II. INTERDIRE LA PÊCHE DE FOND MOBILE DANS LES ZONES MARINES PROTÉGÉES : DERRIÈRE SON APPARENTE COHÉRENCE, UN PROJET INOPÉRANT ET DÉNUÉ D'EFFICACITÉ

A. LES ZONES MARINES PROTÉGÉES : UN TERME GÉNÉRIQUE POUR DÉSIGNER UN ENSEMBLE EN RÉALITÉ TRÈS DISPARATE

1. En Europe, un instrument multiforme érigé en pilier de la politique de protection de la biodiversité
a) La désignation de zones marines protégées, fer de lance historique de la politique européenne de protection de la biodiversité

Selon l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), une aire protégée se définit comme « un espace géographique clairement défini, reconnu, dédié et géré, par des moyens légaux ou d'autres moyens efficaces, afin d'assurer la conservation à long terme de la nature, des services systémiques et des valeurs culturelles qui y sont associées ». Les aires marines protégées peuvent permettre « une utilisation modérée des ressources naturelles », mais « non industrielle et compatible avec la conservation de la nature ».

Au niveau de l'Union européenne, les aires marines protégées (AMP) ou zones marines protégées (ZMP) désignent des zones géographiques délimitées en mer, qui répondent à des objectifs de protection de la biodiversité marine et de gestion durable des activités maritimes.

La politique européenne en matière de protection de la biodiversité s'appuie historiquement sur les directives « Oiseaux » de 197913(*) et « Habitats » de 199214(*), destinées respectivement à protéger les oiseaux sauvages et plus de 1 000 espèces d'importance européenne, ainsi que leurs principaux habitats sur tout le territoire européen.

Ces deux directives imposent aux États membres de prendre des mesures appropriées pour éviter la détérioration des habitats naturels, notamment en désignant des aires géographiques spécialement identifiées et dédiées à la protection des espèces en danger, regroupées au sein du réseau Natura 2000.

La directive-cadre stratégie pour le milieu marin15(*), adoptée en 2008 afin de garantir une bonne articulation entre les politiques environnementales et sectorielles qui concernent le milieu marin, a reconnu l'importance de ces mesures de protection spatiale. Soulignant notamment que les zones marines protégées constituaient « une importante contribution à la réalisation d'un bon état écologique », la directive-cadre a imposé aux États membres d'établir des programmes comprenant notamment des mesures de protection spatiale, afin de contribuer à « créer des réseaux cohérents et représentatifs de zones marines protégées ».

La directive-cadre stratégie pour le milieu marin a également fourni, au cours des dernières années, un cadre juridique à l'Union européenne pour contribuer aux engagements de la Convention sur la diversité biologique (CDB), qui fut adoptée lors du sommet de la Terre à Rio en 1992, et dont le plan stratégique 2011-2020 prévoyait la création d'un réseau d'espaces protégés couvrant au moins 17 % de la surface terrestre et 10 % des océans (« objectif 11 d'Aichi »).

Cette ambition a été revue à la hausse lors de la Conférence des Nations unies sur la biodiversité (COP 15 de la CDB) qui s'est tenue à Montréal, puisque le Cadre Mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal, adopté le 19 décembre 2022, préconise la protection, par le biais de systèmes d'aires protégées, de 30 % des terres et 30 % des mers à horizon 203016(*).

Ces objectifs sont cohérents avec la Stratégie de l'Union européenne en faveur de la biodiversité à l'horizon 203017(*), présentée en 2020 par la Commission, qui prévoit notamment la création de zones protégées représentant au moins 30 % de la superficie terrestre et de la superficie marine de l'UE, dont au moins 10 % de zones strictement protégées. Ces objectifs ont été approuvés en 2020 par le Conseil de l'Union européenne18(*).

Enfin, la proposition de règlement sur la restauration de la nature19(*), qui s'inscrit dans le prolongement de la stratégie de l'Union européenne en faveur de la biodiversité à l'horizon 2030, fixe de multiples objectifs juridiquement contraignants en matière de restauration des écosystèmes.

Ce texte, actuellement en cours de discussion, ambitionne notamment que les mesures de restauration par zone prises par les États membres couvrent au moins 20 % des zones terrestres et marines de l'Union d'ici à 2030, puis soient étendues à tous les écosystèmes devant être préservés à horizon 2050. La proposition de règlement précise notamment les mesures envisagées pour la restauration des écosystèmes marins (herbiers marins, fonds sédimentaires, habitats d'espèces marines emblématiques).

C'est dans ce contexte que doit être analysé le plan d'action de la Commission pour la protection et la restauration des écosystèmes marins. Ce dernier est ainsi destiné, d'une part, à répondre aux engagements pris par l'Union européenne lors de la COP15 et d'autre part, à atteindre les objectifs définis dans la Stratégie en faveur de la biodiversité à horizon 2030 et la proposition de règlement de restauration de la nature.

En effet, à l'heure actuelle, les 27 000 sites Natura 2000 couvrent 18,5 % de la surface terrestre européenne et 8,9 % de la surface marine des eaux européennes. En incluant les autres catégories d'aires marines protégées, seules 12 % des mers de l'UE sont actuellement protégées - soit un chiffre nettement en deçà de l'objectif de 30 %.

b) À l'échelle européenne, un réseau hétérogène, caractérisé par une grande diversité d'objectifs et des niveaux inégaux de protection

Si les aires marines protégées jouent un rôle central dans la conservation des écosystèmes marins, force est de constater qu'il en existe de toutes sortes, caractérisées par une grande diversité d'objectifs : préservation de couloirs migratoires, protection d'habitats benthiques vulnérables ou d'espèces sensibles, mais également promotion d'une exploitation durable des ressources maritimes ou préservation du patrimoine culturel marin.

La notion d'aire protégée renvoie en réalité à des systèmes de gestion des espaces très différents, comme en atteste la diversité des statuts juridiques afférents ; les règles qui s'y appliquent, de même que leurs modes d'élaboration, varient donc d'un territoire à l'autre, avec pour corollaire des niveaux de protection très inégaux.

L'exemple du réseau Natura 2000 est à cet égard particulièrement emblématique. Toutes les activités humaines y sont a priori autorisées, charge étant faite au gestionnaire de chaque zone d'engager une évaluation des incidences s'il estime qu'une activité risque d'affecter les écosystèmes - cette évaluation pouvant déboucher, à terme, sur des restrictions ciblées. Les États conservent ainsi la possibilité de choisir les mesures à mettre en place, pour pouvoir prendre en compte les particularités régionales de chacun des sites.

Par conséquent, au sein de l'Union européenne, de nombreuses aires marines protégées demeurent multi-usages, les activités humaines comme la pêche ou l'aquaculture n'y étant pas interdites, sous réserve qu'elles soient compatibles avec les objectifs de conservation des habitats.

Pour certaines associations de protection de l'environnement, les zones Natura 2000 ne constituent donc pas des aires protégées au sens de l'UICN, cette expression étant utilisée abusivement pour désigner des zones de co-gestion, qui ne répondent pas au degré minimal de protection défini selon les standards internationaux.

En effet, des travaux scientifiques récents20(*), menés par une équipe internationale de chercheurs, ont abouti à la mise en ligne d'un guide des aires marines protégées (AMP) établissant une méthodologie pour classer ces dernières selon quatre niveaux de protection de la biodiversité :

- protection intégrale : aucune activité extractive ou destructive n'est autorisée. Tous les impacts émanant d'activités que l'AMP peut gérer sont minimisés ;

- protection haute : seules les activités extractives légères sont autorisées. Les autres impacts émanant d'activités que l'aire marine protégée peut gérer sont minimisés dans la mesure du possible, par exemple en n'autorisant que les activités culturelles ou traditionnelles à faible impact et à faible niveau d'extraction ;

- protection légère : il existe une certaine protection, mais l'extraction et les autres impacts, modérés à importants, sont autorisés ;

- protection minimale : une extraction extensive et d'autres impacts sont autorisés, mais la zone offre tout de même un certain avantage en matière de conservation dans la région, car des activités hautement destructives comme la pêche industrielle sont interdites.

Or, selon cette classification, moins de 1 % des zones marines européennes bénéficieraient actuellement d'une protection intégrale.

2. En France, une protection juridique accordée à 33 % de l'espace maritime à travers une grande variété d'outils

Disposant du deuxième espace maritime mondial, la France compte désormais 565 aires marines protégées en métropole et en outre-mer, assurant une protection à 33 % des eaux françaises, contre 23,5 % en 2019.

Cette évolution traduit les efforts initiés dans le cadre de la stratégie française pour les aires protégées 2030 dont l'objectif, au terme de l'article 110-4 du code de l'environnement, est de couvrir par un réseau cohérent d'aires protégées en métropole et en outre-mer, sur terre et en mer, « au moins 30 % de l'ensemble du territoire national et des espaces maritimes sous souveraineté ou juridiction française », dont au moins 10 % sous protection forte21(*).

La politique volontariste de création des aires marines protégées menée ces dernières années par la France lui permet de figurer parmi les pays européens affichant les taux le plus élevés de protection de leur espace maritime.

Réseau français des aires marines protégées

Source : site du ministère de l'écologie

Les aires marines protégées françaises se distinguent néanmoins par leur diversité. Ainsi, l'article L. 334-1 du code de l'environnement reconnaît onze grandes catégories d'aires marines protégées, si bien qu'en incluant les instruments régionaux et internationaux ainsi que les outils de protection spécifiques créés par les collectivités d'outre-mer, quarante-trois outils législatifs de protection des espaces maritimes coexistent en droit français.

Les onze catégories d'aires marines protégées

Les aires marines protégées comprennent :

- les parcs nationaux ayant une partie maritime ;

- les réserves naturelles ayant une partie maritime, et, le cas échéant, les périmètres de protection de ces réserves ;

- les zones ayant fait l'objet d'un arrêté de protection des biotopes, des habitats naturels et des sites d'intérêt géologique ayant une partie maritime ;

- les parcs naturels marins ;

- les sites Natura 2000 ayant une partie maritime ;

- les parties maritimes du domaine relevant du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres ;

- les zones de conservation halieutiques ;

- les parties maritimes des parcs naturels régionaux ;

- les réserves nationales de chasse et de faune sauvage ayant une partie maritime ;

- les aires marines protégées créées en application des codes de l'environnement de la Polynésie française, des îles Wallis et Futuna, des provinces de la Nouvelle-Calédonie et en application des délibérations du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie ;

- les aires marines ou ayant une partie marine délimitées par la France en application d'instruments régionaux ou internationaux.

Source : article L334-1 du code de l'environnement.

Cette diversité d'outils et de modes de gestion permet indéniablement de s'adapter aux enjeux territoriaux ; la stratégie française pour les aires protégées 2030 est très explicite sur ce point, relevant que « ces statuts diversifiés sont importants, car ils s'adaptent aux territoires, offrant un gradient allant de la conservation de la nature au développement durable [...]. La bonne articulation de ces différents outils entre eux et leur gestion adaptée au sein des territoires permettent de faire face à la diversité des écosystèmes, des enjeux de gestion, des usages, des cultures et d'accroître la résilience du réseau national d'aires protégées »22(*).

Néanmoins, dans la mesure où chaque site protégé peut réglementer différemment les activités humaines, le cadre juridique applicable se révèle particulièrement complexe et hétérogène à l'échelle nationale, avec pour corollaire des niveaux de protection très variables.

Ainsi, une étude publiée en 2021 par des chercheurs du Centre de recherche insulaire et observatoire de l'environnement23(*) a révélé que seul 1,6 % de l'espace maritime français bénéficiait d'un statut de protection intégrale ou haute, pouvant être assimilé à la « protection forte » définie à l'échelle internationale.

Il apparaît, de surcroît, que 80 % de cette protection haute ou intégrale se concentre dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), le niveau de protection des eaux métropolitaines demeurant plus faible. Ainsi, « 59 % des eaux françaises méditerranéennes sont dans des AMP, dont 0,1 % en protection haute ou intégrale ; presque 40 % de la façade Atlantique-Manche-Mer du Nord est sous un statut d'AMP tandis que 0,01 % reçoit une protection haute ou intégrale »24(*).

Couverture des différents niveaux de protection
en France métropolitaine et en outre-mer

Source : CNRS.

Les associations de protection de l'environnement relèvent également qu'en France, la catégorie de zone de protection forte correspond en réalité à une protection partielle, puisqu'au terme d'un décret de 202225(*), aucune activité n'y est formellement interdite.


* 13 Directive 2009/147/CE du 30 novembre 2009 modifiant la directive 79/409/CEE du Parlement européen et du Conseil du 2 avril 1979.

* 14 Directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages.

* 15 Directive 2008/56/CE du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008 établissant un cadre d'action communautaire dans le domaine de la politique pour le milieu marin

* 16 Cible 3 du Cadre Mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal : « Faire en sorte et permettre que, d'ici à 2030, au moins 30 % des zones terrestres, des eaux intérieures et des zones côtières et marines, en particulier les zones revêtant une importance particulière pour la biodiversité et les fonctions et services écosystémiques, soient effectivement conservées et gérées par le biais de systèmes d'aires protégées écologiquement représentatifs, bien reliés et gérés de manière équitable, et d'autres mesures efficaces de conservation par zone, en reconnaissant les territoires autochtones et traditionnels, le cas échéant, et intégrés dans des paysages terrestres, marins et océaniques plus vastes, tout en veillant à ce que toute utilisation durable, le cas échéant dans ces zones, soit pleinement compatible avec les résultats de la conservation, en reconnaissant et en respectant les droits des peuples autochtones et des communautés locales, y compris sur leurs territoires traditionnels ».

* 17 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 20 mai 2020 sur la stratégie de l'UE en faveur de la biodiversité à l'horizon 2030, intitulée « Ramener la nature dans nos vies », COM(2020) 380 final.

* 18 Conclusions du Conseil de l'Union européenne du 16 octobre 2020 approuvant la stratégie de l'UE en faveur de la biodiversité à l'horizon 2030, dans un document intitulé « L'urgence d'agir », 11829/20.

* 19 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la restauration de la nature du 22 juin 2022, COM(2022) 304 final.

* 20 Science, Guide des aires marines protégées, 9 septembre 2021, https://mpa-guide.protectedplanet.net/

* 21 Le décret n°2022-527 du 12 avril 2022 pris en application de l'article L. 110-4 du code de l'environnement définit une zone de protection forte comme «une « zone géographique dans laquelle les pressions engendrées par les activités humaines susceptibles de compromettre la conservation des enjeux écologiques sont absentes, évitées, supprimées ou fortement limitées, et ce de manière pérenne, grâce à la mise en oeuvre d'une protection foncière ou d'une réglementation adaptée, associée à un contrôle effectif des activités concernées ».

* 22 Stratégie nationale pour les aires protégées 2030, janvier 2021, https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/DP_Biotope_Ministere_strat-aires-protegees_210111_5_GSA.pdf

* 23 Joachim Claudet, Charles Loiseau, Antoine Pebayle, « Critical gaps in the protection of the second largest exclusive economic zone in the world », Marine policy, février 2021.

* 24 CNRS, «  France : des aires marines... pas encore suffisamment protégées », 13 janvier 2021.

* 25 Le décret n°2022-527 du 12 avril 2022 pris en application de l'article L. 110-4 du code de l'environnement définit une zone de protection forte comme «une « zone géographique dans laquelle les pressions engendrées par les activités humaines susceptibles de compromettre la conservation des enjeux écologiques sont absentes, évitées, supprimées ou fortement limitées, et ce de manière pérenne, grâce à la mise en oeuvre d'une protection foncière ou d'une réglementation adaptée, associée à un contrôle effectif des activités concernées ».