B. DES EFFETS DÉVASTATEURS ESSENTIELLEMENT POUR LES POPULATIONS CIVILES
Le recours à l'arme chimique dans le cadre du conflit Iran-Irak, et les menaces proférées en 1990 par Saddam Hussein, déterminé à "réduire en cendres la moitié d'Israël" grâce à son arsenal chimique, ont pu accréditer, notamment dans le monde arabe, l'idée que l'arme chimique constituait véritablement une arme de destruction massive, destinée à l'emploi et non à la dissuasion. Il semble en réalité, notamment à la lumière de l'expérience de la guerre du Golfe, que l'efficacité spécifiquement militaire des armes chimiques soit moins redoutable que leur impact psychologique.
1. Un usage militaire limité
Le précédent de la guerre du Golfe, pendant laquelle l'Irak, contre toute attente, ne fit pas usage de gaz de combat, a illustré les limites du recours à l'arme chimique dans un contexte militaire.
a) Un effet réduit à la déstabilisation de l'adversaire
Pour constituer une arme chimique, un agent toxique doit
réunir différentes conditions
5(
*
)
:
- pouvoir être produit industriellement à un coût acceptable,
- être apte à résister à l'opération de
dispersion pour pouvoir atteindre l'objectif en concentration suffisante,
- être peu dégradable,
- être difficile à détecter,
- nécessiter la mise en oeuvre, par l'agressé, de moyens de
protection aussi contraignants que possible,
- être sans prophylaxie médicamenteuse totalement efficace,
- être assez stable chimiquement pour être stocké en
réservoir ou dans des munitions sans risque pour le détenteur.
Sur ce dernier point, l'apparition des
armes binaires
a permis
d'améliorer la
sécurité pendant les stockages,
transports et autres manipulations. Ce dispositif consiste à remplacer
l'agent toxique, dans son vecteur (bombe, obus ...), par deux substances
distinctes, sans effet tant qu'elles sont séparées, mais qui, se
mélangeant lorsque le vecteur est lancé, acquièrent les
caractéristiques toxiques d'une arme chimique.
L'utilisation des diverses substances toxiques dans un contexte militaire varie
selon qu'elles sont fugaces, persistantes ou semi-persistantes.
- Les
agents fugaces
(sarin, acide cyanhydrique et phosgène)
apparaissent sous forme de vapeur. Leur effet est susceptible de durer
jusqu'à six heures, en fonction notamment des conditions
atmosphériques. Ces substances peuvent servir à mettre hors de
combat l'adversaire avant une attaque.
- Les
produits persistants
(ypérite, tabun, hydrogène
arsénié ...) se présentent sous forme de liquide ou
d'aérosol, dont les effets peuvent atteindre 15 km autour de la zone
d'épandage. Ils contaminent les sols jusqu'à un mois après
leur lancement. Ces substances peuvent permettre de neutraliser un terrain afin
d'empêcher l'adversaire d'y manoeuvrer.
- Les
agents semi-persistants
(parmi lesquels le soman) sont
susceptibles de désorganiser l'adversaire en empêchant celui-ci,
pendant quelques heures, d'accéder à certains points (gares,
ponts, dépôts).
En dépit de la relative diversité des usages éventuels des
armes chimiques -du moins en théorie-, la place faite aux armes
chimiques dans la
doctrine soviétique
est néanmoins
très éclairante des
effets limités à attendre,
dans le contexte militaire, des gaz de combat.
Ne concevant pas l'arme
chimique comme un moyen de destruction massive, les Soviétiques
l'envisageaient comme un
facteur de déstabilisation de
l'efficacité opérationnelle de l'adversaire
, susceptible de
désorganiser le dispositif adverse, et de favoriser la victoire de
l'attaquant, sans toutefois garantir celle-ci.
b) Une efficacité aléatoire
Les précédents de recours aux armes chimiques
par l'Irak -lors de la guerre Iran-Irak et, selon toute vraisemblance, contre
la minorité kurde- ont pu rendre crédible l'hypothèse
d'une escalade de tout conflit futur vers l'usage d'armes chimiques. Ainsi, au
cours de la guerre du Golfe, la coalition occidentale s'attendait-elle à
l'emploi de gaz de combat par l'Irak, soit contre l'offensive terrestre, soit
lors de l'offensive aérienne des forces coalisées, soit contre
des objectifs civils, en Israël et en Arabie Saoudite.
Les raisons qui ont incité l'Irak à ne pas utiliser de gaz de
combat pendant la guerre du Golfe
6(
*
)
sont de plusieurs ordres
.
Tout d'abord, les coalisés s'étant attendu à une attaque
chimique, les
troupes alliées avaient été
entraînées
pendant quelque cinq mois, et s'étaient
familiarisées avec le port des équipements de protection.
L'effet de surprise, primordial dans le cas d'une attaque chimique
qui vise
principalement à déstabiliser l'adversaire, n'aurait donc pas
été obtenu.
"Sur le champ de bataille, surtout face à un adversaire résolu,
lui-même protégé et préparé à ce type
de combat, et disposant de surcroît de moyens de riposte, l'emploi de
l'arme chimique se révèle d'une piètre utilité
militaire"
7(
*
)
. Par
ailleurs, les
alliés avaient privilégié une
grande dispersion, dans
le désert, de leurs installations logistiques et de leurs forces
combattantes
, précisément pour limiter l'impact
d'éventuelles attaques chimiques de l'Irak.
Il est donc probable que l'efficacité militaire des gaz de combat soit
"douteux face à un adversaire blindé, dispersé, mobile et
rapide, comme l'était la force d'attaque coalisée"
8(
*
)
.
De surcroît,
l'arme chimique est d'un usage complexe et
aléatoire
; les facteurs à prendre en compte sont très
divers : "localisation du terrain favorable à la persistance des gaz,
évaporation, conditions
météorologiques"
(3)
.
Enfin, il est très probable que, dans l'hypothèse du recours
à l'arme chimique comme instrument de frappe stratégique contre
un Etat puissant, c'est-à-dire comme arme d'emploi -et non pas comme
élément de dissuasion- du faible au fort,
la
létalité d'une frappe chimique serait sans commune mesure avec
celle d'une charge nucléaire tactique
9(
*
)
.
Ainsi le recours aux gaz de combat n'a-t-il eu en définitive qu'une
incidence relativement limitée dans le cas de la guerre Iran-Irak (45
000 morts en tout sur un million de pertes au total).
En revanche, il est clair que l'efficacité de la menace chimique demeure
immense à l'encontre de populations civiles désarmées et
psychologiquement vulnérables.