E. LES INÉVITABLES LIMITES DE LA CONVENTION DU 13 JANVIER 1993
Les hypothèques susceptibles de limiter
l'efficacité de la convention d'interdiction des armes chimiques
concernent :
- son champ d'application géographique : la convention n'est applicable,
par définition, que dans les Etats parties, auxquels ne se sont pas
joints, à ce jour, des pays considérés comme
proliférants ;
- sa mise en oeuvre pratique : le coût et les délais de
destruction des armes chimiques sont de nature à obérer
l'application de la convention ;
- l'efficacité des procédures de contrôle.
1. Limites géographiques
Comme votre rapporteur l'a précédemment
mentionné (voir supra, A-2 b), on relève, parmi les pays ayant
refusé d'adhérer à la convention, des pays dont il est
admis de considérer qu'ils jouent un rôle dans la
prolifération des armes chimiques (Libye, Irak, Syrie, Egypte,
Corée du Nord). Rappelons que les réticences des pays arabes
à l'égard de mécanismes conventionnels proscrivant les
armes chimiques sont liées au fait que celles-ci assureraient leur
défense face à la menace nucléaire que représente
pour eux Israël. La volonté de certains Etats arabes de
conserver un arsenal chimique face à la menace nucléaire
incarnée par Israël
s'inscrit dans un raisonnement
stratégique créditant les armes chimiques des mêmes
capacités dissuasives que les armes nucléaires.
L'absence, parmi les parties à la convention, des Etats
considérés comme des pays proliférants,
prive la
convention d'interdiction des armes chimiques d'une certaine
crédibilité,
d'autant que ces pays se situent dans des zones
de tension.
Cette limite géographique à l'efficacité de
la convention pourrait toutefois n'être pas définitive,
si
l'on en juge par l'adhésion de pays, comme l'Iran, le Pakistan, voire
même les Etats-Unis et la Russie, dont la participation à la
convention n'était pas acquise d'avance (voir supra, A2b)
18(
*
)
.
2. Limites pratiques liées au processus de destruction des arsenaux chimiques
Le coût élevé, voire dirimant, des différents processus de destruction des arsenaux chimiques pourrait obérer de facto la possibilité d'appliquer la convention du 13 janvier 1993 dans les délais relativement rapides prescrits par celle-ci.
a) Les différents procédés techniques à mettre en oeuvre en vue de la destruction des armes chimiques
La destruction des produits interdits par la convention passe
par leur
transformation chimique
(par hydrolyse basique ou par
oxydation), les solutions ainsi obtenues étant ensuite
éliminées au moyen des mêmes procédés que les
déchets toxiques
(essentiellement par incinération).
Toutes les précautions doivent alors être prises pour la
protection de l'environnement
, afin que soit évitée la
dispersion dans les océans ou dans les airs des rejets liquides ou
gazeux dangereux provenant des lavages. Certains pays recourent
également à un
procédé thermique
, visant la
décomposition des produits en gaz simples, combiné le plus
souvent à la méthode chimique, en fonction des substances
à détruire.
Quant aux
matériels de fabrication
des substances interdites par
la convention, ils sont
rendus inutilisables par découpage
,
après avoir été
décontaminés
. Les
parties métalliques peuvent être refondues dans les hauts
fourneaux de l'industrie sidérurgique.
En ce qui concerne les infrastructures, elles sont, après
décontamination éventuelle, démolies par concassage (pour
les parties en béton) ou par découpage (pour les parties en
métal).
b) D'importantes conséquences pour l'environnement
Le coût élevé des techniques de
destruction s'explique, pour une très large part, par la
complexité des procédés utilisés afin de
protéger l'environnement et les populations riveraines.
Ainsi l'organisation Greenpeace critique-t-elle la destruction des armes
chimiques par incinération qui, selon elle, causerait le
dépôt de résidus toxiques à la surface de la mer. De
même, plusieurs pays du Pacifique ont-ils craint que l'atoll Johnson,
site américain de destruction (par ailleurs le site de destruction le
plus évolué techniquement du monde) situé à 1 300
kilomètres d'Hawaï, ne transforme cette région en
décharge pour produits dangereux. C'est pourquoi les oppositions
écologistes locales ont, aux Etats-Unis, freiné la construction
des sites de destruction d'Aberdeen (Maryland) et de Lexington Bluegrass.
De même, la base russe de Chapayevsk (région de Saratov) a-t-elle
été fermée pour des raisons liées au risque
écologique que présente ce site de destruction d'armes chimiques,
situé à 12 km seulement de la ville de Chapayevsk, et à 40
000 km de celle de Kuybychev, dans une région où la
présence de nombreuses usines chimiques cause la plus forte
concentration d'acide chlorhydrique et d'anhydride sulfureux de toute
l'ex-URSS
19(
*
)
.
c) Des obstacles financiers considérables
Les opérations de destruction des armes chimiques et
des installations de fabrication sont à la charge des Etats
propriétaires ou détenteurs (article IV-16 de la convention). Or,
compte tenu de l'importance des stocks existants, et de la
nécessité de recourir, pour les détruire, à des
procédés relativement respectueux de l'environnement, mais aussi
sophistiqués que coûteux, l'incidence budgétaire de la
convention sur l'interdiction des armes chimiques est, pour certains pays,
réellement colossale.
En effet,
le coût moyen de la destruction des armes chimiques
représente cinq fois le prix de leur fabrication
: le montant de la
destruction d'une tonne de substances toxiques peut être
évalué à 170 000 $ en moyenne
20(
*
)
.
A titre d'exemple, les stocks détenus par l'Irak représentaient,
en 1991, environ 75 tonnes de sarin, 150 tonnes de tabun, et 280 tonnes de gaz
moutarde
21(
*
)
. Les stocks
américains de gaz de combat s'élèveraient à 30 000
tonnes (sarin, tabun, gaz moutarde, lewisite, VX...), auxquels il faut ajouter
680 tonnes de composants binaires. Cet arsenal serait réparti sur neuf
sites, dont l'atoll Johnson
22(
*
)
.
Le coût de la destruction des stocks américains a
été évalué à 12 milliards de dollars, qui
prennent en compte le coût de la destruction des installations de
fabrication.
Les stocks russes -les plus importants du monde- pourraient être d'au
moins 50 000 tonnes. Le coût de leur destruction, qui relève
d'approximations incertaines (il a été estimé par
certains, compte tenu du coût de la destruction des installations de
fabrication, à 25 milliards de dollars), constitue le principal obstacle
à l'application de la convention, d'autant
qu'il s'ajouterait aux
dépenses, déjà considérables, mises en oeuvre dans
le cadre du
désarmement nucléaire
, et qu'il s'inscrit
dans un
contexte économique très défavorable
.
L'application de la convention par la Russie passe donc nécessairement
par une
aide technique et financière de la communauté
internationale
. C'est dans cette perspective qu'a été
attribuée à la Russie, en 1995, une aide américaine de 50
millions de dollars, à laquelle s'ajouterait une aide européenne
de 15 millions d'écus, ce qui demeure encore très insuffisant
pour permettre l'accomplissement, par la Russie, de ses obligations.
L'incidence budgétaire de l'adhésion à la convention sur
l'interdiction des armes chimiques était pour beaucoup dans les
réticences opposées par la Douma russe à la
ratification de cette convention
par la Russie.
L'une des principales failles dans les mécanismes de destruction
prévus par la convention réside donc dans l'
insuffisance des
moyens pouvant être consacrés à la destruction des arsenaux
chimiques existants
, d'autant que l'Organisation pour l'interdiction des
armes chimiques ne dispose pas des fonds susceptibles de suppléer, le
cas échéant, aux contributions des Etats -ce que ne lui permet
pas, à l'évidence, un budget de l'ordre de trente millions de
francs par an-.
L'insuffisance de ces moyens incite à soulever la question de la
possibilité d'appliquer la convention dans les délais
(généralement dix ans) impartis par celle-ci aux Etats devant
assurer la destruction de leurs stocks d'armes chimiques et de leurs
installations de fabrication.