spécifiques dédiés au développement économique des territoires fragiles ou ayant subi un sinistre économique. Les Contrats néo-aquitains de développement de l'emploi sur le territoire (Cadet) permettent de renforcer l'appui aux entreprises et aux salariés en reconversion ou en perte d'emploi ; huit territoires ont signé un Cadet dans la région Nouvelle-Aquitaine.
Les actions de développement économique sont à la croisée des compétences régionales, métropolitaines et intercommunales, à titre principal, mais aussi communales et départementales, le cas échéant. Elles nécessitent un effort important de coordination entre ces différents échelons pour être mises en oeuvre avec efficacité à l'échelle des territoires.
Notre troisième recommandation est donc de renforcer les coopérations territoriales et de favoriser les synergies entre les acteurs du développement économique territorial. Pour cela, nous proposons l'organisation d'assises de l'ingénierie du développement économique territorial à l'échelle départementale, sous l'égide du préfet de département, délégué territorial de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), pour mobiliser l'intelligence collective des acteurs du développement économique territorial en matière de gouvernance, de diagnostic, d'évaluation et de développement de projets.
Par ailleurs, les auditions ont mis en relief le repli de l'ingénierie des services déconcentrés de l'État. Avec l'approfondissement de la décentralisation et la montée en puissance de l'ingénierie des collectivités territoriales, l'État a opéré un mouvement de repli de son ingénierie. Ce mouvement s'est traduit notamment par la reconfiguration de la délégation à l'aménagement du territoire et à l'attractivité des régions (Datar) en 2009 ou encore par la suppression de l'Assistance technique de l'État pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (Atésat) en 2015. En se repositionnant en financeur et en facilitateur de projets, privilégiant une logique d'appels à projets, l'État a progressivement abandonné ses prérogatives de prospective et de planification stratégique à l'échelle nationale.
En effet, si la logique d'appels à projets permet de désigner des lauréats, qui jouent le rôle de démonstrateurs à l'échelle locale, elle ne va toutefois pas dans le sens de l'aménagement et de la planification du territoire à grande échelle. Certaines collectivités ont su tirer parti de cette situation en déployant leur propre ingénierie de la prospective et de la planification. C'est notamment le cas des régions, des intercommunalités de grande taille, des métropoles, des communautés d'agglomération, mais aussi de certaines grandes communes. Elles se sont dotées de documents stratégiques, lesquels sont d'ailleurs prévus par la loi, à l'instar du schéma régional d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (Sraddet), du schéma de cohérence territoriale (SCot) ou du plan local d'urbanisme intercommunal (PLUi).
D'autres collectivités, en revanche, n'ont pas eu les moyens nécessaires pour développer cette ingénierie. Selon la Fédération nationale des SCoT, 97 % de la population française et 86 % des communes sont aujourd'hui couvertes par un SCoT. Toutefois, certains départements restent partiellement couverts, à l'image de la Creuse ou de la Meuse.
Le besoin de structurer et de consolider l'ingénierie territoriale de la prospective et de la planification stratégique apparaît donc comme une nécessité impérieuse pour permettre aux collectivités de se projeter à long terme. Les SCoT et les PLUi sont des outils essentiels pour retrouver la maîtrise publique du foncier et sécuriser des projets de développement sur le long terme, intégrant les enjeux économiques, sociaux, environnementaux, etc.
La planification stratégique territoriale est le préalable au développement équilibré et durable des territoires, qui inclut une approche systémique des sujets, pour mettre en cohérence l'ensemble autour du développement économique - l'environnement, l'aménagement, l'habitat, les mobilités, la gestion de l'eau, des déchets, l'emploi, la formation, etc.
Or, les interventions de l'État demeurent trop souvent verticales, ponctuelles et insuffisamment concertées. Les collectivités peuvent certes compter sur l'ingénierie technique et financière des opérateurs de l'État, tels que le Centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (Cerema) ou l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), l'ANCT, reconnus pour leur expertise, et qui complètent une ingénierie locale parfois manquante et défaillante. Mais, comme l'a rappelé la Fédération nationale des agences d'urbanisme (Fnau), nous regrettons que les politiques d'ingénierie de l'État traduisent la tentation du one shot. Je pense, par exemple, à une intervention ponctuelle dans le cadre d'un marché à bons de commande. Il faut de la continuité, de l'enracinement, un soutien de l'État aux ingénieries locales et éviter des concurrences d'ingénierie qui peuvent être provoquées par cette ingénierie ponctuelle, même si les programmes « Action coeur de ville » et « Territoires d'industrie » sont intéressants.
En outre, certaines personnes auditionnées ont relevé que la technostructure déconcentrée de l'État conservait parfois un pouvoir de contrainte, voire de blocage, des projets des projets concertés et portés par les élus locaux. Les acteurs du développement économique sont confrontés à la prolifération normative, qui a des conséquences sur le coût, la complexité et le retard dans la réalisation des projets. À cela s'ajoute une diversité d'interprétations des règles selon les territoires et les interlocuteurs.
L'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) dénonce ce cercle vicieux de la complexité normative française : plus les normes sont complexes, plus les collectivités ont besoin d'ingénierie, ce qui implique plus de temps et plus d'argent. Or les collectivités territoriales ne sont pas toutes en capacité de s'outiller en ingénierie pour répondre correctement, faire face à cette complexité et répondre à leurs besoins de développement économique.
Le constat d'une ingénierie à deux vitesses révèle une fracture territoriale entre, d'une part, les grandes collectivités - régions, métropoles, communautés d'agglomération - et, d'autre part, les plus petites, souvent situées dans les territoires ruraux. Or, l'urbain et le rural sont interdépendants ; il faut donc construire entre eux des solidarités et des réciprocités, notamment économiques.
Les appels à projets lancés par l'État et ses opérateurs reflètent ces inégalités d'accès à l'ingénierie, qui peuvent générer de la concurrence entre les territoires ou conduire à faire entrer des projets dans des cases, alors qu'il faudrait partir des initiatives locales et planifier le développement sur le long terme.
Notre quatrième recommandation est donc de repenser les modalités d'intervention de l'État et de ses opérateurs. Il convient de sortir de la logique systématique d'appel à projets et de labellisation, pour privilégier une planification stratégique de long terme, à l'échelle de territoires plus vastes. Il s'agit également d'éviter les concurrences territoriales et les inégalités nationales, d'encourager les initiatives locales, de renforcer la territorialisation de l'accompagnement des collectivités, en particulier les moins bien dotées en ingénierie ; c'était précisément l'une des missions attendues de l'ANCT.
Pour reprendre les termes de l'Association nationale des pôles d'équilibres territoriaux et ruraux et des pays (ANPP), il manque aujourd'hui une ingénierie publique territoriale de long terme, continue, au service du développement local et des transitions, qui connaît les réseaux, comprend la culture politique locale, et qui est capable d'animer avec une vision à long terme, et ne se limite pas à des contrats de deux ans.
M. Jean-Jacques Lozach,
rapporteur. - Si les collectivités territoriales ont
renforcé leurs capacités d'ingénierie interne
- près de 91 % des intercommunalités disposent d'un
service de développement
économique -, elles s'appuient
également sur des structures externes, qu'elles ont elles-mêmes
créées, qu'il s'agisse d'agences - agences d'urbanisme,
agences de développement -, d'entreprises publiques locales, de
structures de coopération territoriale - pays, pôles
d'équilibre territorial et rural (PETR), à qui peuvent être
confiés des documents stratégiques tels que les SCoT -, mais
aussi des chambres consulaires - chambres de commerce et d'industrie, chambres
d'agriculture, chambres de métiers et de l'artisanat -, ainsi que des
acteurs associatifs, privés ou encore de l'ingénierie
financière, telles que les banques publiques ou privées.
Je ne détaillerai pas ici l'organisation ni les missions de ces entités, qui figurent dans notre rapport. Je me contenterai de souligner l'hétérogénéité et le morcellement de ces acteurs, qui nuisent à la lisibilité de l'offre d'ingénierie territoriale pour les entreprises en quête d'accompagnement, le « Qui fait quoi ? »..
Notre cinquième recommandation vise donc à faciliter l'orientation des entreprises vers l'interlocuteur compétent. Pour ce faire, nous proposons, en premier lieu, de systématiser la structuration des administrations déconcentrées de l'État, des collectivités territoriales et de leurs opérateurs sous forme de guichets ou de réseaux. L'objectif est de permettre aux entreprises d'être orientées efficacement vers le niveau de collectivité ou l'opérateur adéquat en matière de développement économique. En second lieu, nous préconisons de généraliser l'élaboration de guides ou de cartographies des ressources d'ingénierie territoriale dans chaque département, à l'image des documents élaborés sous l'égide de l'ANCT. Ces guides devraient recenser les structures, leurs missions, ressources, dispositifs de financement et contacts utiles.
Au-delà de ces constats sur le développement de cette ingénierie multiforme, se pose la question centrale de sa mobilisation au service d'un développement économique durable. Si la nouvelle donne de l'ingénierie du développement économique territorial peut apparaître difficilement compréhensible en raison de sa complexité, de la multiplicité de ses acteurs et de la diversité de ses outils, les auditions ont permis d'identifier de nouvelles dynamiques qui démontrent la nécessité d'avoir une approche systémique de l'ingénierie territoriale pour mettre en cohérence le tout, afin de créer les conditions de réussite d'un développement économique plus durable des territoires.
Dans le contexte de l'objectif de « zéro artificialisation nette » (ZAN) et de la raréfaction du foncier économique - pourtant indispensable au développement des activités -, de nouvelles stratégies, outils et pratiques émergent pour restaurer une maîtrise publique du foncier et bâtir de véritables stratégies de planification.
Ainsi, le recours au bail à construction permet de favoriser des projets qualitatifs, durables, bien intégrés à l'écosystème local. Confrontées à la raréfaction du foncier économique, les collectivités incitent les industriels à repenser leurs implantations, en développant notamment la verticalité des sites de production, là où les usines étaient historiquement pensées à l'horizontale, réduisant ainsi leur emprise au sol.
L'exemple emblématique est celui de la cimenterie bas-carbone Hoffmann Green, en Vendée. L'usine H2 optimise ses procédés grâce à une tour verticale équipée de silos compartimentés : les matières premières, stockées en hauteur, descendent par gravité dans un mélangeur ; le ciment est ensuite injecté dans les compartiments de stockage situés à la base, permettant un chargement direct des camions. Ce dispositif permet contribue à la fois de à limiter l'emprise foncière et de à réaliser d'importantes économies d'énergie, réduisant ainsi l'empreinte carbone de l'entreprise.
Autre illustration, dans le domaine de l'économie circulaire : en juin 2024, la métropole de Toulouse et l'Eurométropole de Strasbourg ont signé un accord de réplicabilité. Les deux collectivités ont défini une feuille de route commune pour l'économie circulaire dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, à partir de l'expérience de déconstruction du parc des expositions. La méthodologie développée est désormais transposée au projet de rénovation du stade de la Meinau. Ce développement de la valorisation des déchets du bâtiment a été rendu possible grâce à l'outil de la commande publique durable.
Néanmoins, les réformes de la
fiscalité locale engagées depuis 2018 ont fragilisé
le lien contributif entre les entreprises et les collectivités
territoriales. Cette déterritorialisation des impôts locaux
constitue un frein au développement économique, en
réduisant l'incitation des collectivités à accueillir de
nouvelles activités.
Au-delà de cette nouvelle donne fiscale, les auditions ont mis en exergue plusieurs conditions, endogènes et exogènes, que les collectivités doivent réunir pour assurer un développement économique efficace et durable.
Parmi les conditions endogènes, figure la nécessité de structurer l'ingénierie de la connaissance en amont de tout projet. Disposer de connaissances, analyses et données utiles est nécessaire pour comprendre les spécificités d'un territoire.
L'approche écosystémique de la toile
industrielle, imaginée par l'Agence d'urbanisme
Flandre-Dunkerque, constitue un exemple particulièrement
inspirant. Il s'agit d'un outil d'intelligence économique qui
représente de façon schématique l'écosystème
dunkerquois. L'ensemble des réseaux, flux, échanges,
marchés, interdépendances, synergies qui peuvent exister entre
les différentes entreprises implantées sur le territoire est
matérialisé, à la manière des fils d'une toile
d'araignée.
Par exemple, pour l'installation de sa gigafactory de batteries électriques prévue pour 2025, la société Verkor s'est rapprochée de la société Clarebout, productrice de frites surgelées, pour récupérer son eau industrielle en sortie de process et l'utiliser pour refroidir ses installations.
Le concept de toile est décliné en une trentaine de thématiques : toile énergétique, toile industrielle, toile de la transition agricole et alimentaire, toile sanitaire et sociale, ou encore toile de la bière. Ce modèle a été repris à l'échelle nationale, mais aussi internationale ; une délégation du territoire dunkerquois sera présente au pavillon France à l'occasion de la quinzaine thématique « Ville et port durable » de l'Exposition universelle d'Osaka 2025.
Notre sixième recommandation est donc de promouvoir le développement et la structuration de l'ingénierie de la connaissance et de la prospective au sein des collectivités. Il s'agit de créer des outils de mesure de la santé économique des territoires - baromètres, indicateurs -, de mettre en place des outils d'analyse et de prospective - observatoire, études, toiles industrielles, etc. -, et de favoriser la mutualisation de ces outils. En développant davantage l'ingénierie de l'observation et de la prospective, les collectivités se structurent pour renforcer le poids de la planification stratégique de long terme, que l'État a délaissé au profit d'une logique d'appels à projets de court terme.
L'élaboration de documents ou de schémas stratégiques permet ainsi aux collectivités territoriales de planifier avec une vision de long terme le développement économique de leur territoire et de mettre en cohérence l'ensemble de l'écosystème par une approche systémique et structurée des politiques publiques : environnement, aménagement, habitat, mobilité, gestion de l'eau, gestion des déchets, emploi, formation, etc.
Tel est l'objet de notre recommandation n° 7 : renforcer le poids de la prospective et de la planification stratégique du territoire, mobiliser davantage les outils de prospective et de planification stratégique - PLUi, SCoT, etc. - pour piloter l'aménagement et le développement économique des territoires sur le long terme.
Mme Céline Brulin, rapporteure. - Pour poursuivre l'analyse des conditions de réussite endogènes liées à l'ingénierie territoriale, j'aborderai ici la question cruciale du choix d'outils juridiques adaptés, essentiels pour accompagner efficacement le développement économique des territoires.
Recourir à une entreprise publique locale peut, à cet égard, offrir une agilité précieuse, faciliter les opérations complexes et l'accès au financement, tout en permettant aux élus de conserver la maîtrise de la gouvernance. L'exemple de la transformation économique opérée sur le territoire de Chartres Métropole, bien connu de notre collègue Daniel Gueret, en témoigne. Cette collectivité a su mobiliser tout son réseau d'EPL pour convaincre la société pharmaceutique danoise Novo Nordisk, implantée depuis les années 1960, d'investir plus de 2 milliards d'euros sur son territoire.
Cet investissement majeur vise à doubler la taille du site existant et à développer de nouvelles capacités de production, notamment pour fabriquer un médicament innovant destiné au traitement de l'obésité par l'insuline. Le territoire de Chartres était en concurrence avec d'autres territoires, notamment en Irlande et en Allemagne.
Pour accueillir ce projet, la collectivité a mobilisé plusieurs de ses satellites spécialisés : une société publique locale (SPL) pour l'aménagement, une société d'économie mixte (SEM) pour le développement immobilier, et une société d'économie mixte à opération unique (Semop) pour la gestion de l'eau et de l'assainissement.
En tant qu'élue de Seine-Maritime, je souhaite également évoquer l'action engagée par Caux-Seine développement Développement pour la structuration d'une filière de chimie décarbonée, avec l'implantation prochaine de deux sites industriels majeurs. La société Eastman y développera une activité de recyclage de plastiques complexes, difficilement valorisables à ce jour, tandis que la société Futerro y implantera une usine de production de bioplastiques.
L'effet levier des EPL peut être considérable. Selon la Fédération des EPL, chaque euro investi par une collectivité dans une EPL génère entre quatre et cinq euros de valeur ajoutée globale pour le territoire et son écosystème.
D'autres formes juridiques méritent également d'être mobilisées. C'est le cas des sociétés coopératives d'intérêt collectif (SCIC), qui permettent de s'inscrire dans une logique d'activité économique et commerciale, tout en impliquant fortement les acteurs du territoire : les salariés, les clients, les fournisseurs, ou les citoyens, dans une logique d'économie sociale et solidaire. Un exemple éclairant est celui de la transformation de l'office du tourisme de Strasbourg, en SCIC, pour tendre vers un tourisme responsable.
Notre collègue Sonia de La Provôté a évoqué à l'instant le développement du recours à la contractualisation comme outil d'articulation des ingénieries territoriales ; celle-ci permet également d'impliquer plus étroitement les acteurs de l'écosystème.
Je pense, par exemple, à l'expérimentation des plans de progrès dans les marchés publics passés par l'Eurométropole de Strasbourg. Il s'agit de fixer des objectifs d'amélioration continue aux titulaires des marchés publics passés par la collectivité, les incitant à coopérer activement avec l'acheteur public en cours d'exécution du marché. L'expérimentation porte sur une dizaine de marchés publics. Par exemple, celui qui porte sur l'éclairage public a donné lieu à la co-construction d'un plan de progrès en matière d'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Le titulaire a été incité à travailler sur l'égalité des effectifs affectés au marché. Le plan de progrès peut être ajusté en cours d'exécution du marché. Il permet par ailleurs à l'entreprise d'améliorer la qualité de son offre et de pouvoir candidater à des marchés plus volumineux.
Enfin, le choix des outils financiers adaptés compte évidemment aussi avec la mobilisation de nouveaux outils innovants comme les fonds de capital investissement, les produits d'épargne fléchés ou l'éco-socio-conditionnalité des aides. La région Normandie déploie le dispositif « Impulsion Proximité » à destination des artisans et des commerçants pour leurs opérations de transmission, -reprise d'actifs matériels et immatériels, et leurs opérations de développement. La région précise que l'aide régionale est apportée sous forme d'un prêt à taux zéro sans garantie d'un montant maximum de 50 000 euros versés en une seule fois, sous forme d'une subvention pouvant atteindre 10 % du montant du prêt.
Notre recommandation n° 7 vise donc à aider les collectivités territoriales à mobiliser les bons outils juridiques et financiers pour conforter l'ingénierie publique territoriale et soutenir le développement économique des territoires. Pour cela, il conviendrait que l'État mette à disposition des collectivités territoriales une boîte à outils juridiques et financiers du développement économique territorial. Cette boîte à outils pourrait comprendre des fiches thématiques actualisées sur les principaux dispositifs juridiques et financiers mobilisables par les collectivités pour accompagner le développement économique de leurs territoires : EPL, foncières, SCIC, baux à construire, contractualisations, outils et produits financiers. Les préfets de département pourront utilement relayer l'information auprès des collectivités et de leurs départements les moins dotés en ingénierie.
Après l'ingénierie du financement, nous nous sommes aussi intéressés au financement de l'ingénierie, car, disposer d'une ingénierie du développement économique territorial, c'est, bien sûr, aussi pouvoir la financer. Or les collectivités territoriales qui ont le plus besoin d'ingénierie sont celles qui en sont le moins bien dotées. Dans le contexte de contraintes budgétaires et financières qui pèse plus particulièrement sur les petites collectivités territoriales, notamment en milieu rural, il paraît important de trouver les moyens de sécuriser le financement de l'ingénierie mobilisable par ces collectivités, pour réduire les fractures territoriales.
En ce sens, notre recommandation n° 8, qui figurait déjà dans un précédent rapport que nous avions rédigé avec Charles Guené sur l'ANCT, soutient la mise en place du « 0,1 % ingénierie » pour financer l'ingénierie du développement économique territorial des collectivités les moins outillées. Ce « 0,1 % ingénierie » prendrait la forme d'une contribution de 0,1 % prélevée sur les dépenses d'investissement des collectivités territoriales. Cette contribution aurait un caractère redistributif en faveur des territoires moins outillés en ingénierie du développement économique.
S'agissant enfin des conditions exogènes à l'ingénierie, les auditions ont mis en avant une série de bonnes pratiques : se doter d'une vision politique stratégique, mettre en place une gouvernance efficace pilotée par la puissance publique, renforcer les coopérations, les réciprocités et les solidarités entre les territoires, renforcer les synergies entre les acteurs économiques locaux, rapprocher voire hybrider les ingénieries publiques et privées, territorialiser l'action publique économique, éviter les doublons d'ingénierie - il en existe - mieux articuler l'urbain et le rural, ou encore associer davantage les citoyens pour rendre plus acceptables les projets de développement économique.
Je m'arrêterai ici sur un exemple inspirant, même s'il ne concerne pas la Normandie, qui parlera au président Bernard Delcros attaché à la ruralité puisqu'il vise à créer des solidarités nouvelles entre les territoires urbains et ruraux. Je veux parler du contrat de réciprocité signé entre l'Eurométropole de Strasbourg, la communauté d'agglomération de Saint-Dié-des-Vosges et la communauté de communes de la vallée de la Bruche. Sans structure institutionnelle supplémentaire - j'y insiste -, il s'agit de créer un réseau de collectivités au service de l'équilibre et de la cohésion des territoires, en se mobilisant autour de projets fédérateurs communs. Le contrat s'articule autour de deux biens communs : le massif des Vosges et la voie ferrée entre Strasbourg et Saint-Dié-des-Vosges. Les projets phares portent sur deux grands sujets : la promotion d'un tourisme de proximité, en valorisant la voie de chemin de fer - tarification spéciale lors de manifestations, vélotourisme depuis les gares - et le partage de bonnes expériences autour de certaines filières économiques comme l'agriculture, la filière bois ou la transformation des friches.
En conclusion, la nouvelle donne de l'ingénierie du développement économique territorial, éclairée par des expériences inspirantes partagées par les personnes auditionnées et mises à contribution, souligne le rôle essentiel de la puissance publique pour développer une approche systémique des politiques publiques, planifier la stratégie sur le long terme, articuler les compétences, coordonner les ingénieries, qu'elles soient publiques ou privées, ou encore pour favoriser les synergies et les réciprocités entre les acteurs économiques, sans perdre de vue le principal : donner du sens aux écosystèmes territoriaux et permettre le développement de projets qui ont pour finalité de contribuer au développement responsable et durable des territoires et au bien-être de leurs habitants.
M. Grégory Blanc. - Merci pour la qualité et la densité de vos recommandations, qui nous livrent un panorama à la fois exhaustif et précis. J'ai particulièrement apprécié les exemples que vous avez donnés. Votre exposé démontre que nous avons besoin d'ingénierie dans les territoires et qu'il est possible de construire des solutions adaptées aux spécificités locales.
Vous avez insisté sur la nécessité d'avoir une planification stratégique. Nous voyons bien la tension qui existe entre l'enjeu d'approfondissement de la décentralisation et la nécessité de repositionner l'État dans les territoires. Nous avons besoin d'une planification stratégique, notamment pour faire face au défi de la transition lié au réchauffement climatique, comme le démontre le Plan national d'adaptation au changement climatique (Pnacc).
Par ailleurs, lorsqu'on échange avec la Fédération nationale des travaux publics (FNTP), on observe une perte de compétences à l'échelle nationale pour l'accompagnement de nos filières. S'il existe des personnels très compétents dans les départements, en matière d'infrastructures notamment, nous relevons des manques sur le plan des compétences scientifiques.
Enfin, si l'on parvient à bien articuler l'ingénierie dans les territoires, je doute que le fait de permettre aux départements de réutiliser leurs compétences économiques soit de bon augure pour l'utilisation efficiente de l'argent public, compte tenu des difficultés financières qui sont les leurs.
M. Franck Montaugé. - L'état des lieux du développement des territoires en matière économique et la mise en évidence de leurs dynamiques ou de leur manque de dynamisme sont des points majeurs, pour mieux comprendre leurs difficultés, passées et futures. Tous les élus ne sont pas forcément sensibilisés au devenir de leur territoire à moyen et long termes. Or, pour avoir des territoires dynamiques, il faut une prise de conscience. Vous avez proposé des outils pour y parvenir. C'est fondamental.
N'oublions pas par ailleurs l'intérêt national et les enjeux de souveraineté. Je regrette que nous ayons abandonné la notion d'aménagement du territoire national. J'aimerais que la planification écologique qui a été engagée au plus haut niveau de l'État parvienne dans les territoires, que leurs acteurs se l'approprient, et que cela se traduise par un dialogue avec l'ensemble des collectivités territoriales concernant l'objectif de développement économique. Malheureusement, nous n'en sommes pas encore là.
Le département reste effectivement un périmètre pertinent pour travailler sur les questions économiques, complémentaire des EPCI.
Je regrette que vous ayez laissé de côté les schémas régionaux de développement économique, d'innovation et d'internationalisation (SRDEII), qui ont pourtant toute leur pertinence pour autant qu'on les construise collectivement et qu'on les fasse vivre. En Occitanie, personne n'y fait référence, alors qu'il s'agit d'un cadre de programmation très intéressant, qui doit résulter du croisement entre l'approche nationale et les approches de terrain.
Quant aux chambres consulaires, elles sont missionnées, suivant des objectifs donnés. Si elles font, certes, de l'animation utile, nous gagnerions à ce qu'elles soient davantage impliquées dans les questions économiques, pour autant qu'elles en aient les moyens. Le point de vue des professionnels est irremplaçable.
Enfin, sans politique volontariste au plus haut niveau en faveur d'un aménagement territorial national pour réanimer économiquement les territoires ruraux, ces derniers risquent de se transformer en déserts.
M. Bernard Delcros, président. - L'aménagement du territoire est effectivement un sujet central. Une politique d'aménagement du territoire est indispensable pour qu'à travers le développement économique les territoires contribuent à répondre aux enjeux nationaux que sont la réindustrialisation, la souveraineté alimentaire, la transition énergétique, etc. Les contrats de réciprocité fonctionnent lorsqu'ils s'inscrivent dans une politique d'aménagement du territoire pensée à l'échelle régionale.
Le Gouvernement a missionné Dominique Faure pour relancer la stratégie d'aménagement du territoire. Je propose que nous l'invitions prochainement pour l'entendre et lui faire part de certaines de nos propositions.
Enfin, l'idée n'est pas de donner une compétence obligatoire aux départements, mais de leur permettre, quand ils le peuvent et le jugent utile, en fonction des situations locales, d'intervenir dans le domaine économique. Plus nous mettrons de souplesse dans le partage de ces compétences, mieux ce sera. Pendant la crise du covid-19, le maire d'une commune que je connais bien a voulu donner 1 000 euros à chaque commerçant qui avait dû fermer sa boutique, mais n'a pas pu le faire parce qu'on lui a dit que la compétence économique relevait de la région. C'est regrettable.
M. Patrice Joly. - La question de l'ingénierie se pose différemment selon la typologie des territoires : urbains, ruraux, métropolitains. Les réponses doivent être adaptées. Cela renvoie à la question de la définition des périmètres de compétences entre les régions, les intercommunalités, etc. À titre d'exemple, si des intercommunalités nivernaises de 15 000 habitants parviennent à accompagner des entreprises individuelles ou des petits commerces ou artisanats, elles ne peuvent aller au-delà, faute de compétences et de moyens.
Lorsque j'étais président du conseil départemental de la Nièvre, si j'ai toujours trouvé une écoute auprès des représentants de la région pour accompagner les projets que nous souhaitions développer, à l'inverse, ils ne sont jamais venus me trouver pour me proposer de développer tel ou tel projet dans mon département. Cette tendance s'est renforcée après 2015, avec l'instauration des grandes régions.
La région est trop éloignée et les collectivités intercommunales n'ont pas la taille suffisante pour avoir une ingénierie solide et professionnelle. Il faut en effet renforcer la professionnalisation.
L'ingénierie doit se déployer en outre à différents niveaux. L'ingénierie stratégique est importante pour avoir une vision et faire converger les synergies publiques et privées. Mais il existe aussi l'ingénierie d'accompagnement et l'ingénierie d'émergence. Ainsi, lorsque la loi NOTRe a été examinée, j'étais en train de lancer une agence de développement dans mon département, composée d'une douzaine de personnes, chargées d'identifier les ressources des territoires et de voir comment les valoriser, de trouver de nouveaux modèles économiques ainsi que les réponses techniques associées, et d'échanger avec les partenaires extérieurs susceptibles d'accompagner les projets, financièrement ou techniquement.
Le problème est que nous manquons d'investisseurs qui identifient les ressources des territoires. Il faut leur livrer les projets clés en main. En effet, les équipes chargées de l'ingénierie à l'échelle régionale, soucieuses de voir aboutir les projets qu'elles accompagnent, ont tendance à cibler les grandes villes plutôt que les petits territoires, car elles s'attendent à de meilleurs résultats. Il arrive ainsi que des projets se déplacent, pour cette raison, d'un territoire à l'autre, parfois de manière tout à fait illégitime.
Il est important de donner aux départements, notamment à ceux qui manquent de moyens, la possibilité de se doter de la compétence de développement économique, à condition de leur donner les moyens de cette compétence. L'ingénierie financière est également une question importante. Malheureusement, nous manquons souvent de compétences en la matière.
Si la réciprocité paraît pertinente en théorie, n'oublions pas que l'on a souvent tendance à voir les choses de son point de vue. Celui qui est doté d'une compétence en ingénierie en métropole aura tendance à vouloir transposer son expérience. Or de telles transpositions ne seront pas toujours possibles. La vigilance est donc de mise à cet égard.
Enfin, dans un territoire comme le mien, les doublons n'existent pas. C'est un problème de riche ! Posons-nous les bonnes questions selon la réalité des territoires. Les territoires ruraux ont sur ce point l'avantage de pouvoir s'appuyer sur les préfets.
M. Bernard Delcros, président. - Que pensez-vous de la cotisation de 0,1 % proposée par les rapporteurs pour les programmes d'investissement ?
M. Franck Montaugé. - Combien ces programmes représentent-ils ?
Mme Céline Brulin, rapporteure. - Je ne sais plus.
Mme Ghislaine Senée. - Sachant que ce montant est censé avoir fait exploser le budget de l'État, je pense que cela fait beaucoup... (Sourires)
M. Bernard Delcros, président. - Ce serait intéressant de le connaître, effectivement.
M. Bernard Buis. - Le département de la Drôme a fait le choix d'intervenir en complément des communautés de communes et de la région sur les dossiers économiques ayant un lien avec l'agroalimentaire. Il a donc signé des conventions en ce sens, qui permettent d'aboutir à des niveaux de subventions intéressants, pour des aides à l'équipement, à l'investissement et à la création d'emplois.
M. Daniel Gueret, rapporteur. - Nous reprendrons certains éléments de vos interventions, mais je retiens surtout de vos propos la nécessité de renouer avec une véritable stratégie d'aménagement du territoire. Il faudrait effectivement recevoir Dominique Faure. Sa mission est le signe d'une volonté d'agir, mais nous devons aller beaucoup plus loin. Le Sénat doit être force de proposition à ce sujet.
Concernant le financement, ce que nous proposons n'est effectivement pas suffisant. Nous en avons bien conscience.
Nous avons voulu ouvrir la possibilité, pour les départements qui le veulent, et qui le peuvent, de se doter de la compétence de développement économique, tout en étant bien conscients de leurs difficultés financières présentes et à venir.
La volonté de clarification portée par la loi NOTRe a parfois abouti à de réelles complexifications. À ce sujet, notre souhait a été de ne pas anticiper les réflexions de nos collègues qui réfléchissent à cette question. Il reste qu'il n'est pas seulement nécessaire d'assouplir cette loi : plusieurs éléments doivent être revus. Plusieurs collectivités nous ont fait part de leur désarroi lors de leur audition. Il est vrai toutefois que les situations varient selon les territoires : dans certains cas, certaines régions se tournent spontanément vers les départements, et dans d'autres cas l'inverse se produit, sans que la réciproque s'applique. On observe aussi parfois une sorte de compétition politique. Or toutes les énergies doivent être rassemblées pour pouvoir avancer sur ces sujets.
M. Franck Montaugé. - Dans la perspective de l'audition de Dominique Faure, il serait intéressant d'avoir les chiffres - je n'ai pas réussi à les obtenir, y compris auprès de la Banque de France - concernant l'évolution du produit intérieur brut (PIB) par département dans le temps. Ce serait un indicateur révélateur du dynamisme des territoires.
M. Bernard Delcros, président. - Ce serait effectivement un indicateur intéressant à connaître.
M. Franck Montaugé. - Le périmètre des indicateurs de développement durable produits par l'Insee - les objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies - s'étend jusqu'aux régions, mais ne va pas jusqu'aux départements. Il s'agit pourtant de données intéressantes. Une extension de ce périmètre aux départements serait bienvenue.
Mme Sonia de La Provôté, rapporteure. - Le rapport souligne à plusieurs reprises l'importance de la planification stratégique et de la prospective. Il faut une vision nationale pour éviter que les fractures s'aggravent.
La loi NOTRe a conduit à associer la compétence de développement économique à la taille des territoires, donc à la concentration de l'activité économique. Les petites mailles des territoires ont été laissées de côté. C'est pourtant là que l'ingénierie locale joue tout son rôle. Créés sur l'initiative des collectivités locales - intercommunalités, départements, etc. -, les lieux d'ingénierie locale sont à la fois des lieux d'ancrage territorial, de diagnostic partagé, de programmation commune et de bonne connaissance des réalités locales, à toutes les échelles. Cela n'enlève rien à l'intérêt des Sraddet et des SRDEII, mais cela permet de réfléchir à l'échelle intercommunale au développement économique et au maintien des commerces et services de proximité.
À titre d'exemple, il est regrettable que l'action de l'État se focalise, dans un territoire donné, sur deux communes labellisées « Action coeur de ville » au détriment des autres communes. L'ingénierie locale doit pouvoir s'emparer de ce sujet, car les élus ne s'opposent pas les uns aux autres, mais doivent essayer de construire ensemble.
Le rapport a confirmé qu'il ne pouvait y avoir de développement économique sans stratégie de moyen et long terme, sans diagnostic partagé et sans prise en compte des aménités nécessaires pour favoriser le développement économique : logement, mobilités, logistique, formation, etc. Pour y parvenir, il faut des lieux où l'on traite de tout. Or seule la planification le permet.
Par ailleurs, les départements font du développement économique sans en faire, par le biais des agences d'attractivité, par exemple, ou lorsqu'ils s'occupent de tourisme ou d'agriculture. Les intercommunalités peuvent également leur déléguer la gestion de zones d'activité au titre de l'aménagement foncier. L'échelon départemental est essentiel pour garantir la réussite des projets économiques dans les territoires.
Nous demandons à l'État d'avoir une vision régalienne et juste de l'aménagement du territoire, et surtout de nous faciliter la tâche sur le terrain. Les chefs d'entreprise souhaiteraient disposer d'un guichet unique, doté d'un personnel capable de les accompagner.
M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Depuis dix à quinze ans, compte tenu des difficultés financières et des besoins des départements, notamment en matière d'action sociale, les sessions plénières des conseils départementaux ne comportent presque plus de débat sur le développement économique. Ce phénomène est lié également au redécoupage des grandes régions.
Dans l'hyperruralité, les communautés de communes sont incapables d'exercer leurs compétences en matière de développement économique. J'ai vu passer des dossiers d'expansion d'entreprises d'un montant de 2 millions d'euros, dont le plan de financement faisait état d'une contribution de la communauté de communes de 50 000 euros !
Enfin, j'ai beaucoup défendu, pour ma part, les contrats de réciprocité. Certaines régions continuent à jouer le jeu dans ce domaine. C'est une véritable forme de péréquation horizontale, bénéfique pour tous, à la ville comme à la campagne. Il faudrait les réhabiliter.
M. Bernard Delcros, président. - C'est une forme d'aménagement du territoire.
M. Jean-Jacques Lozach, rapporteur. - Oui. Une impulsion de l'État sur ce type de contractualisation est pertinente.
Mme Céline Brulin, rapporteure. - Je partage les propos de Franck Montaugé concernant l'importance d'établir un état des lieux des dynamiques locales. Exxon a mis fin, il y a un peu plus d'un an, à ses activités chimiques situées en Seine-Maritime, le long de la vallée de la Seine. Cela représentait 670 emplois, et encore davantage d'emplois induits. Or il a fallu que les services de la préfecture et de l'agglomération recensent l'ensemble du tissu économique affecté par cette décision, car nous ne disposions pas de cette connaissance en temps réel.
L'exemple de la toile de Dunkerque a été cité dans notre présentation, fruit d'un travail approfondi visant à étudier toutes les interactions locales. Il est indispensable que l'on se dote de ce genre d'outil dans nos territoires, pour pouvoir réagir plus rapidement si une nouvelle décision comme celle d'Exxon devait être prise.
Concernant les départements, nous avons été très prudents : la possibilité de se doter de la compétence de développement économique a été ouverte au cas par cas, en fonction de leurs moyens. Mais il est bon d'avoir un débat à ce sujet. Nous spécialisons nos collectivités pour gagner en lisibilité. Or toutes les personnes que nous avons auditionnées nous ont dit que le développement économique nécessitait en parallèle le développement de logements, de formation, de transports, d'infrastructures de santé. Comment mener un tel travail global avec des collectivités spécialisées ?
Ce débat est nécessaire et doit attirer notre attention dans le cadre des débats relatifs à la loi NOTRe.
L'État comme les collectivités doivent jouer leur rôle de stratège en matière de développement économique et d'aménagement du territoire. Nous sommes tous de fervents défenseurs de la décentralisation. Mais comment tout cela se mettra-t-il en oeuvre ? Sur ce point, j'ai hâte de voir ce que donnera l'application de la loi relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables. Le préfet de mon territoire m'a dit toutefois qu'il fallait attendre la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) avant de la voir se mettre en oeuvre.
M. Franck Montaugé. - Les préfets ne tiennent pas tous le même discours à cet égard.
Mme Céline Brulin, rapporteure. - Comment articuler planification et stratégie nationales, besoins nationaux et rôle des collectivités ? Cette question est cruciale.
Nous avons parfois des visions un peu faussées des territoires, du fait d'une méconnaissance de leurs réalités, y compris dans le monde économique. Savez-vous que le département de l'Orne, peuplé de 280 000 habitants, affiche un PIB industriel aussi important que celui de la Seine-Maritime ? Les industries y sont en effet très nombreuses.
M. Franck Montaugé. - La composition sociologique des populations des territoires est un point important, car l'équilibre et la vitalité des territoires se mesurent à l'aune de celle-ci. Il ne faut pas raisonner exclusivement en termes économiques, il peut y avoir une différence entre l'importance d'une production et le nombre de ceux qui y contribuent.
M. Bernard Delcros, président. - Plus nous assouplissons les systèmes, plus nous pouvons répondre aux spécificités des territoires. À l'inverse, plus l'on cloisonne, moins l'on répond aux situations locales et moins l'on peut saisir d'opportunités.
Les recommandations sont adoptées.
La délégation adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.