COMPTE RENDU DE L'AUDITION
DE M. ÉRIC DUPOND-MORETTI,
GARDE DES SCEAUX

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MARDI 23 MAI 2023

M. François-Noël Buffet, président. - Monsieur le garde des sceaux, nous vous accueillons ce soir pour évoquer deux sujets.

L'un, prévu de longue date, a trait à notre travail législatif. Vous défendrez au Sénat, dans quinze jours, le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 et le projet de loi organique relatif à l'ouverture, la modernisation et la responsabilité du corps judiciaire. Vous êtes devant nous aujourd'hui pour nous en présenter les points saillants et pour répondre aux questions de nos deux rapporteures, Agnès Canayer et Dominique Vérien.

L'autre est lié à l'actualité : la semaine dernière, la commission des lois a auditionné le maire de Saint-Brevin-les-Pins, Yannick Morez, qui a décrit les violences et les actes criminels qu'il a subis dans le cadre de son mandat de maire. Il nous paraît utile que vous nous éclairiez, monsieur le ministre, sur le volet judiciaire de cette affaire ; je pense en particulier aux déclarations que M. Morez a faites de ses contacts avec la procureure de la République, dont vous avez certainement pris connaissance. Vous savez combien nous sommes attachés au principe du contradictoire, qui nous permet d'appréhender les situations dans leur ensemble ; je vous remercie donc par avance pour les échanges que nous allons avoir à ce propos.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Monsieur le président, mesdames les rapporteures, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous propose de vous présenter les grands axes des textes que votre commission examinera la semaine prochaine et d'évoquer ensuite plus en détail la question cruciale de l'exposition croissante et intolérable de nos élus à la violence - vous connaissez l'engagement de ma politique pénale en la matière.

Je suis particulièrement heureux de revenir devant vous cet après-midi, après vous avoir longuement présenté, le 10 janvier 2023, l'ensemble du plan d'action issu des États généraux de la justice.

À cette occasion, je vous avais annoncé une loi de programmation ainsi que son volet organique. Nous y voilà, conformément à l'engagement du Président de la République et de la Première ministre pour la justice de notre pays.

La justice, c'est d'abord des moyens, évidemment, eu égard au constat de délabrement qui a été dressé par le comité des États généraux.

C'est pourquoi l'article 1er du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 entérine une hausse inédite des crédits de la justice, qui atteindront près de 11 milliards d'euros en 2027. Sur les cinq prochaines années cumulées, par comparaison à une situation de reconduction du niveau actuel des crédits du ministère de la justice, ceux-ci augmenteront de près de 7,5 milliards d'euros. À titre de comparaison, ils ont augmenté de 2 milliards d'euros seulement sous le quinquennat du président Sarkozy et de 2,1 milliards d'euros sous celui du président Hollande.

Le Parlement vote le budget ; il en contrôle aussi l'affectation. Concrètement, à quoi vont servir ces crédits supplémentaires massifs ? C'est ce que précise le rapport annexé qui vous est soumis.

La mère de toutes les batailles, ce sont les recrutements massifs et rapides de magistrats, de greffiers, d'attachés de justice - j'y reviendrai -, d'agents pénitentiaires, d'agents administratifs, bref, de tous ceux qui font vivre le ministère. Pour graver cela dans le marbre, j'ai souhaité inscrire dans la loi le recrutement de 10 000 personnels supplémentaires en créations nettes de postes d'ici à 2027. La répartition sera affinée très prochainement, mais, d'ores et déjà, je vous confirme que nous recruterons 1 500 magistrats et 1 500 greffiers. Là encore, j'ai souhaité graver ces chiffres dans le marbre de la loi de programmation.

Deuxième priorité afférente à ces crédits supplémentaires : la revalorisation des rémunérations de ceux qui servent notre justice au quotidien. On ne saurait en effet, d'un côté, annoncer le plus grand plan d'embauche de l'histoire de la justice et, de l'autre, ne rien faire pour attirer nos compatriotes vers ces missions passionnantes mais également, il faut le dire, très difficiles. C'est pourquoi l'État doit manifester sa reconnaissance aux agents du ministère de la justice.

C'est ce que prévoit cette loi de programmation, qui entérine d'importantes revalorisations, et notamment une hausse de 1 000 euros mensuels pour les magistrats, qui sera effective dès l'automne, pour récompenser et encourager leur engagement quotidien - je rappelle qu'ils n'ont pas été augmentés depuis 1996 -, ainsi qu'une revalorisation des greffiers, sans qui la justice ne peut fonctionner - et je veux leur rendre hommage. Ces revalorisations se feront dans un calendrier dédié de négociation, à l'automne.

Je me dois de mentionner également le passage historique des agents pénitentiaires de la catégorie C vers la catégorie B et des officiers pénitentiaires de la catégorie B vers la catégorie A - j'y insiste, puisqu'il était réclamé par les syndicats depuis vingt ans. Il était grand temps de reconnaître le rôle indispensable de la troisième force de sécurité intérieure de notre pays ; je suis fier non seulement d'être leur ministre, mais aussi d'avoir pu changer concrètement leur place au sein de la fonction publique.

Troisième priorité de ces nouveaux crédits : la transformation numérique du ministère, dont la rapporteure Dominique Vérien est une spécialiste.

En la matière, le ministère de la justice a été longtemps considéré, à juste titre - je l'avoue sans détour -, comme un mauvais voire très mauvais élève. Il suffit d'ailleurs d'écouter les magistrats et les greffiers : ils sont souvent freinés dans leur action par une informatique et un réseau qui ne sont pas à la hauteur.

Le but est clair : il faut instaurer le zéro papier d'ici à 2027. Pour atteindre cet objectif, il nous faut une méthode.

C'est pourquoi nous allons doter toutes les juridictions d'experts en informatique capables d'agir au plus près du terrain, avec le savoir-faire requis, lorsque « la bécane plante ». Nous allons également accroître massivement la capacité des réseaux du ministère pour fluidifier les connexions.

À terme, l'un de nos objectifs est aussi qu'un seul compte permette d'accéder à toutes les applications informatiques, afin d'éviter les doublons de saisine, notamment pour les greffiers, qui y perdent un temps extrêmement précieux.

Nous accélérerons la mise à jour des logiciels en matière civile, en concertation avec le terrain - je pense par exemple à Portalis.

En matière pénale, c'est dans le cadre des moyens alloués par ce projet de loi de programmation que se déploie actuellement la procédure pénale numérique en lien avec le ministère de l'intérieur. Nous avons désigné un chef de file unique issu de la Chancellerie, qui sera chargé de piloter efficacement, pour le compte des deux ministères, ce chantier si attendu par les forces de l'ordre, les magistrats et les greffiers.

La transformation numérique de la justice doit également se faire en direction de ceux qu'elle sert, c'est-à-dire des justiciables.

Je vous avais annoncé, en janvier dernier, le lancement d'une application pour smartphone regroupant des fonctionnalités importantes - « justice à portée de doigt », avais-je osé. C'est chose faite, puisque cette application a été lancée le 27 avril dernier dans une version qui permet déjà au justiciable, par exemple, d'identifier le lieu de justice le plus proche, de savoir s'il est ou non éligible à l'aide juridictionnelle ou encore de simuler le montant d'une pension alimentaire.

Cette application « justice.fr », qui a déjà été téléchargée plusieurs dizaines de milliers de fois - et que je vous suggère chaleureusement, mesdames, messieurs les sénateurs, de télécharger -, va monter en puissance, de nouvelles fonctionnalités étant ajoutées au gré des mises à jour régulières.

La quatrième priorité absolue concerne bien sûr le programme immobilier du ministère de la justice, qui se décompose en deux axes majeurs.

Je commencerai par évoquer l'immobilier judiciaire, c'est-à-dire la construction de tribunaux. L'arrivée dans le corps judiciaire de 1 500 magistrats, de 1 500 greffiers et de nombreux attachés de justice va nécessiter une augmentation et une rénovation massives du parc judiciaire. La question sera non pas de savoir si la justice va recruter massivement, mais plutôt si la justice va réussir à accueillir les nouveaux agents issus de ces recrutements massifs.

Nous avons à cet égard une vision et une stratégie globales qui prévoient d'investir de manière massive dans les tribunaux de demain, afin d'agir sur tous les leviers susceptibles d'améliorer les conditions de travail de ceux qui servent la justice ; car en bout de chaîne c'est bien le justiciable qui bénéficiera pleinement d'une telle amélioration. Concrètement, sur le quinquennat, ce ne sont pas moins de quarante opérations de restructuration et de rénovation de tribunaux et de cours qui seront engagées.

J'évoquerai ensuite le programme immobilier pénitentiaire, qui avance sûrement malgré de nombreux freins. Je pense bien sûr à la crise sanitaire, qui, si elle est derrière nous, a eu sur les chantiers un impact durable ; à la guerre en Ukraine, qui a considérablement réduit l'accès aux matières premières ; et bien sûr, aux réticences des riverains, et souvent de leurs élus, facteur de retard important dans la livraison des places du plan « 15 000 ».

Je l'ai déjà dit devant vous, nous nous retrouvons souvent dans des situations où ceux qui, sur les plateaux de télévision, réclament le plus de fermeté sont les premiers à refuser l'implantation d'une prison près de chez eux, avec toujours, bien sûr, d'excellents arguments. Il arrive même qu'après étroite concertation un élu nous donne son accord avant finalement de le retirer lorsque l'annonce est officialisée.

Notre engagement est clair et notre cap est fixé : nous construirons 15 000 places supplémentaires d'ici 2027.

Il y va, tout d'abord, de la bonne application de ma politique pénale, qui est sans ambiguïté : fermeté sans démagogie et sans populisme, humanisme sans angélisme !

Il y va, ensuite, des conditions de détention, qui sont parfois indignes - nul besoin d'un énième rapport pour en prendre conscience. Je fais le tour des prisons depuis plus de quarante ans : je l'ai fait en tant qu'avocat, je le fais en tant que ministre !

Je connais la dégradation d'un certain nombre d'établissements ; mais je n'ai pas de baguette magique : je n'ai qu'une volonté politique forte, assortie de leviers d'actions réalistes et de moyens inédits.

L'indignité des conditions de détention est une préoccupation importante, singulièrement en démocratie. J'ai d'ailleurs soutenu avec force votre proposition de loi, monsieur le président, tendant à garantir le droit au respect de la dignité en détention, dont l'adoption a permis de créer un recours contre de telles conditions indignes.

Reste qu'en matière pénitentiaire comme en matière pénale il faut se méfier des solutions miracles, car il s'agit toujours de solutions mirages ! La construction de prisons est la solution la plus lente, mais la plus sûre, d'autant qu'en parallèle des constructions nous investissons massivement dans les rénovations, pour près de 130 millions d'euros par an, soit près de deux fois plus que sous le quinquennat de François Hollande.

Pour paraphraser les mots d'un ancien Premier ministre, qui fut aussi sénateur,  « notre route est droite, mais la pente est forte ».

Le rapport du comité des États généraux, au-delà d'un constat lucide sur la question des moyens, a cela de riche que ses auteurs ont tout aussi lucidement indiqué qu'une hausse des moyens budgétaires ne suffirait pas à remettre durablement sur pied l'institution judiciaire. Le Président de la République l'a dit en ces mots : tout ne se résume pas à la question des moyens.

C'est pourquoi, en complément - j'insiste sur ce mot -, nous vous présentons une série de mesures qui réforment en profondeur l'institution sans pour autant la déstabiliser. Là encore, je ne crois pas à la mesure gadget : je crois à la gestion rigoureuse, mais ambitieuse, et au cap clair.

L'une des innovations de cette réforme de la justice est bel et bien, en effet, de mettre face aux mesures nouvelles les moyens nécessaires à leur application correcte et au rattrapage d'une partie du retard accumulé depuis des décennies.

Cette coordination entre moyens nouveaux et réformes nouvelles répond à un objectif : diviser par deux les délais, au civil comme au pénal. La première chose que vous diront les Français, c'est qu'ils trouvent la justice beaucoup trop lente : c'est à ce problème qu'il convient de remédier en priorité.

Souhaitant ménager du temps pour vos questions, je me concentrerai sur les principales mesures et vous laisserai m'interroger plus précisément, si vous le souhaitez, sur certains articles que vous souhaiteriez aborder.

Les axes de réforme proposés sont clairs et issus de deux vagues de concertation menées l'année dernière sur la base du rapport des États généraux.

Le premier axe est celui de l'amélioration de l'organisation de la justice selon une approche pragmatique et innovante.

J'ai évoqué le souhait d'aller dans le sens d'une déconcentration accrue du ministère de la justice en laissant davantage d'autonomie aux juridictions dans leur administration, afin de ne faire intervenir l'administration centrale que lorsqu'elle est utile dans une fonction de support ou nécessaire dans une fonction d'arbitrage.

Le ministère de la justice est l'un des rares à n'avoir pas su, voire pas voulu, prendre le virage de la déconcentration. En la matière, il faut aller beaucoup plus loin en faisant confiance aux chefs de cour et aux chefs de juridiction. Tout ne doit plus remonter à l'administration centrale : il nous faut responsabiliser les acteurs de terrain.

Cette nouvelle étape de déconcentration relève en grande partie du niveau réglementaire, mais j'ai souhaité inscrire cette orientation claire dans le rapport annexé. Oui, une organisation plus efficace de l'administration de la justice, c'est aussi des moyens mieux employés pour une gestion au plus près des professionnels et des justiciables.

Monsieur le président, madame la rapporteure Agnès Canayer, sur cette question qui vous tient à coeur, je vous annonce que je vous ferai parvenir, ainsi qu'aux membres de votre commission, les projets de décret à l'été.

L'amélioration de l'organisation des juridictions passe aussi par des expérimentations innovantes, l'objectif étant d'améliorer concrètement le service rendu au justiciable.

C'est ce que nous proposons via l'expérimentation relative au tribunal des activités économiques (TAE).

Le constat est simple : l'organisation actuelle des juridictions commerciales, et plus particulièrement le partage des compétences en première instance entre les tribunaux de commerce et les tribunaux judiciaires, selon les secteurs d'activité, manque de lisibilité pour les justiciables et pour les différents acteurs concernés. Nous proposons donc d'expérimenter - j'y insiste : il s'agit d'une expérimentation - les tribunaux des activités économiques.

Il s'agit de conférer à certains tribunaux de commerce, au nombre de neuf à douze, pendant quatre ans, une compétence étendue pour connaître de toutes les procédures amiables et collectives engagées par les acteurs économiques, quels que soient leur statut et leur domaine d'activité, à l'exception des avocats et des officiers ministériels.

Dans le cadre de ces TAE, une expérimentation complémentaire vous est proposée, à savoir l'instauration d'une contribution économique, dispositif déjà mis en oeuvre dans divers pays européens. Cette contribution constitue une ressource supplémentaire pour le service public de la justice, un moyen de lutte contre les recours abusifs, ainsi qu'une incitation à recourir à un mode amiable de règlement des différends. Elle permettra aussi de bénéficier de l'effet « marque », car, dans le monde économique, ce qui est gratuit est souvent perçu comme de moindre qualité. Cette contribution tient notamment compte de la capacité contributive du demandeur et du montant de la demande. Les bénéficiaires de l'aide juridique, les entreprises en difficulté et l'État en seront évidemment dispensés.

Une amélioration de l'organisation de nos juridictions doit aussi être opérée dans les politiques pénales prioritaires. Je pense bien sûr à la question de la lutte contre les violences intrafamiliales.

Madame la rapporteure Dominique Vérien, vous avez remis hier au Gouvernement un rapport de grande qualité, corédigé avec la députée Émilie Chandler, qui préconise une véritable adaptation de toutes les juridictions à ce contentieux de masse via la création de pôles spécialisés. J'y suis tout particulièrement favorable. Cette nouvelle organisation sera inscrite dans le code de l'organisation judiciaire par un décret qui vous sera transmis et qui sera pris à l'été. Je vous proposerai d'inscrire cette orientation dans le rapport annexé.

Un dernier exemple assez parlant de notre approche en matière d'organisation consiste en la possibilité accordée au chef de juridiction de désigner tout magistrat du siège pour exercer certaines attributions du juge des libertés et de la détention ne relevant pas de ses strictes attributions en matière pénale, comme les hospitalisations d'office ou le contentieux des étrangers. Cela permettra aux juridictions de renouer avec davantage de souplesse dans leur organisation en autorisant la participation d'un nombre plus important de magistrats du siège au traitement des atteintes aux libertés en dehors du champ pénal.

Le deuxième axe est celui de la modernisation des ressources humaines de la Chancellerie, magistrats et fonctionnaires.

L'idée est toute simple : nous souhaitons employer tous les leviers à notre disposition pour nous assurer non seulement que le plan de recrutement pourra être réalisé, mais surtout qu'il correspondra aux besoins du terrain.

Cette modernisation implique une adaptation de ces ressources à la réalité d'aujourd'hui, qui est notamment celle de la diversification des fonctions. Je pense par exemple au travail formidable réalisé par les contractuels dans toutes nos juridictions. Leur recrutement et l'engagement des magistrats et des greffiers ont permis de réduire les stocks d'affaires de près de 30 % dans les juridictions.

C'est pourquoi, en plus des recrutements massifs de magistrats et de greffiers, le projet de loi de programmation prévoit non seulement de pérenniser ces emplois, mais de les institutionnaliser par la création de la fonction d'attaché de justice.

Ces attachés de justice seront formés à l'École nationale de la magistrature (ENM) et prêteront serment. Ils participeront à la constitution d'une véritable équipe autour du magistrat - j'y reviendrai, mais cette équipe que nous appelons de nos voeux représente la véritable révolution à venir au sein de la justice.

Je précise d'ailleurs que le projet de loi de programmation prévoit également de « CDIser » tous les contractuels recrutés dans le cadre de la politique de justice de proximité. Ces renforts que d'aucuns craignaient éphémères deviennent, avec ce texte, durables et pérennes.

C'est cette même impulsion que nous souhaitons donner à l'administration pénitentiaire en lui conférant la faculté de recruter des surveillants adjoints par la voie contractuelle. Une telle disposition a fait ses preuves au ministère de l'intérieur ; il n'y a pas de raison que cela ne fonctionne pas dans la pénitentiaire, d'autant que ce recours aux contractuels est couplé à une revalorisation historique de la rémunération des surveillants. J'ajoute que, du point de vue de l'attractivité, le recrutement de contractuels permet d'embaucher des personnels au plus près des établissements pénitentiaires. On sait combien la mobilité géographique imposée par les concours à affectation nationale peut parfois détourner des candidats à la fonction publique.

Le chantier majeur de la modernisation des ressources humaines est bien sûr celui qui est contenu dans le projet de loi organique, c'est-à-dire la réforme du statut de la magistrature.

Il s'agit de la plus grande réforme de l'ordonnance statutaire depuis plus de vingt ans ; elle tourne autour de trois axes.

Premier axe : l'ouverture du corps judiciaire - recruter 1 500 magistrats va nécessiter de faciliter l'accès à la magistrature.

À cette fin, nous proposons la création de magistrats en service extraordinaire, mais également l'ouverture des recrutements : nous simplifions les différentes voies d'accès, notamment pour les avocats, et professionnalisons le recrutement via l'instauration d'un jury professionnel. Le maintien du principe du concours républicain nous garantira l'excellence du niveau de recrutement.

L'objectif est aussi d'assouplir les règles applicables aux magistrats à titre temporaire, qui font un travail absolument remarquable, dont nous avons besoin pour mettre en place la politique de l'amiable et pour renforcer les cours criminelles départementales.

Il s'agit également de simplifier certaines règles de gestion des ressources humaines : pérennisation des brigades de soutien de magistrats et de greffiers, qui font leurs preuves actuellement à Mayotte et en Guyane ; mise en place de priorités d'affectation pour les magistrats qui ont accepté de partir dans des territoires peu attractifs ; création d'un troisième grade permettant de maintenir des magistrats d'expérience dans les tribunaux de première instance, afin notamment d'améliorer la qualité des décisions qui y sont prises, conformément aux recommandations du rapport du comité des États généraux de la justice.

Le deuxième axe de la réforme statutaire repose notamment sur la modernisation du dialogue social et du mode de scrutin applicable aux élections au Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

Le dernier axe a trait à la responsabilité du corps judiciaire : je citerai l'élargissement des conditions de recevabilité des plaintes déposées devant le CSM par les justiciables contre des magistrats - jusqu'à présent, sur 2 500 plaintes, aucune n'a en définitive donné lieu à sanction - et des pouvoirs d'enquête dont dispose le CSM pour instruire ces plaintes, via la possibilité de saisir l'inspection générale de la justice.

Le troisième chantier de réforme est celui de la simplification d'un certain nombre de procédures : qu'elles soient civiles ou pénales, elles sont un facteur de complexité pour nos professionnels et d'éloignement entre le citoyen et la justice.

Vous le savez, en matière civile, je veux simplifier la procédure d'appel en réformant le décret Magendie et surtout faire enfin advenir la révolution de l'amiable, qui se fait tant attendre dans notre pays.

Ces réformes sont de niveau réglementaire ; mais je vous annonce que, comme je m'y étais engagé, je vous ferai parvenir cette semaine les projets de décret relatifs à la mise en place de la césure et de l'audience de règlement amiable.

J'y insiste, mon plan d'action est un tout cohérent, budgétaire, législatif et réglementaire. Il est essentiel à mes yeux que le Parlement puisse en avoir une vue d'ensemble.

En matière pénale, je souhaite que nous puissions lancer ensemble le chantier titanesque, si j'ose dire, de la simplification de la procédure pénale.

Il s'agit, dans un premier temps, de restructurer le code et de le toiletter dans le cadre d'un travail qui, à la suite de diverses consultations, notamment celle du président de votre commission, sera bien évidemment - les adverbes sont utiles ! - à droit constant. Voilà qui est d'ailleurs écrit noir sur blanc à l'article 2 du projet de loi de programmation.

L'objectif est de rendre plus lisible et plus clair le code de procédure pénale pour les professionnels, donc de réécrire des articles qui sont rédigés par renvois successifs à d'autres articles, de réorganiser l'ensemble des chapitres et de regrouper certains textes épars, pour éviter les erreurs procédurales.

Afin de garantir que cette réécriture se fera bien à droit constant, j'ai mis en place un comité scientifique, et je vous proposerai l'installation d'un groupe de liaison avec l'ensemble des groupes parlementaires et les présidents des commissions des lois de chacune des deux assemblées.

Je rappelle en outre que, lorsqu'une codification est faite à droit constant, elle est soumise à de nombreux contrôles, notamment de la part de la Commission supérieure de codification, dont Alain Richard est membre, et du Conseil d'État. Ces institutions imposent au Gouvernement de respecter la lettre de l'habilitation octroyée par le législateur, mais aussi son esprit.

Enfin, et je conclurai par là mon propos pour ce qui concerne la présentation des deux projets de loi soumis à votre examen, il vous est proposé une série de mesures concrètes immédiatement applicables.

Je pense par exemple à des mesures améliorant l'efficacité de l'enquête pénale, mais nous aurons le temps d'y revenir et vos questions seront sans doute pour moi l'occasion de répondre à un certain nombre d'inquiétudes qui sont, vous le verrez, sans fondement.

Je pense également à l'extension du champ des bénéficiaires des travaux d'intérêt général aux entreprises du secteur de l'économie sociale et solidaire ainsi qu'à l'extension du champ des infractions dont les victimes peuvent bénéficier d'une indemnisation.

Je pense enfin aux mesures relatives aux professions du droit, avec la dématérialisation des déclarations de créances dans le cadre des procédures collectives. La nouvelle plateforme qui a été mise en place permettra un suivi complet de la procédure, dont le coût sera extrêmement réduit pour le justiciable. Nous allons également accompagner la nouvelle profession de commissaire de justice afin qu'elle puisse prendre en charge, sous le contrôle du juge, le traitement des saisies des rémunérations, ce qui allégera considérablement le travail des greffiers.

D'autres professions réglementées du droit seront accompagnées dans leur modernisation : la réforme de la formation des avocats sera lancée et la base légale permettant aux greffiers des tribunaux de commerce de percevoir des honoraires libres, supprimée par erreur en 2016, sera rétablie.

Je n'ai pu entrer dans le détail de toutes les mesures, mais je suis certain que vos questions permettront d'éclairer un certain nombre de points.

J'en termine par un point essentiel de notre audition : la question des violences faites aux élus et de la réponse de la justice.

La démission d'un maire est évidemment toujours un échec collectif. Je veux à nouveau apporter mon soutien le plus total à tous nos élus, qui font un travail remarquable - don de soi, sens de l'intérêt général -, et je m'adresse aussi, bien sûr, au maire de Saint-Brevin-les-Pins.

S'attaquer à un maire, c'est s'attaquer à la République.

Mais je voudrais revenir sur ce que fait mon ministère depuis mon entrée en fonction.

Permettez-moi de citer tout d'abord, en matière législative, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, qui a créé un délit de révélation d'informations relatives à la vie privée ou professionnelle d'une personne investie d'un mandat électif.

Ensuite, la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire a interdit l'avertissement pénal probatoire pour les délits commis à l'encontre des élus.

Toujours dans le but de renforcer l'accompagnement et la protection des élus, la loi du 24 janvier 2023 présentée par Nathalie Delattre, que je veux ici saluer - nous y avons travaillé de concert -, a permis aux assemblées d'élus et aux différentes associations d'élus de se constituer partie civile pour soutenir pleinement, au pénal, une personne investie d'un mandat électif public victime d'agression ainsi que sa famille.

Je n'ai pas été en reste pour ce qui est des instructions de politique pénale que j'ai adressées aux procureurs. Dans mes circulaires du 7 septembre 2020 et du 15 décembre 2020, j'ai réaffirmé l'importance qui s'attache à la mise en oeuvre d'une politique pénale empreinte de volontarisme, de fermeté et de célérité et d'un suivi judiciaire renforcé des procédures pénales concernant les élus, afin que ceux-ci soient soutenus dans leur action quotidienne et qu'ils puissent la conduire sereinement. J'ai ainsi demandé aux parquets une réponse pénale rapide et systématique en privilégiant les défèrements et, pour les faits les plus graves, la comparution immédiate.

De même, un magistrat de chaque parquet a été désigné pour être l'interlocuteur privilégié des élus du ressort. Des juristes assistants ont également été recrutés en nombre pour être les petites mains de la justice de proximité, traits d'union entre le maire et le procureur local.

Dans ma nouvelle circulaire de politique pénale générale, datée du 20 septembre 2022, j'ai demandé avec force aux parquets de poursuivre le renforcement des échanges avec les élus, et en premier lieu avec les maires et les présidents des conseils départementaux.

Voici les chiffres : d'après les remontées d'information, depuis 2018, le taux de poursuite des parquets est de 95 % en cas d'atteinte aux élus ; lorsque l'infraction est caractérisée et qu'un auteur a été identifié, 100 % des mis en cause poursuivables ont fait l'objet d'une réponse pénale, à 92 % sous la forme d'une poursuite devant le tribunal correctionnel - c'est 10 points de plus que pour les autres victimes. Une peine de prison a été prononcée dans 84 % des cas de condamnation contre les auteurs d'agressions ayant visé un maire.

Dans cette affaire particulière de Saint-Brevin-les-Pins, la justice locale n'a pas été aux abonnés absents ; je tiens à vous en dire deux mots, même si, l'enquête étant toujours en cours, il m'est interdit de la commenter.

Ainsi, dès réception du courrier adressé par le maire de Saint-Brevin à la procureure de Nantes le 15 février, la procureure de Saint-Nazaire a informé téléphoniquement le directeur de cabinet du maire que cette affaire relevait de sa compétence territoriale. Et sa collègue de Nantes a envoyé dès le 21 février 2023 à Yannick Morez une lettre l'informant de la transmission de son courrier au parquet de Saint-Nazaire, pour compétence, selon la formule consacrée.

À la suite de la transmission du courrier par son homologue nantais, la procureure de la République de Saint-Nazaire a adressé au maire, le 27 février 2023, un courrier lui faisant savoir sa décision d'ouvrir une enquête confiée à la brigade de recherche de Pornic.

Enfin, après l'incendie criminel du 22 mars, la procureure de Saint-Nazaire a eu personnellement le maire au téléphone, lui communiquant son numéro de téléphone portable personnel. Ce dossier est actuellement traité par le pôle criminel de Nantes avec toutes les capacités d'investigation dont il dispose.

Conformément à mes instructions générales, les parquets locaux ont donc toujours été en contact avec ce maire menacé et ont pris très au sérieux ces faits en ouvrant immédiatement des enquêtes qui, je l'espère, vont aboutir très prochainement.

Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Voici venu le temps de la mise en oeuvre législative des dispositions issues des concertations conduites dans le cadre des États généraux de la justice. Nous abordons là le sixième texte de réforme de la justice depuis 2017. Ces projets de loi embrassent l'ensemble des mesures attendues pour redonner confiance dans l'institution judiciaire et combattre le mal-être qui existe actuellement au sein de nos juridictions.

Parmi les recrutements inscrits à l'article 1er du projet de loi d'orientation et de programmation - je pense notamment aux 1 500 magistrats -, combien auront lieu par la voie professionnelle ? La suspension des quotas applicables à cette voie jusqu'en 2028 est-elle véritablement utile pour atteindre l'objectif fixé ? Qu'en est-il de l'évaluation de la charge des magistrats, qui permet de mieux définir les besoins réels des juridictions ? Comment les 6 395 emplois qui ne le sont pas encore seront-ils pourvus ?

Deuxième sujet : l'équipe autour du magistrat. Comment cette équipe va-t-elle s'articuler avec les greffes ? Quels seront les profils particuliers des attachés de justice ?

Troisièmement, concernant l'habilitation à légiférer par voie d'ordonnance prévue à l'article 2, comment entendez-vous à droit constant simplifier le code de procédure pénale ?

Quatrièmement, pour ce qui est des mesures inscrites à l'article 3, pourquoi n'avez-vous pas été jusqu'au bout des préconisations du rapport du comité des Etats généraux de la justice en faisant du témoin assisté la voie de droit commun et de la mise en examen la voie secondaire ?

Mme Dominique Vérien, rapporteure. - Je vous remercie, monsieur le ministre, d'avoir introduit dans le rapport annexé le principe de la création de pôles spécialisés dans le traitement des violences intrafamiliales, mesure qu'Émilie Chandler et moi-même avions proposée dans notre rapport. Nous ne pouvons que nous en satisfaire : nous avons été entendues.

Quel type d'organisation envisagez-vous pour ces pôles ? Je me permets de vous le signaler : la procureure de Châlons-en-Champagne, dont vous connaissez l'engagement en la matière, attend toujours l'autorisation de remplacer la chargée de mission qui coordonnait pour elle jusqu'au mois de février le travail des différents acteurs concernés sur le sujet des violences intrafamiliales. Dans notre rapport, nous préconisions d'ailleurs - il s'agit de notre recommandation 58 - un véritable pilotage de cette politique au sein du ministère de la justice afin de veiller au déploiement effectif des mesures mises en place.

Ma deuxième question a trait à l'expérimentation des tribunaux des activités économiques et à la création d'une contribution pour la justice économique. Son montant serait au maximum de 5 % du montant du litige, dans la limite de 100 000 euros. Notons cependant que dans un tel cadre il pourra arriver qu'une petite entreprise confrontée à un sinistre immobilier doive s'acquitter de 50 000 euros pour avoir seulement le droit d'ester en justice. Il est certes prévu une modulation en fonction de la capacité contributive de la partie demanderesse, mais nous n'avons aucun détail concernant le projet de décret afférent.

Un mot sur l'article 17 relatif aux saisies des rémunérations, dont vous souhaitez confier la responsabilité aux commissaires de justice : il est vrai que cela va probablement soulager les greffiers ; pour autant, tout travail méritant salaire, on peut supposer que ces commissaires de justice seront rémunérés pour ces actes. S'agissant d'un cadre non concurrentiel, donc d'honoraires encadrés, avez-vous déjà une idée du montant ?

Vous souhaitez par ailleurs donner à n'importe quel juge civil de la juridiction la possibilité d'exercer les compétences du juge des libertés et de la détention. Ne serait-il pas possible d'orienter tout ce qui a trait aux hospitalisations d'office vers le juge des contentieux de la protection ? Le droit des étrangers ne relève-t-il pas d'une justice spécialisée ? Tout juge civil est-il apte à exercer de telles compétences ?

M. Jean-Pierre Sueur. - Je note, premièrement, qu'il n'est jamais question de régulation carcérale : vous laissez penser que la seule réponse possible est dans la construction de prisons. Mais un rapport récent montre que, historiquement, à mesure qu'on a construit davantage de prisons, le problème de la surpopulation s'est aggravé. Si l'on choisit de ne pas opter pour la régulation, donc de ne pas aller dans le sens préconisé par les États généraux de la justice, je crains que l'on échoue à répondre au problème. Or tel serait précisément l'objet d'une loi de programmation que de prévoir les modalités d'une telle régulation. Votre pensée à ce propos a-t-elle évolué, monsieur le ministre ?

Je souhaite vous interroger, deuxièmement, sur une décision toute récente, du 12 mai dernier, de la Cour de cassation au sujet de la compétence universelle du juge français. Avec Jean-Yves Le Drian, alors ministre des affaires étrangères, vous aviez publié un communiqué dans lequel vous vous engagiez, dans l'hypothèse où la jurisprudence évoluerait, à en tirer les conséquences législatives, en une forme d'inversion de la logique habituelle. L'hypothèse s'étant réalisée, il serait bon que vous le fassiez. Envisagez-vous que ces projets de loi servent de véhicule pour cette décision relative à la compétence universelle, donc à la fin de la double infraction, ou avez-vous l'idée d'un autre vecteur législatif ?

Mme Cécile Cukierman. - Je vous remercie, monsieur le garde des sceaux, pour cette présentation très complète.

Vous remplacez la nomination sur titre des magistrats judiciaires par un nouveau concours. Or des inquiétudes pèsent sur la qualité de ce concours, la formation prévue étant très réduite, d'une durée de douze mois. Les solutions miracles sont souvent des solutions mirages, avez-vous dit : ne craignez-vous pas qu'en voulant remédier à la lenteur de la justice on opte pour la quantité au détriment de la qualité ? Dans cinq ou six ans pourrait se poser un problème d'indépendance, de formation et d'efficacité de ces nouveaux magistrats... Il faut avant tout réconcilier les citoyens avec la justice et restaurer leur confiance envers une institution qui est parfois fortement décriée.

Vous proposez, à l'article 15 du projet de loi d'orientation et de programmation, de transférer aux juges non spécialisés certaines compétences civiles du juge des libertés et de la détention (JLD). Cette mesure relève de la gestion de crise : quid de la perte de sens de la fonction du JLD ?

Concernant la réforme de la procédure pénale, comment justifiez-vous l'extension des perquisitions de nuit aux crimes flagrants de droit commun ? Le droit en vigueur n'est-il pas amplement suffisant pour collecter les preuves ? La banalisation d'une procédure pénale d'exception ne risque-t-elle pas de contrevenir à l'équilibre indispensable en démocratie entre protection de l'ordre public et protection de la vie privée des justiciables ?

M. Guy Benarroche. - En déjudiciarisant la saisie des rémunérations, on supprime la conciliation qui existait en la matière entre les parties et le juge. Or, dans le rapport annexé, il est préconisé de développer toutes les procédures de conciliation. N'y a-t-il pas là une contradiction ?

Je m'interroge par ailleurs sur le système d'information de l'aide juridictionnelle et la mise en place du site internet justice.fr : sera-t-il possible malgré tout, pour les justiciables qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas effectuer leurs demandes par la voie dématérialisée, de les présenter par voie papier ?

Concernant les travaux d'intérêt général réalisés dans le secteur privé, une expérimentation est en cours depuis la publication du décret du 26 décembre 2019. Le Gouvernement devait remettre au Parlement un rapport procédant à l'évaluation de cette expérimentation six mois avant sa fin ; or ce rapport n'a pas été publié et vous envisagez de généraliser l'expérimentation aux personnes morales relevant de l'économie sociale et solidaire et de l'étendre aux sociétés dont les statuts leur assignent des objectifs sociaux et environnementaux. Nous sera-t-il possible de disposer de ce rapport avant l'examen des projets de loi ?

Mme Laurence Harribey. - Je m'associe aux remarques de mes collègues concernant le volet carcéral : un seul article dans une loi de programmation, c'est peu, compte tenu des problèmes et des besoins.

Pour ce qui est de la lutte contre les violences intrafamiliales, êtes-vous prêt à accepter l'intégration dans le texte, lors de sa discussion au Sénat, d'un certain nombre d'amendements visant à préciser les contours de ces pôles spécialisés ou à instituer un délai de 24 heures pour la délivrance d'une ordonnance de protection ?

En matière de formation des magistrats, si la diversification des recrutements peut être une garantie de qualité, la durée de la formation apparaît insuffisante : êtes-vous prêt à modifier cette durée pour les recrutements directs ?

Quant à l'évaluation à 360 degrés, elle pose question, car aucune expérimentation n'a été menée. Quelle sera la composition de la commission d'évaluation ?

À propos des juristes assistants, vous avez parlé de « révolution » : constituer une équipe autour du juge, c'est en effet très novateur, mais ce dispositif ne réussira que si ces juristes sont focalisés sur une fonction d'appui au juge et ne deviennent pas les supplétifs tous azimuts d'une institution qui manque de moyens. Êtes-vous prêt à définir précisément leurs missions ?

Mme Maryse Carrère. - En tant que présidente de la mission d'information sur l'avenir de la commune et du maire en France, dont le rapporteur est Mathieu Darnaud, je souhaite revenir sur l'affaire de Saint-Brevin-les-Pins. Je vous remercie pour les précisions que vous avez d'ores et déjà apportées, monsieur le garde des sceaux. Avez-vous eu connaissance de la demande de protection rapprochée que le maire avait formulée ? Avait-elle été prise en considération ?

Au gré de nos déplacements et de nos auditions, nous avons auditionné des maires qui ont été victimes d'agressions ou de menaces ; tous déplorent que les délais d'instruction de leurs affaires soient trop longs et les réponses pénales parfois inadaptées.

La prise en considération de pareilles agressions est-elle identique sur tout le territoire ? Nous avons eu connaissance d'une initiative intéressante prise par un procureur dans son ressort : il a consacré une boîte mail spécifique à ses échanges avec les maires sur ces sujets de violences faites aux élus et la relève lui-même tous les jours.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Madame Canayer, si le quota de recrutement de 50 % d'externes est suspendu jusqu'en 2028, c'est tout simplement parce que nous avons besoin de souplesse. À défaut, nous ne parviendrons pas à recruter 1 500 magistrats d'ici 2027, ce qui est quand même le but !

Pourquoi ne fait-on pas du témoin assisté la règle ? Le témoin assisté a actuellement moins de droits que le mis en examen, alors qu'il n'existe pas d'indices graves et concordants corroborant sa participation aux faits incriminés. L'idée était donc de renforcer ses droits afin qu'il accède à davantage de contradictoire, dans l'espoir que la procédure aille à son terme plus rapidement. Si l'on fait des mis en examen des témoins assistés, l'évolution ne sera guère que cosmétique. Inspiré par mon expérience d'avocat, j'ai souhaité, quant à moi, renforcer les droits du témoin assisté.

Pour ce qui est de la simplification des voies de recrutement, le véritable changement a trait à la suppression des anciennes voies d'accès latérales, qui sont remplacées par un concours professionnel unique. Toutes les personnes recrutées par cette voie se verront offrir une formation probatoire. Nous voulions par ailleurs maintenir les équilibres entre les modes de recrutement et permettre l'arrivée rapide des nouveaux entrants dans les juridictions.

Dans le cadre des États généraux de la justice, exercice démocratique réussi, nous avons recueilli 1 million de contributions : ce qui revient de manière insistante, c'est la lenteur de la justice. L'objectif est de diviser par deux le temps de procédure et nous nous en donnons les moyens - vous le verrez en prenant connaissance des mesures relatives à l'amiable contenues dans le volet réglementaire de cette réforme. Aux Pays-Bas, par exemple, on cultive l'amiable à hauteur de 80 % - nous sommes, nous, aux alentours de 1 %... - et on y enregistre deux fois plus de contentieux civil réglé en deux fois moins de temps.

Concernant la répartition des emplois, nous ne souhaitons pas graver dans la loi le recrutement qui sera fait sur les années 2024 à 2027 afin de conserver un peu de flexibilité dans l'allocation de nos moyens et de répondre aux besoins exprimés au plus proche du terrain.

Quant à la place du greffier dans l'équipe autour du magistrat, elle est absolument essentielle : le rôle des greffiers, garants du respect de la procédure, ne saurait être confondu avec celui des attachés de justice ; mais ils vont intégrer cette équipe.

Les magistrats se sont exprimés, dans la « tribune des 3 000 » notamment, évoquant la solitude du magistrat. L'équipe permet de régler cette question, mais aussi d'aller plus vite. Affecter un attaché de justice auprès d'un magistrat, nous le savons, c'est diviser par deux le temps que ce dernier prend pour rendre une décision. De surcroît, nous aurons là un vivier : les jeunes qui seront recrutés sur ces postes seront totalement intégrés, via la prestation de serment, à la grande famille judiciaire ; peut-être deviendront-ils plus tard magistrats. Songez à ce qui s'est passé avec les contractuels, à propos desquels c'est la circonspection qui dominait au début : les chefs de juridiction nous ont demandé de les pérenniser, ce que nous avons fait.

Madame Vérien, je rappelle que nous allons créer un pôle spécialisé dans le traitement des violences intrafamiliales dans chaque juridiction, avec un coordonnateur du siège, un coordonnateur du parquet, des magistrats référents, le renfort d'attachés de justice CDIsés et formés, des audiences spécialisées. Votre rapport a été remis, le texte de loi arrive au Sénat ; cela tombe bien, mais parfois le hasard fait bien les choses - il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous, écrivait Éluard !

La contribution pour la justice économique est expérimentale : nous verrons bien. Sur les grandes places commerciales, le service qui consiste à trancher les litiges est payant ; et beaucoup d'entrepreneurs se défient de notre justice parce qu'elle est gratuite - curieux réflexe, mais c'est ainsi. Les recettes d'une telle contribution viendraient abonder le budget de l'État et le garde des sceaux, au moment de la préparation du budget, pourrait faire valoir auprès de Bercy que la justice ne fait pas que coûter, mais qu'elle rapporte beaucoup d'argent ! Le barème tiendra évidemment compte du montant de la demande, de la nature du litige, de la capacité contributive du demandeur : le sens de cette disposition n'est absolument pas de faire payer les petites entreprises...

Pour ce qui est du transfert des opérations de saisie des rémunérations aux commissaires de justice, il présente un véritable intérêt pour les greffiers, dont il faut alléger le travail : il s'agit d'une tâche répétitive. Toutes les garanties seront prises, notamment liées à la désignation du commissaire de justice répartiteur : il ne faut pas que cela coûte plus cher qu'auparavant, et vous aurez très prochainement communication de ces éléments relatifs au coût de l'intervention du commissaire de justice.

Monsieur Sueur, à propos des prisons, vous faites le bilan suivant : plus on en construit, plus on les remplit. Pour tout vous dire, ces propos me laissent dubitatif... On compte actuellement 73 000 détenus pour 60 000 places. Il n'y a pas cinquante solutions : on peut certes choisir de libérer plus de 10 000 détenus, envoyés en prison par des magistrats indépendants dans le cadre de leur liberté juridictionnelle, mais il faut en assumer la responsabilité. Je ne suis d'ailleurs pas certain que cela ne provoque pas une révolution.

On peut aussi décider de construire des prisons. La moitié des établissements pénitentiaires du programme « 15 000 places » seront sortis de terre et opérationnels à la fin de l'année 2024. J'inaugurerai déjà dix établissements supplémentaires d'ici la fin de 2023.

Lorsque Nicole Belloubet a libéré des détenus, en pleine pandémie, elle a eu raison de le faire, parce que la promiscuité carcérale risquait de causer une catastrophe. Voyez les polémiques que cela a déclenché, on en parle encore aujourd'hui. Prendre une telle décision, c'est s'exposer à ce que l'extrême droite s'en empare !

Cela dit, on ne saurait résumer notre politique de réduction de la surpopulation carcérale à la construction d'établissements pénitentiaires.

Dans le texte que je soumets à votre appréciation, nous étendons le champ des travaux d'intérêt général. Par ailleurs, nous avons mis en place, au 1er janvier de cette année, la libération sous contrainte. Cet outil est tout nouveau, attendons de voir ce qu'il donne.  Cette décision, je le rappelle, est prise par un magistrat. Lorsque l'on peut écourter une peine parce que toutes les garanties d'insertion sont réunies, il faut le faire, en tâchant d'éviter les sorties sèches, dont on sait qu'elles sont génératrices de récidives. Le calcul doit être fait à très long terme. Si le détenu, une fois sa peine purgée, sort de prison sans travail ni logement, chacun sait bien, statistiquement, où cela finira.

Au chapitre de la régulation, j'ajouterai le contrat d'emploi pénitentiaire, qui est susceptible de porter ses fruits et de prévenir la récidive.

Vous m'interrogez sur la jurisprudence de la Cour de cassation : je me félicite de l'arrêt rendu le 12 mai dernier par son assemblée plénière, qui clarifie l'appréciation de la condition de double incrimination, dont l'interprétation avait été durcie par l'arrêt Chaban. Il devrait permettre aux procédures en cours concernant les crimes commis en Syrie de prospérer. J'ai pris également note de la proposition de loi déposée par le député Gouffier-Cha, qui vise à clarifier dans la loi le critère de la double incrimination. Nous en reparlerons.

- Présidence de Mme Catherine Di Folco, vice-présidente -

M. Jean-Pierre Sueur. - Serait-il possible d'intégrer ces dispositions dans le présent texte ?

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je ne suis pas convaincu que l'on ne se heurte pas à quelque problème majeur de recevabilité...

Tous ceux qui sont préoccupés par cette question de la compétence universelle des juridictions françaises ont lu cet arrêt ; il y aura à ce propos des initiatives parlementaires.

M. Jean-Pierre Sueur. - Un vote du Sénat a eu lieu voilà dix ans !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Sans doute, mais je n'étais pas là il y a dix ans !

Madame Cukierman, je précise que l'autorisation des perquisitions de nuit ne s'appliquera pas à toutes les infractions. Par ailleurs, la situation actuelle est la suivante : lorsqu'une personne est suspectée d'avoir commis un crime, deux policiers ou deux gendarmes stationnent toute la nuit devant la porte de son domicile. La protection du domicile n'est alors plus que symbolique, car sitôt la porte franchie le suspect sera interpellé. De surcroît, tous ceux qui participent à la mise en oeuvre de justice ont évoqué, lorsque je les ai consultés, le risque d'un nettoyage des lieux. Dans le régime actuellement en vigueur, si une victime encore en vie se trouve au domicile du suspect, à supposer qu'il soit 23 heures, les policiers doivent attendre toute la nuit avant de perquisitionner... Les motifs de cette disposition sont donc purement pratiques.

Ces questions sont évidemment importantes : elles ne m'échappent pas et je suis, comme vous, très attaché aux libertés individuelles. Mais, en la matière, le juge des libertés et de la détention est là pour ordonner ou ne pas ordonner, et son intervention est soumise à un certain nombre de règles et de garanties.

J'en viens, précisément, aux JLD. Nous avons organisé deux grandes vagues de concertation. Des JLD nous ont dit qu'ils avaient trop de contentieux à traiter entre celui qu'ils tirent du code de procédure pénale et les tâches que leur a confiées le Conseil constitutionnel. Notre credo est de faire confiance aux acteurs de terrain. Pourquoi le chef de juridiction, avec son ou ses JLD, ne répartirait-il pas le travail en sollicitant d'autres magistrats ? Je ne crois pas du tout que ces matières soient trop complexes pour être traitées de cette façon. Une partie du contentieux des étrangers fait déjà l'objet d'un tel traitement. Et l'ENM sert à cela, à former les magistrats au regard des évolutions qui peuvent intervenir dans les modalités d'exercice de leurs missions.

En tout état de cause, madame la Sénatrice, imaginez-vous une seconde un chef de juridiction confiant ce contentieux-là à un magistrat qui n'y connaît rien ? Non, le chef de juridiction ira chercher le magistrat dont il estime qu'il est le meilleur pour traiter ce contentieux. C'est aussi cela faire confiance aux acteurs de terrain. Ainsi se donne-t-on les moyens d'alléger la charge de certains JLD. Quant aux autres, ils pourront conserver l'intégralité de leurs compétences.

Monsieur Benarroche, il restera bien sûr possible de demander l'aide juridictionnelle par papier. Au passage, je précise que l'application que je vous ai suggéré de télécharger permet de savoir si l'on est éligible à l'aide juridictionnelle, de simuler le montant d'une pension alimentaire ou de consulter 8 000 fiches thématiques relatives, par exemple, au changement de nom. Voilà de la justice de proximité, voilà qui parle à nos compatriotes !

Vous me direz que tout le monde n'a pas de téléphone portable mais le papier demeure, bien sûr, et il est possible de demander des renseignements dans les plus de 2 000 « points justice » répartis sur le territoire. L'accès de nos compatriotes les plus défavorisés à la justice n'a donc pas été négligé.

La justice amiable, que nous promouvons par la voie réglementaire, permet d'ailleurs à des justiciables de rencontrer leurs juges. S'agissant de contentieux qui peuvent toucher à l'intime, comment voulez-vous aimer la justice si elle n'est pas incarnée à vos yeux ?

Quant au rapport d'évaluation sur l'expérimentation relative aux travaux d'intérêt général dans les sociétés qui se fixent des objectifs sociaux et environnementaux, il a été transmis en septembre. Nous allons vous le faire parvenir.

Madame Harribey, vous faites état d'une inquiétude quant à l'évaluation des chefs de cour. Le contenu de cette évaluation, je veux le construire avec le nouveau Conseil supérieur de la magistrature en préservant l'indépendance des magistrats et en en excluant l'activité juridictionnelle, laquelle, dans notre belle démocratie, ne concerne en rien le garde des sceaux. Une large concertation sera effectuée. Nous avions d'ailleurs déjà envisagé, à titre expérimental, l'évaluation des chefs de cour. À mesure que la déconcentration suit son chemin, ils vont avoir de nouvelles tâches à exercer. Il faut donc qu'ils puissent être évalués car avoir davantage de prérogatives sur le terrain exige de rendre des comptes. Tel est le prix de la déconcentration. Des formations managériales seront d'ailleurs organisées à l'ENM.

Je dis un mot de l'article 2 et de la recodification du code de procédure pénale. Sous simplifions sans toucher en rien aux équilibres existants. Aujourd'hui, dans le code, certains textes ne se lisent que par renvoi à quatre autres. Il faut donc en lire cinq pour trouver la « solution », bonjour le cluedo. Le code étant devenu illisible, n'est-il pas possible de le réécrire en conservant exactement les mêmes solutions que dans la version antérieure ? Ces chausse-trappes produisent nullités, incompréhension, difficultés. Toutes les forces de sécurité intérieure appellent à une simplification du code de procédure pénale ! J'en ai deux versions sur mon bureau, l'une de 1959, l'autre de 2023 ; comparez les épaisseurs respectives... Simplifier, c'est tout réordonner en un bel outil sans en toucher le fond.

Toutes les garanties sont prévues, à commencer par l'habilitation. Vous regarderez ce que nous vous proposerons,  et je sais que les sénateurs savent dire non. Un comité scientifique est créé, un suivi parlementaire organisé. À la fin de la procédure, un nouveau contrôle aura lieu au moment d'examiner le projet de loi de ratification, en sachant que l'excellent sénateur Richard et le Conseil d'État veilleront tout du long. C'est un boulot titanesque que d'accomplir cette simplification, qui n'est, je le rappelle, pas une modification. L'outil qui en sortira, tout le monde l'attend !

J'ajoute que le Conseil d'État, dans son avis, ne tique pas là-dessus. Ce n'est pas rien, c'est même une très belle garantie. Que le garde des sceaux s'échine à dire que la recodification se fera à droit constant, j'entends que cela puisse susciter votre circonspection ; mais le Conseil d'État ? Vous serez ceux qui contrôleront ce travail consistant à rendre lisible un outil qui est devenu illisible. La tâche est si complexe, je le précise, que le comité scientifique souhaite disposer, pour la mener à bien, de dix-huit mois ou deux ans.

M. Alain Richard. - Je complète le propos du ministre : il est très important que vous nous communiquiez dès maintenant le texte de l'amendement que vous comptez déposer à l'article d'habilitation pour créer un comité de suivi parlementaire. Envoyez-nous un projet « martyr » sur les modalités de désignation des membres de ce comité !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je n'y vois aucun inconvénient ; qu'en pensent vos rapporteurs ? Il y a longtemps que je plaide pour un tel suivi parlementaire.

M. Alain Richard. - J'y insiste. Le débat a eu lieu très souvent lors de l'examen de textes d'habilitation, et jamais les gouvernements successifs n'ont mis en place une telle concertation. Si j'avais l'esprit malin, je dirais que le secrétariat général du Gouvernement y est sans doute pour quelque chose... Il me semble que, sur un sujet aussi délicat que celui-là, il vaut mieux, une fois n'est pas coutume, matérialiser dans la loi la relation de confiance entre l'exécutif et le législateur.

Mme. Catherine Di Folco, présidente. - Je vous remercie. La commission examinera ces textes lors de sa réunion du 31 mai prochain.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.