III. LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOIS
1. La réforme du mode de scrutin
La
position adoptée par l'Assemblée nationale en nouvelle lecture ne
saurait être assimilée à un simple aménagement
technique.
Elle constitue au contraire une véritable
manoeuvre politique faisant
courir le risque d'encourager les extrêmes de tous les bords.
Dès lors que le projet de loi tendait à l'établissement
d'une " prime majoritaire " -que votre commission des Lois avait
acceptée dans son principe, proposant même de la porter au tiers
des sièges, au lieu du quart-, l'impératif de dégagement
d'une majorité stable était acquis.
Les dispositions introduites par l'Assemblée nationale en nouvelle
lecture, résultant de
négociations internes à la
majorité
, sont donc étrangères à l'objectif
affiché de rendre les régions "gouvernables" et motivées
par des considérations purement politiques et électoralistes.
Avec une abstention de 50 % (42 % en 1998), l'abaissement à 3 % des
suffrages exprimés du seuil pour la répartition des sièges
permettrait à une liste ayant obtenu 1,5 % des voix des
électeurs inscrits de bénéficier d'une
représentation.
L'abaissement à 3 % des suffrages exprimés du seuil d'admission
à la répartition des sièges susciterait
l'émergence de listes catégorielles
, dont les
préoccupations seraient étrangères à
l'intérêt de la région et
faciliterait la
représentation des extrêmes
dans la région.
Cet abaissement réduirait à due concurrence la
représentation de l'opposition au conseil régional et conduirait
à la
" balkanisation " des minorités
régionales
.
Plus grave encore,
la fixation à 5 % des suffrages exprimés
(au lieu de 10 %)
du seuil permettant à une liste de se
maintenir au deuxième tour provoquerait, dans la plupart des cas, des
triangulaires, voire des quadrangulaires
.
Cet assouplissement
contredit absolument l'objectif de
transparence
qui devrait guider le gouvernement car il induira
nécessairement des manoeuvres en dehors du regard des électeurs.
De manière subreptice mais nette, le système proposé vise
à condamner les formations politiques de l'actuelle opposition
soit
à des alliances impossibles
,
soit à un échec
assuré
. Il constituerait un
obstacle
probablement
très efficace à l'alternance régionale
.
M. Jean-Jack Queyranne
,
ministre de l'Intérieur par
intérim
, avait dès la première lecture, devant le
Sénat le 20 octobre 1998, marqué des réserves
à une telle éventualité en déclarant que "
la
liste doit avoir obtenu 10 % des suffrages pour être
présentée au deuxième tour. Elle peut fusionner avec des
listes qui ont recueilli jusqu'à 3 % des suffrages, mais il faut 10
% pour aller au deuxième tour, nous sommes bien d'accord sur ce point.
Si nous abaissons le seuil, par exemple à 5 %, nous nous trouvons
dans un système proportionnel et, dès lors, nous ne sommes plus
dans une logique qui permet de dégager des majorités.
Nous
sommes dans la logique qui conduit à l'émiettement, au
fractionnement des forces politiques
".
Devant l'Assemblée nationale, en nouvelle lecture le
19 novembre 1998, le ministre a réagi aux deux amendements en
déclarant que : "
s'agissant du mode de scrutin, la
commission des Lois propose d'abaisser à 5 % des voix le seuil
à partir duquel une liste peut être admise à figurer au
second tour, et à 3 % des voix le seuil à partir duquel une
liste peut être admise à la répartition des sièges.
" Je me dois, dans cette affaire où la sagesse de
l'Assemblée devra prévaloir, d'appeler l'attention sur les
innovations qu'entraîneront ces abaissements de seuils. Vous ne devez pas
mésestimer le
risque d'émiettement
de la
représentation, même s'il est limité en raison de la prime
majoritaire.
" J'appelle également votre attention sur le fait qu'une liste
pourra obtenir des sièges alors même qu'elle n'aura pas droit au
financement de sa campagne électorale, puisque les seuils seront
différents. Cette distorsion est inévitablement liée
à l'adoption de l'amendement proposé à l'article 3 du
projet. Je souhaite que l'Assemblée dispose de tous ces
éléments pour se prononcer en pleine connaissance de
cause
".
Sur une question aussi importante, le Gouvernement n'a cependant
utilisé aucune de ses prérogatives constitutionnelles pour tenter
de convaincre de manière décisive l'Assemblée nationale,
se contentant d'émettre un avis de " sagesse ".
Par l'aggravation qu'il a subi, ce texte a, en réalité,
changé de nature
.
En première lecture, admettant la nécessité de
répondre à un problème réel (l'absence de
majorité stable dans plusieurs conseils régionaux), le
Sénat avait souhaité ouvrir la discussion selon une
procédure normale, ce que le Gouvernement a refusé d'avance en
déclarant l'urgence sur ce texte puis en répondant
négativement à ses suggestions.
Le projet de loi dont le Sénat est saisi en nouvelle lecture
apparaît comme une "
machine de guerre
" politique et
électoraliste, susceptible de
déboucher sur des
compromissions, de favoriser les intérêts de la majorité
à l'Assemblée nationale
et de constituer un
obstacle
sérieux à l'alternance régionale.
Il ne s'agit donc plus, pour les auteurs des amendements, de garantir une
majorité stable, mais la majorité de leur choix.
Le texte soumis au Sénat en nouvelle lecture apparaît donc, en
réalité, comme un nouveau projet de loi.
Votre commission des Lois disposerait donc de raisons sérieuses pour
proposer au Sénat le vote d'une question préalable.
Cependant, dans une matière aussi grave et compte tenu des
réserves exprimées par le Gouvernement, votre commission des Lois
ne veut pas fermer définitivement la porte à toute
évolution, mais plutôt se montrer résolument positive.
En effet, le rejet en bloc du projet de loi par le Sénat en nouvelle
lecture contraindrait l'Assemblée nationale, en lecture
définitive, selon l'article 45 de la Constitution, à
reprendre le dernier texte voté par elle-même, puisqu'elle ne
pourrait, faute de texte sénatorial, le
"
modifier le cas
échéant par un ou plusieurs des amendements adoptés par le
Sénat
"
1(
*
)
.
La seule possibilité de permettre la suppression des dispositions les
plus négatives du texte consiste donc, pour le Sénat, comme votre
commission des Lois vous le propose, à amender le texte transmis.
Votre commission des Lois tient ainsi solennellement à formuler une
ultime mise en garde
.
Les propositions présentées
-différentes sur
plusieurs points de celles qu'elle avait, dans un premier temps,
formulées en première lecture-
ne résultent pas d'un
changement de position de votre commission des Lois
qui, en particulier,
demeure très attachée à la juste représentation
de chaque département
.
Celles-ci sont seulement destinées à permettre
in
extremis
la suppression, dans le texte définitif, des dispositions
les plus préoccupantes
.
A cet effet, votre commission des Lois a recherché à se
rapprocher autant que faire se peut des positions de l'Assemblée
nationale afin de
centrer le débat sur l'abaissement
inquiétant des seuils.
Pour autant, elle n'a pas renoncé à une représentation
garantie par la loi de tous les départements.
Dans ce but, votre commission des Lois a accepté l'organisation du
scrutin sur deux tours dans le cadre de circonscriptions régionales,
mais en proposant l'institution de
sections départementales pour
assurer à chaque département une représentation identique
à celle dont il bénéficie actuellement.
L'électeur pourrait alors continuer à identifier les candidats
à la représentation de leur département au conseil
régional.
Une
prime majoritaire égale au quart des sièges
,
attribuée à la liste qui aurait obtenu,
sur l'ensemble de la
région
, la majorité absolue au premier tour ou la
majorité relative au second tour garantirait une majorité stable
à la région.
Les sièges attribués au titre de cette prime seraient
répartis entre les sections départementales de la liste
bénéficiaire, à la représentation proportionnelle
à la plus forte moyenne en fonction des suffrages exprimés en sa
faveur dans le département.
Dans chaque département, les sièges restants seraient
répartis entre toutes les listes, sauf celles n'ayant pas obtenu
5 % des suffrages exprimés, à la représentation
proportionnelle à la plus forte moyenne.
Seules les listes ayant recueilli 5 % des suffrages exprimés dans
la région au premier tour pourraient fusionner au deuxième tour.
Le maintien d'une liste au deuxième tour serait soumis à la
double condition d'avoir obtenu 10 % des suffrages exprimés dans
l'ensemble de la région et 5 % des suffrages exprimés dans chaque
département de la région.
La représentation du conseil régional dans le collège
électoral des sénateurs serait assurée par les conseillers
élus dans la section départementale.
Enfin, votre commission vous propose de supprimer la réduction du mandat
à cinq ans et d'opposer une
exception d'irrecevabilité
constitutionnelle
au dispositif imposant la parité.
2. Le fonctionnement des conseils régionaux
Pour les
mêmes motifs que ceux qu'elle vous avait exposés lors de la
première lecture, votre commission des Lois ne peut que vous
suggérer, de nouveau, de
supprimer
les dispositions relatives au
fonctionnement des conseils régionaux qui figurent au
titre III
du projet de loi.
Elle tient à souligner en particulier une nouvelle fois que la
procédure de vote bloqué, prévue par
l'article 21
,
aboutirait à un véritable
dessaisissement
de
l'assemblée délibérante en contradiction avec le principe
de libre administration des collectivités territoriales, posé par
l'article 72 de la Constitution. En effet, quand bien même
l'assemblée délibérante aurait adopté l'ensemble
des chapitres ou articles du budget, adoption valant approbation du budget sans
vote sur l'ensemble, l'exécutif pourrait lui demander de se prononcer
par un vote unique sur le projet de budget initial, le cas
échéant légèrement modifié par quelques
amendements qu'il serait seul à choisir (avec l'accord du bureau).
Il ne s'agirait donc pas, dans cette hypothèse -comme l'envisageait la
loi du 7 mars 1998- de surmonter un
blocage
du fonctionnement
de la région afin d'
" assurer le respect du principe de
continuité des services publics "
et d'éviter le
"
dessaisissement des organes délibérants de la
région au profit du représentant de l'Etat
" selon
les termes de la décision du Conseil Constitutionnel (n° 98-397 DC
du 6 mars 1998). Il s'agirait, en fait, de faire prévaloir le point de
vue de l'exécutif sur celui librement exprimé par
l'assemblée délibérante.
C'est pourquoi, votre commission des Lois vous propose, en application de
l'article 44, alinéa 2, du règlement du Sénat d'opposer
une
exception d'irrecevabilité constitutionnelle
aux dispositions
de cet article.
En outre, les modifications apportées par
l'article 22
du projet
de loi au dispositif de la loi du 7 mars 1998 -plus
particulièrement son
extension à deux autres
délibérations budgétaires
- ne peuvent être
appuyées sur le motif qui, selon la décision
précitée du Conseil constitutionnel, fondait le caractère
constitutionnel de la procédure d'adoption sans vote prévue par
la loi du 7 mars 1998, à savoir
" assurer le respect
du
principe de continuité des services publics
, tout en
évitant le
dessaisissement des organes délibérants
de la région au profit du représentant de l'Etat
".