B. DANS LE DOMAINE NUMÉRIQUE, LE DÉFI DE LA RÉGULATION DE PLATEFORMES INTERNATIONALES
1. L'affaire « Jean Pormanove » a mis en évidence les difficultés de la régulation des plateformes numériques établies à l'étranger
À la suite du décès du streamer Raphaël Graven, dit « Jean Pormanove », en direct sur la plateforme Kick dans la nuit du 17 au 18 août 2025, la question de la régulation effective des plateformes internationales est apparue comme un enjeu particulièrement prégnant.
Dans une tribune publiée le 24 août98(*), M. Martin Ajdari rappelle que, en matière de régulation des plateformes numériques, « aux côtés de ses homologues européens, le rôle de l'Arcom (...) est de s'assurer que les plateformes respectent [leurs] obligations de moyens et d'engager, le cas échéant, des procédures de sanction à l'encontre de celles qui sont installées en France. La loi ne lui demande ni d'apprécier la légalité des contenus mis en ligne par des particuliers (ce qui relève du juge) ni d'en solliciter le retrait ».
Concernant la responsabilité de la plateforme Kick, M. Ajdari précise que « celle-ci n'étant pas installée en France, elle ne relève pas de la compétence directe de l'Arcom »99(*).
Face à la nécessité de remédier aux lacunes de la régulation des plateformes numériques, le Président de l'Autorité défend l'entrée dans une nouvelle phase de la régulation, « afin d'organiser une veille plus systématique et de faire remonter les situations ou tendances problématiques, pour partager et améliorer les règles de modération des contenus dans le respect de la liberté d'expression »100(*).
De fait, en l'état actuel de la régulation, il n'est pas aisé pour l'Arcom, de façon isolée et sans la contribution d'acteurs de terrain, d'identifier efficacement les plateformes qui posent de réelles difficultés en termes de modération. En effet, l'Autorité n'est que « partiellement informée des situations problématiques »101(*) : elle peut certes être saisie sur un défaut de moyens mis en place par une plateforme, mais elle n'est pas compétente sur la licéité des contenus ou des activités des utilisateurs.
C'est pourquoi les acteurs de terrain (forces de l'ordre, associations, notamment), qui sont en contact avec les témoins, victimes ou auteurs de ces situations, sont régulièrement invités, lors des échanges techniques entre services, à faire remonter à l'Arcom des alertes et des informations factuelles et chiffrées concernant les plateformes sur lesquelles il conviendrait de mettre une pression supplémentaire.
Selon l'Autorité, si ces remontées sont rares, les enseignements des premiers rapports des signaleurs de confiance, qui devraient paraître début 2026, d'une part, et la volonté pour le régulateur de travailler avec les acteurs de terrain pour mettre en place des processus de partage d'information, d'autre part, « laissent raisonnablement espérer un progrès dans la mise en commun des informations utiles à une régulation efficace des plateformes »102(*).
Par ailleurs, l'observatoire de la haine en ligne, dont le législateur a confié l'organisation à l'Arcom en 2020, semble un espace pertinent pour renforcer, de façon multilatérale, le partage et la coordination entre tous les acteurs de la lutte contre la haine en ligne. L'Arcom entend le relancer très prochainement, « en lui donnant comme objectif d'être cet espace de partage, de coordination et de réflexion sur la haine en ligne »103(*).
Sur le plan européen, dans le cas de la plateforme Kick, la coopération étroite entre l'Arcom et le coordinateur pour les services numériques (CSN) maltais a permis d'échanger des informations sur la désignation d'un représentant légal de la plateforme à Malte. Pour la suite de l'instruction du dossier, le RSN prévoit plusieurs voies de coopération formelle entre le CSN compétent et les autres CSN104(*).
Dans le cadre du prochain programme de travail du Comité européen des services numériques, à la lumière du dossier Kick, l'Arcom proposera à la Commission européenne et à ses homologues de « travailler à une approche standardisée pour accélérer les échanges d'informations et faciliter l'identification des représentants légaux des plateformes n'étant pas établies sur le territoire de l'Union européenne »105(*).
2. La mise en oeuvre effective du règlement européen sur les services numériques (RSN) devrait articuler action du régulateur et action du juge
Comme le souligne l'Arcom106(*), le RSN s'applique à tous les services intermédiaires, « quel que soit leur lieu d'établissement ou leur situation géographique, dans la mesure où ils proposent des services dans l'Union [européenne], pour autant qu'un lien étroit avec l'Union soit avéré », par leur établissement, le nombre de destinataires de leurs services dans l'Union ou le ciblage de leurs activités sur un ou plusieurs États-membres107(*).
En tant que règlement d'harmonisation maximale, le RSN s'applique ainsi de façon similaire à toutes les plateformes qui offrent un service au sein de l'Union européenne, peu importe leurs lieux d'établissement. À cet égard, le choix par une plateforme extra-européenne de s'établir ou de désigner un représentant légal dans un État-membre plutôt qu'un autre ne lui permet pas de contourner la régulation et de bénéficier de règles plus favorables (forum shopping)108(*).
Pour autant, des difficultés peuvent se poser pour identifier l'établissement ou le représentant légal d'une plateforme qui ne coopérerait pas avec les autorités et ne notifierait pas cette désignation (en infraction avec le RSN), entretenant ainsi un flou susceptible de ralentir l'action des régulateurs.
Dans ce contexte, et au-delà des éléments relatifs aux moyens de veille et à la coopération entre autorités nationales, le pouvoir de limiter l'exercice de la liberté d'expression des citoyens dans l'espace public numérique, à travers le retrait de contenus ou le blocage de plateformes en cas de situation grave et urgente, doit, selon l'Arcom, revenir principalement au juge ou, à titre exceptionnel, à des officiers de police judiciaire, « a fortiori s'agissant de situations où la qualification d'une infraction, loin d'être mécanique, demande une analyse au cas d'espèce »109(*).
À cet égard, le RSN (en son article 6) prévoit l'engagement de la responsabilité des plateformes devant le juge dans les cas où, alors que celles-ci auraient connaissance de la diffusion d'un contenu illicite sur leurs services, elles n'agiraient pas de façon diligente pour faire cesser cette diffusion.
* 98 « Mort de Jean Pormanove : « La loi ne demande à l'Arcom ni d'apprécier la légalité des contenus mis en ligne par des particuliers, ni d'en solliciter le retrait », rappelle son président, Martin Ajdari », Le Monde du 24 août 2025.
* 99 Ibid.
* 100 Ibid.
* 101 Réponses de l'Arcom au questionnaire complémentaire du rapporteur.
* 102 Réponses de l'Arcom au questionnaire complémentaire du rapporteur.
* 103 Ibid.
* 104 Assistance mutuelle (article 57(2) et (3)) ; coopération transfrontière (article 58) ; enquêtes conjointe (article 60).
* 105 Réponses de l'Arcom au questionnaire complémentaire du rapporteur.
* 106 Réponses de l'Arcom au questionnaire complémentaire du rapporteur.
* 107 Voir les considérants 7 et 8 du RSN.
* 108 Par ailleurs, l'absence d'établissement ou de représentant légal dans l'Union européenne n'implique pas un contournement de la régulation puisque, dans cette situation, le RSN prévoit que tous les États membres et, pour ce qui concerne les fournisseurs de très grandes plateformes en ligne ou de très grands moteurs de recherche en ligne, la Commission, disposent de pouvoirs de surveillance et d'exécution prévus par le RSN.
* 109 Réponses de l'Arcom au questionnaire complémentaire du rapporteur.