Mme Mélanie Vogel. Mais la réalité, c'est que les lois discriminatoires issues de la IIIe République, promulguées sous Vichy, ont été volontairement maintenues après la Libération.

M. Francis Szpiner, rapporteur. Oui ! La République est responsable.

Mme Mélanie Vogel. La République a prolongé l'œuvre de Vichy ; elle l'a renforcée, elle l'a faite sienne. Elle en porte donc la responsabilité.

Et il serait honteux de rater l'occasion d'adopter définitivement ce texte au prétexte que l'on voudrait s'exonérer de la mémoire de Vichy, comme il serait indigne de le faire encore traîner, au prétexte que l'on refuse d'aller au bout de la démarche consistant à réparer la faute reconnue, y compris financièrement, comme cela s'est fait dans d'autres cas, notamment celui des harkis – ni plus ni moins.

M. Francis Szpiner, rapporteur. Cela n'a rien à voir !

Mme Mélanie Vogel. Je veux conclure en abordant un autre sujet.

S'il est essentiel d'affirmer collectivement la honte que nous avons aujourd'hui de ce que nous avons fait il y a quatre-vingts ans, il est tout aussi indispensable de cesser de faire aujourd'hui ce qui nous fera honte dans quatre-vingts ans.

En France, il a fallu attendre 2010 pour que le transsexualisme soit retiré des affections psychiatriques, 2013 pour que le mariage cesse d'être homophobe, 2016 pour que les stérilisations forcées des personnes trans cessent, 2021 pour que l'accès à la procréation médicalement assistée (PMA) cesse d'être lesbophobe, 2022 pour que les thérapies de conversion soient interdites.

Et, en 2025, une personne trans ne peut toujours pas être reconnue pour qui elle est sans l'aval d'un juge ni accéder à la PMA, et des enfants intersexes sont toujours mutilés !

Dans quatre-vingts ans, il y aura des lois pour demander pardon à toutes les victimes de LGBT-phobie en France, et je peux vous dire que les héritiers et les héritières de la proposition de loi de Jacqueline Eustache-Brinio les voteront.

Alors, gagnons du temps, réduisons dès maintenant le poids de la honte de demain, et instaurons l'égalité aujourd'hui. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et SER. – Mme Sophie Briante Guillemont applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Hussein Bourgi. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K, GEST et UC.)

M. Hussein Bourgi. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je souhaite commencer en remerciant tous ceux et toutes celles qui ont pris la parole de leurs propos, de leur sollicitude et de leur bienveillance.

Lorsque j'ai déposé cette proposition de loi, le 6 août 2022, son équilibre reposait sur deux pieds, la reconnaissance et la réparation, et elle visait une période bornée dans le temps : 1942-1982.

Lors de son examen en première lecture, le rapporteur de la commission des lois, mon ami Francis Szpiner, avait argué de difficultés juridiques pour expurger le texte de sa dimension réparatrice. C'est donc un texte déséquilibré, adopté à l'unanimité par le Sénat, qui a été transmis à l'Assemblée nationale.

Or quelle ne fut pas ma surprise, ô combien agréable, de constater que les difficultés juridiques et probatoires soulevées au Sénat n'avaient pas été considérées comme insurmontables par l'Assemblée nationale, dans sa pluralité ! Nos collègues députés de droite, auxquels je veux rendre hommage, ont su passer au-dessus de ces difficultés. C'est ainsi que l'Assemblée nationale a rétabli, à l'unanimité, les dispositions du texte relatives à la réparation, rendant à celui-ci son équilibre initial.

Ce qui avait fait débat entre nous en première lecture, c'était le bornage dans le temps, à savoir la période 1942-1982. Vichy, était-ce la France ? Je croyais, mais peut-être suis-je naïf, que ce débat, qui a animé pendant très longtemps notre pays – Philippe Séguin, auquel je rends hommage, disait que Vichy n'était pas la France –, avait été tranché par le président de la République Jacques Chirac, lors de son discours du Vél' d'Hiv', en juillet 1995.

Aujourd'hui, il n'y a plus, en France, un historien, un homme ou une femme politique digne de ce nom qui remette en cause ce discours. Tous, à gauche comme à droite, se réfèrent à ce discours comme à un discours fondateur de la République française. De fait, une France forte, c'est une France qui sait regarder son passé avec lucidité et reconnaître ses erreurs.

J'ai, sur ce sujet, un désaccord persistant avec notre collègue rapporteur Francis Szpiner et avec la majorité sénatoriale. Il existe, en effet, à mes yeux, un continuum entre les deux périodes : même si c'est malheureux, triste, regrettable, les textes du régime de Vichy n'ont pas été abrogés à la Libération, puisque l'ordonnance précitée du 8 février 1945, signée par le garde des sceaux, François de Menthon, consistait tout simplement à reprendre à son compte les dispositifs mis en place sous ce régime. C'est une réalité qui s'impose à nous, qui fait mal, qui dérange, mais avec laquelle nous devons tous composer.

Je souhaite par ailleurs aborder la question de la réparation. Il a précédemment été question de clémence. Mes chers collègues, la clémence est une manière d'absoudre quelqu'un de son erreur ; l'amnistie en est une forme. La clémence consiste à absoudre celui qui a commis une erreur.

Pour ma part, je ne me reconnais pas dans l'amnistie. Nous souhaitons aller plus loin : reconnaître un tort, c'est le réparer.

Il y a un lien de causalité entre les deux notions, qui a toujours existé chez celles et ceux qui appliquent le droit au quotidien, en particulier les magistrats. Lorsque l'on recourt aux tribunaux pour faire reconnaître un préjudice que l'on a subi, dès lors que la matérialité de celui-ci est établie, le juge accorde très logiquement une réparation. Ce lien de causalité, qui s'impose à celles et ceux qui appliquent le droit, doit également s'imposer à celles et ceux qui font le droit, c'est-à-dire à nous, les législateurs.

C'est ce lien de causalité que je défends. Cette logique juridique a été appliquée, à très juste titre, pour nos compatriotes harkis, en réparation des mauvais traitements qui leur ont été infligés au lendemain de la guerre d'Algérie, mais elle a aussi été appliquée dans de très nombreux pays.

Un certain nombre d'orateurs ont cité les exemples de l'Allemagne et de l'Espagne. Je vous invite, mes chers collègues, à élargir l'horizon sur lequel vous fixez vos regards. D'autres pays, dont certains sont proches de nous, comme l'Autriche, qui l'a fait très récemment, et d'autres sont beaucoup plus éloignés, à l'instar du Canada, ont opéré le même choix : la reconnaissance et la réparation.

Je ne vois donc pas ce qui fait obstacle à ce que cette proposition de loi soit adoptée dans sa rédaction initiale. Nous déposerons des amendements pour la rétablir.

Avant de conclure, je veux inviter chacun de vous, mes chers collègues, à voter en conscience et en responsabilité, en pensant au regard que les historiens, mais aussi les Françaises et les Français, poseront sur nos arguments et nos débats, demain, après-demain, dans dix, vingt ou trente ans. Je vous invite à vous prononcer en ayant à l'esprit ce qu'est la France, ce que sont son histoire, ses principes fondateurs et ses valeurs fondatrices.

Quand il est question de la dignité des personnes, nous n'avons pas le droit de nous dérober, de minauder, de mégoter. Quand nous traitons de la dignité des personnes, je me réfère souvent à cette belle formule du général de Gaulle : je considère que nos réflexions, nos travaux, nos arguments et nos votes doivent s'appuyer sur « une certaine idée de la France ».

Mes chers collègues, la France est belle quand elle est fraternelle. La France est courageuse quand elle est généreuse. La France est forte quand elle est lucide, quand elle regarde son passé avec courage. Alors, ce soir, soyons fraternels, soyons lucides, soyons courageux ! Votons la reconnaissance, votons la réparation.

Ainsi, nous serons peut-être au rendez-vous que l'histoire nous donne aujourd'hui. Ainsi, chacun et chacune d'entre nous pourra, dans quelques semaines, dans quelques mois, dans quelques années, se prévaloir de cette petite, toute petite pierre qu'il aura apportée à l'histoire de ce grand, de ce beau, de ce vieux pays qui s'appelle la France et que nous aimons toutes et tous. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, GEST et UC. – Mmes Sophie Briante Guillemont et Patricia Schillinger applaudissent également.)

M. le président. La discussion générale est close.

Nous passons à la discussion du texte de la commission.

proposition de loi portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1945 et 1982

Article 1er

La République française reconnaît sa responsabilité du fait de l'application des dispositions pénales suivantes à compter du 8 février 1945, qui ont constitué une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle et une violation du droit au respect de la vie privée :

1° A (Supprimé)

1° Le deuxième alinéa de l'article 330 et le troisième alinéa de l'article 331 du code pénal, dans leur rédaction antérieure à la loi n° 80-1041 du 23 décembre 1980 relative à la répression du viol et de certains attentats aux mœurs ;

2° Le deuxième alinéa de l'article 331 du code pénal, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 82-683 du 4 août 1982 abrogeant le deuxième alinéa de l'article 331 du code pénal ;

3° (Supprimé)

Elle reconnaît que ces dispositions ont été source de souffrances et de traumatismes pour les personnes condamnées, de manière discriminatoire, sur leur fondement.

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques.

L'amendement n° 1 est présenté par M. Bourgi, Mme de La Gontrie, MM. Durain et Chaillou, Mme Harribey, M. Kerrouche, Mme Linkenheld, M. Roiron, Mme Narassiguin et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.

L'amendement n° 4 est présenté par M. Brossat, Mme Cukierman et les membres du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky.

L'amendement n° 10 est présenté par Mme M. Vogel, MM. Benarroche, G. Blanc et Dantec, Mme de Marco, MM. Dossus, Fernique et Gontard, Mme Guhl, MM. Jadot et Mellouli, Mmes Ollivier et Poncet Monge, M. Salmon et Mmes Senée et Souyris.

Ces trois amendements sont ainsi libellés :

Rédiger ainsi cet article :

La Nation reconnaît que l'application par l'État des dispositions pénales suivantes a constitué une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle et une violation du droit au respect de la vie privée :

1° Le 1° de l'article 334 du code pénal dans sa rédaction résultant de la loi n° 744 du 6 août 1942 modifiant l'article 334 du code pénal, s'agissant des dispositions relatives aux actes qualifiés d'impudiques ou de contre nature commis avec une personne de même sexe ;

2° Le deuxième alinéa de l'article 330 et le troisième alinéa de l'article 331 du code pénal, dans leur rédaction antérieure à la loi n° 80-1041 du 23 décembre 1980 relative à la répression du viol et de certains attentats aux mœurs ;

3° Le deuxième alinéa de l'article 331 du code pénal, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 82-683 du 4 août 1982 abrogeant le deuxième alinéa de l'article 331 du code pénal ;

Elle ouvre aux personnes condamnées sur le fondement de ces dispositions le bénéfice d'une réparation dans les conditions prévues à l'article 3 de la présente loi.

La parole est à M. Hussein Bourgi, pour présenter l'amendement n° 1.

M. Hussein Bourgi. Cet amendement a trait au bornage dans le temps auquel procède cette proposition de loi.

Comme je viens de l'expliquer à la tribune, il n'y a pas lieu, selon moi, d'établir de rupture entre 1942 et 1945, puisque les textes qui étaient en vigueur depuis le 6 août 1942 le sont, hélas ! restés à la Libération, ce que je déplore, le garde des sceaux du Gouvernement provisoire, François de Menthon, les ayant repris à son compte.

Il existe donc un continuum en matière législative et juridique dans la répression de l'homosexualité, les mêmes textes étant restés en vigueur entre 1942 et 1982 – en passant par 1945 et 1960. Cette réalité s'impose à tous.

Je propose donc d'en revenir au bornage initial, à savoir 1942 à 1982.

M. le président. La parole est à M. Ian Brossat, pour présenter l'amendement n° 4.

M. Ian Brossat. Au travers de cet amendement, nous proposons de rétablir l'article 1er dans sa rédaction initiale, tel qu'il a été adopté par l'Assemblée nationale.

Ce n'est pas un détail. Il s'agit d'affirmer avec clarté une vérité que la République a trop longtemps ignorée : le fait que, entre 1942 et 1982, la France a réprimé des citoyens en raison de leur orientation sexuelle.

Le choix de la période 1942-1982 est pleinement justifié. Il s'appuie sur une continuité historique et juridique incontestable : en 1942, sous le régime de Vichy, une loi introduit une distinction pénale fondée sur l'orientation sexuelle et, de fait, ce texte est maintenu dans le code pénal par l'ordonnance du 8 février 1945, signée par François de Menthon, alors ministre de la justice du Gouvernement provisoire de la République française.

Ainsi, de Vichy à la République, la même logique répressive a perduré, et il nous paraît cohérent de réintroduire cet élément, afin de revenir à la rédaction adoptée par l'Assemblée nationale.

M. le président. La parole est à Mme Mélanie Vogel, pour présenter l'amendement n° 10.

Mme Mélanie Vogel. Cet amendement tend à rétablir la rédaction initiale de l'article 1er pour ce qui concerne la référence temporelle et la question des réparations financières.

Comme l'ont expliqué mes collègues, la loi promulguée en 1942 n'est pas née en 1942 : elle est issue de la IIIe République. Elle n'a pas disparu en 1945 : elle a été consciemment, volontairement, maintenue par la République et a même été renforcée, avant d'être finalement abandonnée en 1982.

Il n'y a donc aucune justification historique, morale ou juridique à effacer de notre responsabilité collective, en tant que Nation, la période allant de 1942 à 1945, durant laquelle les personnes ont été victimes exactement des mêmes dispositions, de la même logique.

Enfin, cet amendement vise aussi à mentionner la possibilité de réparations financières. Cela a été dit, c'est une conséquence logique de la reconnaissance d'un préjudice que de proposer la réparation de celui-ci. Quand on reconnaît un préjudice sans le réparer, on ne le reconnaît pas totalement.

M. le président. Quel est l'avis de la commission ?

M. Francis Szpiner, rapporteur. Il est indiqué, dans l'exposé des motifs de l'amendement n° 10 : « lors de l'examen en première lecture, le rapporteur estimait que, "Pour des raisons de morale politique, la République ne peut endosser la responsabilité des crimes de Vichy". Mais alors à qui revient-il d'endosser cette responsabilité ? »

C'est très simple : la condamnation du régime de Vichy a été unanime. Tout ce qui a été fait par Vichy, la France libre l'a condamné, combattu. Je ne vois donc pas pourquoi ceux qui se sont battus contre Vichy, qui ont été arrêtés, emprisonnés, torturés devraient endosser la responsabilité d'un régime criminel.

Je suis désolé, mais, quand j'entends un certain nombre de collègues citer le général de Gaulle et Jacques Chirac, je me dis qu'ils n'ont pas la même mémoire que moi ! Je me rappelle, pour ma part combien ce dernier a, en son temps, été vilipendé… Vous me permettrez donc de considérer que je suis peut-être un meilleur interprète de sa pensée ! (Marques d'approbation sur les travées du groupe Les Républicains.)

Jacques Chirac a reconnu la responsabilité de la France et de l'État français, non de la République. Dès lors, je maintiens que la République n'a pas à s'excuser des actes d'un régime totalitaire monstrueux qu'elle a combattu les armes à la main.

Comme l'a rappelé l'orateur de l'Union Centriste, la France légitime était à Londres, le régime de Vichy était nul et non avenu, et la France l'a condamné, puisqu'elle a finalement choisi la voie de la Libération, derrière le général de Gaulle. Vouloir refuser d'endosser les crimes de Vichy est un devoir pour tout républicain.

Avis défavorable. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur quelques travées du groupe UC.)

M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?

Mme Aurore Bergé, ministre déléguée. Le Gouvernement souhaite garder la rédaction issue des travaux de la commission des lois du Sénat.

En premier lieu, pour ce qui concerne le bornage dans le temps, comme l'ont très clairement affirmé l'ensemble des orateurs, personne ne nie les discriminations et les souffrances qui ont été infligées aux personnes homosexuelles sous le régime de Vichy. Personne !

La République française a-t-elle pour autant à répondre des actes commis pendant cette période ? Le Gouvernement considère qu'elle n'a pas à le faire, justement parce que Vichy n'était pas la République. Il ne faut pas prendre le risque d'introduire de la confusion. J'y insiste : entre 1942 et 1945, le régime n'était pas la République. Nous devons l'assumer et l'affirmer très clairement pour qu'il n'y ait aucune ambiguïté en la matière.

Cette distinction ne signifie évidemment pas que l'on nie, que l'on méconnaît ou que l'on n'assume pas la violence et le caractère insupportable des souffrances d'alors, qui, d'ailleurs, existaient avant 1942. Elle signifie que la République n'en est pas responsable, tout simplement parce qu'elle n'était pas constituée durant cette période.

En second lieu, la réparation étant une question davantage juridique, nous l'écartons pour des raisons juridiques. Selon moi, elle n'est pas comparable, par exemple, à celle de la réparation à destination des harkis, qui a été évoquée. Il ne faut pas comparer ce qui n'a pas à être comparé.

Au-delà, les arguments juridiques qui s'opposent à une telle reconnaissance ne sont pas de la même nature. Je vais les développer une fois pour toutes – je n'y reviendrai pas dans la suite du débat.

Sur le plan juridique, on considère que la réparation financière ne peut valablement découler de l'application directe d'une loi pénale – en l'occurrence, on ne supprime pas de norme pénale, pas plus que l'on n'en crée.

Par ailleurs, elle pose une double difficulté.

D'abord, comment articuler cette réparation avec l'amnistie telle qu'elle a été prononcée en 1980 ? En effet, cette dernière a effacé les condamnations qui avaient été prononcées. Comment réparer les préjudices liés à des condamnations qui ne sont plus ? Encore une fois, il ne s'agit pas de nier les souffrances, comme il me semble que je l'ai très clairement indiqué.

Ensuite, comment articuler réparation et prescription ? Nous avons discuté des règles en la matière voilà quelques semaines au Sénat. En l'état actuel du droit, la prescription s'applique à partir d'un délai de trente ans : comment ouvrir un droit à réparation au-delà ?

Pour conclure, il y a deux sujets différents : la réaffirmation, d'un point de vue historique, juridique et moral, que, non, Vichy n'était pas la République française, donc que celle-ci n'a pas à reconnaître des actes commis à une époque où elle n'était pas ; la question, plus juridique, de la réparation.

Le Gouvernement sollicite le retrait de ces amendements identiques ; à défaut, l'avis sera défavorable.

M. le président. La parole est à Mme Anne Souyris, pour explication de vote.

Mme Anne Souyris. La mesure instaurée par Vichy afin de distinguer entre personnes hétérosexuelles et personnes homosexuelles concernant l'âge de la majorité sexuelle marque le début d'une pénalisation explicite et ciblée de l'homosexualité en droit français, laquelle s'est prolongée bien après la Libération, jusqu'en 1982.

Vichy n'était pas la France, répète à l'envi M. Szpiner. Mais répéter n'est pas vérité ! La République n'a pas abrogé les lois de Vichy relatives à la répression de l'homosexualité. Elle les a, au contraire, validées, appliquées et prolongées pendant près de quarante ans, jusqu'en 1982. On ne peut donc pas faire comme si la République n'avait rien à voir avec cette histoire, car elle a assumé l'héritage de Vichy en le pérennisant.

« Cette réforme, inspirée par le souci de prévenir la corruption des mineurs, ne saurait, en son principe, appeler aucune critique », pouvons-nous lire dans l'exposé des motifs de l'ordonnance du 8 février 1945 signée par Charles de Gaulle. La République ne peut pas prétendre réparer les conséquences d'un système qu'elle a elle-même entretenu tout en refusant d'en reconnaître l'origine : il est urgent qu'elle reconnaisse cette filiation pour pouvoir s'en désolidariser pleinement.

Si nous voulions aller plus loin, il faudrait même pointer du doigt que cette disposition du code pénal instaurée sous Vichy est elle-même héritée de la IIIe République… En matière de répression de l'homosexualité, il existe donc une forme de continuité entre la République et Vichy. J'y reviendrai à l'occasion de l'examen d'un amendement.

La loi permettant une distinction entre personnes hétérosexuelles et personnes homosexuelles concernant l'âge de la majorité sexuelle était en fait quasiment prête déjà sous la IIIe République. La seule raison qui empêcha son application est un simple problème de calendrier : après une interpellation parlementaire du sénateur du Bas-Rhin Joseph Sigrist, Édouard Daladier, président du Conseil, demanda, le 29 novembre 1939, que l'on soumette à sa signature une loi-décret reprenant les conclusions du rapport Medan.

M. le président. Je mets aux voix les amendements identiques nos 1, 4 et 10.

(Les amendements ne sont pas adoptés.)

M. le président. L'amendement n° 14, présenté par Mme Souyris, M. Brossat, Mme M. Vogel, MM. Benarroche, G. Blanc et Dantec, Mme de Marco, MM. Dossus, Fernique et Gontard, Mme Guhl, MM. Jadot et Mellouli, Mmes Ollivier et Poncet Monge, M. Salmon et Mme Senée, est ainsi libellé :

I. – Alinéa 1

Rédiger ainsi le début de cet alinéa :

La Nation reconnaît sa responsabilité quant à l'application par l'État des dispositions pénales suivantes, qui ont constitué une discrimination…

II. – Compléter cet article par neuf alinéas ainsi rédigés : 

La Nation reconnaît également sa responsabilité quant à l'application de certaines dispositions pénales susceptibles de constituer une discrimination fondée sur l'orientation sexuelle en visant les comportements homosexuels, à savoir les dispositions suivantes :

1° L'article 330 du code pénal dans sa rédaction antérieure à la loi n° 80-1 041 du 23 décembre 1980 relative à la répression du viol et de certains attentats aux mœurs ; 

2° L'alinéa 1 de l'article 334 du code pénal, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 92-1 336 du 16 décembre 1992 relative à l'entrée en vigueur du nouveau code pénal ;

3° Les articles 270 et 271 du code pénal, dans leur rédaction antérieure au décret-loi du 30 octobre 1935 relatif à la protection de l'enfance ;

4° L'article 287 du code pénal, dans sa rédaction antérieure au décret-loi n° 57-399 du 15 mars 1957 modifiant les articles 283 à 290 du code pénal ;

5° L'article 28 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans sa version antérieure au décret du 29 juillet 1939 relatif à la famille et à la natalité française abrogeant l'article 28 de la loi du 29 juillet 1881 ;

6° Les articles 110 à 126 inclus du décret du 29 juillet 1939 relatif à la famille et à la natalité française ;

7° La loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse ;

Elle reconnaît que ces dispositions ont pu être détournées pour pénaliser des actes et comportements homosexuels, même si cela n'était pas leur but premier et explicite.

La parole est à Mme Anne Souyris.

Mme Anne Souyris. Nous demandons non pas de réécrire l'histoire, mais de regarder le passé en face.

À cet égard, réduire la pénalisation de l'homosexualité à deux dispositions du code pénal est erroné. Croire en une telle réduction serait une illusion ou, pire, un mensonge.

La pénalisation était bien plus profonde, diffuse et sournoise, car cette discrimination s'est construite sur l'invisibilité. Elle s'est déployée dans les marges, dans les silences du droit, dans des textes prétendument neutres, que l'on a détournés : outrage à la pudeur, excitation de mineurs à la débauche, vagabondage, outrage aux bonnes mœurs.

L'outrage public à la pudeur n'a pas attendu 1960 pour permettre de réprimer l'homosexualité : loin d'introduire une rupture, l'aggravation de 1960 n'a fait qu'accroître une peine pour mieux la réprimer.

L'excitation à la débauche, sous couvert de protéger les mineurs, a été dévoyée pour réprimer des relations homosexuelles consenties.

La lutte contre le vagabondage a été utilisée comme outil de contrôle des corps, des désirs et des lieux de sociabilité homosexuelle, donc comme outil de régulation de l'espace public pour cette population indésirable.

La censure des publications dites « contraires aux bonnes mœurs » a permis de faire taire les voix, d'effacer les récits et de criminaliser les existences homosexuelles, tout cela sans jamais en dire le nom. Tel fut le génie noir de cette répression : punir sans nommer, traquer sans accuser, condamner sans assumer.

On ne peut parler ni de mémoire ni de reconnaissance si l'on se contente de condamner ce qui fut explicitement homophobe. Il faut aussi regarder comment le droit commun, la norme sociale et les institutions ont été détournés pour produire de la discrimination et de la souffrance. Reconnaître que d'autres dispositifs ont servi à criminaliser l'homosexualité revient à donner une place aux invisibles dans notre récit national et à reconnaître la violence d'État, même lorsqu'elle se dissimulait derrière des habits de neutralité.

M. le président. Quel est l'avis de la commission ?

M. Francis Szpiner, rapporteur. Cet amendement tend à intégrer sept dispositions pénales à la proposition de loi, et à préciser que la Nation « reconnaît que ces dispositions ont pu être détournées pour pénaliser des actes et comportements homosexuels, même si cela n'était pas leur but premier et explicite. »

Il est donc demandé au Sénat d'intégrer des dispositions législatives qui, en tant que telles, n'étaient pas destinées à pénaliser les comportements homosexuels, mais qui ont pu conduire à une pénalisation se fondant sur une jurisprudence et sur une interprétation qui remontent à plus d'un siècle – l'objet de votre amendement cite même, madame la sénatrice, un arrêt de la cour d'appel de Bourges de 1905.

En conséquence, la commission émet un avis défavorable sur cet amendement.

M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?

Mme Aurore Bergé, ministre déléguée. Même avis : défavorable.

M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 14.

(L'amendement n'est pas adopté.)

M. le président. L'amendement n° 15, présenté par Mmes Souyris et M. Vogel, MM. Benarroche, G. Blanc et Dantec, Mme de Marco, MM. Dossus, Fernique et Gontard, Mme Guhl, MM. Jadot et Mellouli, Mmes Ollivier et Poncet Monge, M. Salmon et Mme Senée, est ainsi libellé :

Alinéa 6

Compléter cet alinéa par une phrase ainsi rédigée :

Elle reconnaît également que l'État a permis d'exercer, de manière systématique et hors de tout fondement légal explicite, une politique policière de surveillance, de fichage, d'interpellation, d'humiliation et de harcèlement à l'encontre des personnes homosexuelles.

La parole est à Mme Anne Souyris.

Mme Anne Souyris. « Pédé 1 » et « pédé 2 » : voilà comment sont étiquetés, dans les archives de la préfecture de police, les registres des plus de 1 200 personnes arrêtées, rien que pour la décennie 1840-1850, pour outrage public à la pudeur par la police des mœurs.

Il y a des vérités que la République tarde à dire. Il y a des pratiques que nos mémoires ont reléguées aux marges de notre histoire officielle, alors même qu'elles ont structuré l'existence quotidienne de milliers de nos concitoyens durant des siècles.