B. RSA RECENTRALISÉ : UNE EXPÉRIMENTATION AU MILIEU DU GUÉ

Le revenu de solidarité active (RSA), principal minimum social en France avec plus de 11 milliards d'euros de dépenses en 2021, est en principe financé par les départements. Compte-tenu des difficultés financières que cette gestion induit, il a toutefois été recentralisé, à titre expérimental, dans trois départements métropolitains. Les développements qui suivent reprennent les principales observations et recommandations formulées par les rapporteurs spéciaux dans leur récent rapport de contrôle budgétaire sur le sujet14(*).

1. Les dépenses de l'État au titre de la recentralisation expérimentale du RSA devraient être relativement stables

Le PLF 2025 prévoit 1 706,5 millions d'euros au titre du RSA recentralisé, en hausse de 9,5 % par rapport à la LFI pour 2024 (1 558,9 millions d'euros). Ces crédits recouvrent à la fois la recentralisation pérenne du RSA dans certains territoires d'Outre-mer (Guyane, Mayotte, La Réunion) et la recentralisation expérimentale du RSA dans trois départements métropolitains (Seine-Saint-Denis, Pyrénées-Orientales et Ariège), qui a fait l'objet d'un contrôle budgétaire par les rapporteurs spéciaux.

Selon les prévisions de la CNAF en 2024, transmises aux rapporteurs spéciaux par la DGCL, les dépenses de RSA exposées par l'État au titre de la recentralisation expérimentale du RSA s'élèveraient à 740 millions d'euros en 2025, en légère baisse (- 1,5 %) par rapport à 2024 (751,3 millions d'euros). Les documents budgétaires annexés au PLF pour 2025 ne distinguent pas les dépenses au titre de la recentralisation en métropole.

Évolution prévisionnelle des dépenses de RSA recentralisé
dans les trois départements expérimentateurs de métropole

(en millions d'euros)

* Données prévisionnelles

Source : commission des finances du Sénat, d'après les prévisions de la DGCL et de la CNAF (2024)

2. À mi-parcours, le bilan de l'expérimentation est plutôt positif
a) La fin de l'asphyxie budgétaire des départements, pour un coût maîtrisé pour l'État

Pour l'État, le coût de la recentralisation peut paraître important au regard des crédits inscrits en dépenses sur la mission « Solidarité, insertion et égalité des chances » : 690,2 millions d'euros en 2022 et 746,8 millions d'euros en 2023. Toutefois, en tenant compte des reprises de recettes réalisée en vertu du droit à compensation, le coût net pour l'État de la recentralisation apparaît très maîtrisé : 35 millions d'euros en 2022 et 68 millions d'euros en 2023.

Coût financier théorique de l'État au titre de la recentralisation

 

2022

2023

Dépenses

690 195 218 €

746 800 000 €

Ariège

-

40 900 000 €

Pyrénées-Orientales

150 099 447 €

158 500 000 €

Seine-Saint-Denis

540 095 771 €

547 400 000 €

Recettes

655 174 904 €

678 615 921 €

Ariège

-

38 113 828 €

Pyrénées-Orientales

136 934 363 €

136 856 744 €

Seine-Saint-Denis

518 240 541 €

503 645 349 €

Gain (+) ou perte (-) théorique pour l'État

- 35 020 314 €

- 68 184 079 €

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données transmises par la DGCL

Surtout, la recentralisation permet de protéger efficacement les départements expérimentateurs contre « l'effet ciseau » qu'implique à la fois les dépenses de RSA en continue augmentation et la volatilité des recettes de droits de mutations à titre onéreux (DMTO).

D'une part, la recentralisation a permis de protéger les finances départementales contre la progression du reste à charge des départements expérimentateurs, compte tenu de l'augmentation des dépenses de RSA (due notamment aux revalorisations du montant forfaitaire de l'allocataire face à l'inflation). En outre, selon les dernières données disponibles, le nombre de bénéficiaires du RSA serait toujours plus élevé dans les trois départements qu'avant la recentralisation.

Mais l'expérimentation a également permis de protéger les départements contre l'aléa lié à la volatilité des recettes de DMTO.

Les deux premières années de l'expérimentation ont ainsi été enregistrées des baisses très substantielles du produit des DMTO (en 2023, il a diminué de 38,6 % en Ariège, de 2,2 % dans les Pyrénées-Orientales et de 27,4 % en Seine-Saint-Denis).

Évolution des recettes et dépenses de l'État liées au RSA recentralisé

(en euros)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données de la DGCL

Le choix de retenir une part dynamique de DMTO a permis de diminuer l'impact de cette baisse sur les finances des départements dans la mesure où elle est partiellement supportée par l'État.

En effet, entre 2022 et 2023, les recettes de l'État liées à la recentralisation ont diminué de 2,2 % à périmètre constant, alors que ses dépenses d'allocation augmentaient de 2,3 %.

En d'autres termes, l'État subit désormais une partie de « l'effet ciseau », au profit des départements.

b) Une politique d'insertion « radicalement nouvelle » qui doit encore se concrétiser

Les départements expérimentateurs ont porté une attention accrue à l'orientation des bénéficiaires du RSA. Cette étape est en effet cruciale puisqu'elle conditionne la suite de l'accompagnement. Les résultats sont encourageants, les délais d'orientation ont diminué, permettant une entrée plus fluide dans l'accompagnement, et les réorientations (qui démontrent un souci accru des parcours et de la pertinence de l'orientation), ont également connu une hausse.

Les marges de manoeuvre financières dégagées par la recentralisation sont également réinvesties dans les politiques d'insertion. Ainsi, la Seine-Saint-Denis a pris l'engagement, tenu dans son budget primitif pour 2024, de doubler les crédits départementaux d'insertion et les effectifs de référents insertion, tandis que les Pyrénées-Orientales sont en passe de faire passer leurs crédits d'insertion de 8 à 13 millions d'euros et de tripler leurs effectifs de conseillers d'insertion.

Les partenariats territoriaux avec Pôle emploi, devenu « France Travail », ont également été renforcés, favorisant la montée en puissance d'un « accompagnement global » conduit conjointement par le département et le service public de l'emploi. Dans les Pyrénées-Orientales, la montée en charge de ce mode d'accompagnement est particulièrement ambitieuse, puisque le nombre de BRSA concerné doit passer de 700 à 2 100 personnes par an au terme de l'expérimentation.

Les solutions d'accompagnement ont également été développées, avec des stratégies variables selon les territoires. Là où l'Ariège a un écosystème de solutions d'accompagnement très varié, les Pyrénées-Orientales misent sur l'accompagnement global développé avec Pôle emploi ainsi que sur l'accompagnement vers et dans l'emploi. Quant au département de Seine-Saint-Denis, il est en passe de mettre en oeuvre une politique locale d'insertion intégrée, grâce à de nouvelles structures dédiées dénommées Agences locales d'insertion (ALI), avec pour vocation de constituer « une offre socio-professionnelle largement appuyée sur les structures d'insertion par l'activité économique » (SIAE). Cette nouvelle offre d'accompagnement, unanimement jugée prometteuse, doit encore concrétiser les attentes placées en elle.

Répartition des modalités d'accompagnement des bénéficiaires du RSA

(en pourcentage)

Source : commission des finances du Sénat, d'après les données transmises par les départements expérimentateurs

Les départements expérimentateurs mènent également des actions de lutte contre le non recours : le département de Seine-Saint-Denis par exemple, outre le recrutement d'agents administratifs spécialisés dans l'accès aux droits, s'est engagé dans l'expérimentation « Territoires zéro non recours ».

Enfin, la recentralisation n'a pas, à ce stade, apporté de profond changement en matière de sanctions. Toutefois, l'entrée en vigueur de la loi pour le plein emploi, qui a réformé l'échelle des sanctions ainsi que certaines modalités d'accompagnement des bénéficiaires, risque d'avoir un impact qu'il est difficile de prévoir sur les politiques départementales d'insertion des bénéficiaires du RSA.

3. L'épineuse question du terme de l'expérimentation « RSA recentralisé »
a) La « fausse expérimentation » : un écueil à éviter

Dans son étude de 2019 consacrée aux expérimentations, le Conseil d'État relevait qu'« il existe aussi de fausses expérimentations. Elles consistent à édicter un dispositif temporaire, facialement présenté comme une expérimentation, mais qui n'est pas accompagné d'un minimum de méthode ». Si les rapporteurs spéciaux ne considèrent pas que la recentralisation du RSA doive être qualifiée de « fausse expérimentation », ils relèvent tout de même que :

- d'une part, le passage par une expérimentation de l'article 37-1 de la Constitution constituait le seul moyen pour réaliser une recentralisation « à la carte » du RSA. Dès lors, il n'est pas interdit de penser que l'expérimentation constituait alors un artifice juridique expédient plutôt que l'instrument d'une démarche scientifique.

- d'autre part, la méthodologie de l'expérimentation présente plusieurs fragilités. L'existence même d'un rapport d'évaluation n'aurait pas été assurée si le Conseil d'État n'avait insisté. Aucun critère de réussite n'a été fixé en amont, aucun évaluateur indépendant n'a été désigné. Cela signifie qu'il existe un risque que l'évaluation soit réalisée par l'administration qui l'a mise en oeuvre, selon des modalités qu'il lui reviendrait de déterminer, et selon des critères de réussite qui pourraient être fixés en fonction du résultat souhaité. À l'évidence, l'expérimentation ne présente guère les garanties de « scientificité » que l'on peut légitimement attendre.

Les rapporteurs spéciaux recommandent donc que l'expérimentation soit rigoureusement évaluée, à la fois dans le cadre du suivi continu réalisé par les administrations et lors de la remise du rapport qui doit être rendu au terme de l'expérimentation, par un évaluateur indépendant. Dans ce dernier cadre, une comparaison des données du retour à l'emploi des départements expérimentateurs et du reste du pays devrait être menée.

b) La possiblité juridique d'une pérennisation de l'expérimentation dans sa forme actuelle semble compromise

Enfin, sans préjuger des enseignements qui pourront être tirés de l'expérimentation, il convient de s'interroger sur les options qui s'offriront à l'État et aux départements à l'issue de la période courant de 2022 à 2026. L'analyse des rapporteurs spéciaux les conduits en effet à considérer que la pérennisation de l'expérimentation dans les seuls départements expérimentateurs - sans que la recentralisation s'applique au reste du territoire - serait impossible au regard de la jurisprudence constitutionnelle.

Ainsi, selon les rapporteurs spéciaux, trois voies pourront être suivie à l'issue de l'expérimentation. Pour chacune, ils ont souhaité définir trois principes cardinaux qu'il conviendra de respecter quel que soit le scénario retenu :

- en cas de prolongation de l'expérimentation, il conviendra de s'assurer que cette reconduction est justifiée du point de vue de la démarche expérimentale, afin d'éviter la tendance naturelle de tout dispositif temporaire de s'installer dans la durée. En ce cas, il pourrait être envisagé d'ouvrir l'expérimentation à de nouvelles candidatures de départements éligibles ;

- le scénario d'une recentralisation généralisée du RSA serait une option possible si l'expérimentation donnait des résultats très concluants. Cette mesure de grande ampleur conduirait toutefois à un recul de la décentralisation et devrait nécessairement être concertée avec l'ensemble des départements, pour en définir les conditions acceptables par tous ;

- enfin, l'option d'une « re-décentralisation », tout à fait inédite, pourrait aboutir à une situation dans laquelle les départements expérimentateurs ne disposeraient plus des marges de manoeuvre ayant permis d'investir dans les politiques d'insertion des bénéficiaires du RSA. Ce scénario pourrait conduire à ce que le droit à compensation des départements en 2026 serait moindre que le droit à compensation de l'État en 2022/2023, ce qu'il convient de proscrire. Il s'agira dès lors de garantir aux départements expérimentateurs de recouvrer a minima l'ensemble des ressources reprises par l'État au début de l'expérimentation.

Synthèse des recommandations des rapporteurs spéciaux

Recommandation n° 1 : Poursuivre les discussions avec le département de la Guadeloupe afin de trouver une solution technique et juridique lui permettant, s'il le souhaite toujours, de bénéficier de la recentralisation du RSA sur le fondement de l'article 73 de la Constitution.

Recommandation n° 2 : Surseoir à la suppression de l'allocation de solidarité spécifique jusqu'au terme de l'expérimentation ou, à défaut, compenser aux départements l'accroissement de charges induit par le report des bénéficiaires de l'ASS vers le RSA.

Recommandation n° 3 : Mener une évaluation rigoureuse de l'expérimentation, en conjuguant notamment deux approches :

- une première approche au niveau « micro », menée en continu par les administrations compétentes de l'État et des départements et fondée sur les données relatives aux « sorties positives » des dispositifs d'insertion départementaux ;

- une seconde approche au niveau « macro », menée au terme de l'expérimentation par un évaluateur indépendant et fondée sur la comparaison de données départementales avec des données nationales sur le retour à l'emploi des bénéficiaires du RSA.

Recommandation n° 4 : Quelle que soit l'issue de l'expérimentation, respecter quelques principes cardinaux :

- ne prolonger l'expérimentation que si cette prolongation est justifiée du point de vue de la démarche expérimentale, en permettant le cas échéant la participation de nouveaux départements selon les critères d'éligibilités actuels ;

- obtenir l'accord de l'assemblée générale des départements de France préalablement à tout projet de recentralisation du RSA sur tout le territoire ;

- en cas de « re-décentralisation », assurer aux départements expérimentateurs un niveau de ressources compensatrice au moins égal au niveau des ressources reprises par l'État au début de l'expérimentation.

Recommandation n° 5 : Pour prévenir les effets d'une « re-décentralisation » inédite, engager dès à présent une réflexion sur les moyens d'atténuer au mieux les difficultés des départements les plus fragiles, par exemple en réformant des dispositifs de péréquation tels que le FMDI.

Source : « RSA recentralisé : une expérimentation au milieu du gué », rapport précité


* 14 « RSA recentralisé : une expérimentation au milieu du gué », Rapport n° 771 (2023-2024) fait par MM. Arnaud Bazin et Éric Bocquet au nom de la commission des finances du Sénat - déposé le 24 septembre 2024.

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