C. UNE COMMISSION D'ENQUÊTE PORTANT SUR DES FAITS DÉTERMINÉS POUR LESQUELS AUCUNE PROCÉDURE JUDICIAIRE N'EST ENGAGÉE

Pour se prononcer sur la recevabilité de la proposition de résolution, la commission a également étudié, sans considération sur l'opportunité du contrôle, le champ d'investigation que prévoit la proposition de résolution pour la commission d'enquête, afin de vérifier s'il conduit à enquêter sur des faits déterminés ou sur la gestion d'un service public ou d'une entreprise nationale.

Dans son exposé des motifs, la proposition de résolution évoque les « réalités très concrètes » vécues par les « familles, [les] étudiants [et les] retraités, contraints de réduire la qualité de leur alimentation [et de] renoncer à certains produits de base » en raison de « l'explosion du coût de la vie » et, plus particulièrement, de « l'inflation alimentaire », que les auteurs de la proposition de résolution évaluent à 20 % entre 2021 et 2023.

Les auteurs estiment que cette situation « nourrit un sentiment d'injustice » dans la mesure où « les consommateurs paient plus chers [mais] les producteurs ne sont pas mieux rémunérés ». Autrement dit, les auteurs de la proposition de résolution s'interrogent sur les bénéficiaires finaux de cette hausse des prix alimentaires, étant souligné - toujours d'après les auteurs du texte - que « les marges des industriels et de la grande distribution demeurent opaques et leur poids dans le prix final reste insuffisamment connu ».

En conséquence, il est proposé, par cette commission d'enquête, de « disposer d'un état des lieux clair et actualisé de la formation des prix alimentaires » afin de « s'assurer que [ceux-ci] reflète[nt] une juste rémunération de tous les maillons de la chaîne, sans marges excessives au détriment des ménages ». Pour ce faire, la commission d'enquête devrait porter ses travaux sur « les marges des industriels, des supermarchés et des hypermarchés, y compris dans les filières bio » et devra « mesurer leur impact direct sur le pouvoir d'achat ».

Ces hypothèses et ces objectifs généraux étant fixés, le dispositif de la proposition de résolution confie avec plus de précision six « missions » à la commission d'enquête. De façon non exhaustive, celle-ci devra :

- analyser l'évolution et la constitution des prix de détail et des marges de la grande distribution ;

- mesurer l'écart entre le prix payé par le consommateur et la rémunération effectivement perçue par les producteurs et transformateurs ;

- examiner l'impact des pratiques commerciales et financières des distributeurs sur le prix final payé par les ménages ;

- évaluer si les dispositifs existants en matière de régulation de la concurrence protègent efficacement le consommateur contre les marges excessives et favorisent l'accès à une alimentation de qualité ,

- évaluer la contribution des représentants d'autres modèles de distribution à une meilleure transparence des prix, à une juste rémunération des producteurs et à l'accès des consommateurs à une alimentation de qualité ;

- et, enfin, formuler des recommandations pour garantir la transparence des prix, renforcer l'information des consommateurs et protéger leur pouvoir d'achat.

Bien que, au sein de ces six « missions », le dispositif de la proposition de résolution ne mentionne pas les industriels, ladite proposition de résolution a été rectifiée par ses auteurs le 31 octobre 2025 pour inclure dans le périmètre d'investigation de la commission d'enquête les marges réalisées par les industriels, à partir du constat selon lequel la formation des prix alimentaires peut aussi être déterminée par les marges desdits industriels.

Le rapporteur s'est interrogé sur la possibilité de créer une commission d'enquête sur un tel objet, dès lors que l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 précitée dispose qu'une commission d'enquête peut être constituée pour « recueillir des éléments d'information soit sur des faits déterminés, soit sur la gestion des services publics ou des entreprises nationales ». Ainsi, telle qu'elle est rédigée, l'ordonnance ne semble pas permettre la création d'une commission d'enquête sur tout sujet susceptible d'intéresser les parlementaires.

À l'évidence, les marges des industriels et de la grande distribution ne sont un sujet qui ne relève ni de la gestion d'un service public, ni de celle d'une entreprise nationale. Pour qu'elle soit recevable, la présente proposition de résolution doit donc se rattacher à des faits déterminés.

En premier lieu, le rapporteur a constaté que, si l'écrasante majorité des commissions d'enquête formées au Sénat au titre du droit de tirage a porté sur la gestion d'un service public lato sensu, deux précédents permettent d'éclairer l'appréciation de la recevabilité de la présente proposition de résolution au titre des « faits déterminés ».

En 2015, la commission des lois a déclaré recevable une proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête portant sur le coût économique et financier de la pollution de l'air23(*), demandée par le groupe écologiste dans le cadre de son « droit de tirage ». La commission des lois, malgré quelques réserves émises par le rapporteur, Philippe Bas24(*) sur l'adéquation des pouvoirs d'enquête avec un tel sujet, a en effet estimé que le périmètre de la commission d'enquête portait bien sur des faits déterminés, « à savoir les coûts économiques et financiers de la pollution de l'air pour les collectivités publiques, les entreprises et la société dans son ensemble, liés notamment aux conséquences de la pollution de l'air sur la santé ». La commission avait notamment observé que « “le nombre inquiétant de morts prématurés chaque année, l'explosion des risques de pathologies cardiaques, vasculaires et respiratoires et l'augmentation concordante du nombre d'hospitalisations”, dont il [était] fait état dans l'exposé des motifs de la proposition de résolution, constitu[ai]ent bien des faits ».

En 2023, la commission des lois a également jugé recevable une proposition de résolution portant création d'une commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence, de propagande et de désinformation25(*), demandée par le groupe Les Indépendants - République et Territoires. Le rapporteur, François-Noël Buffet26(*) avait constaté que la commission devait porter ses investigations sur les contenus mis en avant par TikTok et les durées maximales d'utilisation de TikTok d'un territoire à l'autre, sur l'objet de ces différences de fonctionnement et sur le respect, par TikTok, de ses obligations en matière de protection des données à caractère personnel, ce qui constitue des faits déterminés.

En revanche, la commission des lois a jugé irrecevables deux propositions de résolution portant création d'une commission d'enquête portant sur des faits déterminés, non pas au motif que ces faits déterminés n'étaient pas suffisamment caractérisés, mais en raison de l'existence, signalée par le garde des sceaux, de procédures judiciaires engagées sur les faits justifiant la création de ces deux commissions d'enquête27(*).

En deuxième lieu, le rapporteur relève, bien que le Sénat ne soit pas lié par l'appréciation de l'Assemblée nationale, que celle-ci a, comme mentionné supra28(*), créé deux commissions d'enquête sur des sujets proches de celui qui est porté par la présente proposition de résolution. Ces deux commissions d'enquête ont été jugées recevables par la commission des lois de l'Assemblée nationale.

Enfin et surtout, le rapporteur constate que la proposition de résolution :

respecte l'exigence de « précision » fixée à l'article 6 ter du Règlement du Sénat, le dispositif de la proposition de résolution établissant clairement le champ des investigations sur lesquelles reposeront les travaux de la commission d'enquête ;

porte bien, au regard des précédents susmentionnés, sur des « faits déterminés » présentés aussi bien dans l'exposé des motifs que dans le dispositif de la proposition de résolution. En effet, la forte hausse de l'inflation alimentaire dont il est fait état dans l'exposé des motifs de la proposition de résolution, constitue bien un fait. De même, la proposition de résolution, en ciblant la constitution des prix et l'écart entre les prix payés par les consommateurs et par les producteurs et les consommateurs, vise des pratiques commerciales qui constituent, à nouveau des faits déterminés.

À ce titre, la proposition de résolution entre bien dans le champ défini par l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 précitée.

Il convient toutefois de vérifier que les faits en cause ne font pas l'objet de poursuites judiciaires les concernant. En sa qualité de président de la commission des lois, le rapporteur a sollicité le Président du Sénat, afin qu'il interroge le garde des sceaux sur l'existence éventuelle de poursuites judiciaires sur les faits en cause.

Par un courrier du 4 novembre 2025, le garde des sceaux a fait savoir au président du Sénat qu'aucune poursuite judiciaire, à sa connaissance, n'était en cours sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition de résolution.

Ainsi, la présente proposition de résolution entre bien dans le champ défini par l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 précitée, au titre de faits déterminés ne donnant pas lieu à des poursuites judiciaires.

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Dès lors, la commission des lois a constaté que la proposition de résolution n° 69 rect. (2025-2026) est recevable.

Il n'existe donc aucun obstacle à la création de cette commission d'enquête par la procédure du « droit de tirage ».


* 23  Rapport n° 610 (2014 - 2015) fait par Leila Aïchi au nom de la commission d'enquête sur le coût économique et financier de la pollution de l'air, déposé le 8 juillet 2015.

* 24  Avis n° 292 (2014 - 2015) fait par Philippe Bas au nom de la commission des lois, sur la proposition de résolution tendant à créer une commission d'enquête sur le coût économique et financier de la pollution de l'air, déposé le 11 février 2015.

* 25  Proposition de résolution n° 303 (2022-2023), présentée par Claude Malhuret et les membres du groupe Les Indépendants - République et Territoires, tendant à créer une commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence.

* 26  Avis n° 325 (2022 - 2023), fait au nom de François-Noël Buffet au nom de la commission des lois, sur la proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d'influence.

* 27 Il s'agit des demandes de création d'une commission d'enquête portant :

- en 2017, sur la prise en charge des djihadistes français et de leurs familles de retour d'Irak et de Syrie. Des procédures judiciaires étaient alors diligentées sous la qualification d'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, au parquet de Paris ainsi qu'au pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris, concernant des individus de retour de la zone irako-syrienne ;

- et, en 2018, sur le traitement des abus sexuels sur mineurs et des faits de pédocriminalité commis dans une relation d'autorité, au sein de l'Église catholique en France. À nouveau, des procédures judiciaires étaient alors diligentées sous les qualifications de corruption de mineurs, d'agressions sexuelles sur mineur de quinze ans par personne ayant autorité, de viols sur mineur de quinze ans par personne ayant autorité ou sur personne vulnérable, ou encore de non-dénonciation et de non-assistance à personne en péril.

* 28 Voir le III-B.

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