V. À LA RECHERCHE DE SOLUTIONS AUX CONFLITS ENTRE LES IDENTITÉS NATIONALES ET LES RÈGLES ET PRINCIPES EUROPÉENS
M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Conseiller d'État en service extraordinaire

La constitution française s'est progressivement adaptée à la construction européenne. Dans un premier mouvement, elle a pris en compte la participation de la France à l'Union européenne en en faisant ainsi une règle constitutionnelle. Plus précisément cette participation est opérée dans le cadre fixé par le Traité de Lisbonne de 2007 (article 88-1C).

Alors que la participation de la France aux décisions prises dans le cadre de l'Union européenne renforce considérablement le rôle du pouvoir dit exécutif, des dispositions constitutionnelles visent à institutionnaliser le rôle du Parlement français. Ce dernier peut intervenir en aval sur les projets et les propositions d'actes de l'Union européenne qui lui sont obligatoirement transmis, en se prononçant le cas échéant par des résolutions (article 88-4). L'élargissement de l'Union peut faire intervenir le parlement dans les conditions propres à une révision de la Constitution (article 88-5). Le parlement peut également s'opposer à la modification des règles d'adoption d'actes de l'Union européenne sous certaines conditions (article 88-7).

Une des modalités d'intervention du parlement doit être mise en exergue. Elle permet à l'Assemblée nationale ou au Sénat d'émettre un avis motivé sur la conformité d'un projet d'acte européen au principe de subsidiarité. Cet avis est transmis aux présidents du Conseil, de la Commission et du Parlement européens. Les assemblées peuvent, dans ce cadre saisir, par l'intermédiaire du gouvernement, la Cour de justice de l'Union européenne si elles estiment que le principe de subsidiarité n'est pas respecté. Le recours est de droit à la demande de 60 députés ou de 60 sénateurs (article 88-7).

Alors que les premières dispositions citées visent à associer les assemblées parlementaires à certaines décisions prises par la France, cette dernière disposition s'inscrit dans une logique un peu différente. Elle vise à donner au Parlement un outil d'intervention en cas de conflit entre la France et l'Union européenne en matière de répartition des compétences. Elle n'a cependant pas connu une grande postérité.

Cette brève intervention a pour objet de relever que les conflits entre les États et l'Union européenne, en ce qui concerne tant le respect des principes relevant de l'identité nationale, que la répartition des compétences, ont tendance à se multiplier et que, dans ce contexte, il convient de réfléchir à des mécanismes de résolution des conflits. Le présupposé qui servira sur ce point de ligne directrice est que le dernier mot dans la résolution de ces conflits potentiels doit être laissé au pouvoir politique, ce qui relève d'une exigence démocratique.

1. L'identification des conflits potentiels ou avérés entre les États et l'Union européenne

Les crises qui touchent les relations entre les droits nationaux et le droit de l'Union européenne, confrontent une intégration européenne toujours plus poussée au respect de la souveraineté et des identités constitutionnelles nationales.

a) L'imperium de valeurs consensuelles et largement indéterminées

L'article 2 du Traité de Lisbonne renvoie à des valeurs de l'Union, exprimées de manière très générale et qui vont contribuer à étendre les compétences de l'Union et son intervention dans des domaines liés à la souveraineté des États. Parmi ces valeurs : le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l'égalité, l'État de droit, le respect des droits de l'homme, y compris les droits des personnes appartenant à des minorités, le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes.

Si nominalement ces valeurs font l'objet d'un large consensus, il est évident qu'elles peuvent renvoyer à des contenus très différents.

Si l'on prend l'exemple de l'État de droit308(*), ce concept est en réalité un redoutable instrument d'assimilation. Si le respect de l'État de droit, qui implique essentiellement le respect de l'individu et sa protection contre l'arbitraire, relève réellement du patrimoine commun européen, il peut être utilisé pour imposer des conceptions idéologiques, par exemple, sur la place à reconnaître aux identités sexuelles, ou des systèmes institutionnels, ainsi la séparation des pouvoirs peut être conçue comme impliquant l'indépendance des juges ou l'autonomie du pouvoir judiciaire, ce qui n'est pas la même chose.

Or, le concept d'État de droit, comme celui de non-discrimination, dont la portée peut être sans limites, est en réalité défini par le juge européen. Or il est permis de considérer que dans un système démocratique, il n'appartient pas au juge de définir la substance de ces concepts mais tout au plus de faire respecter les exigences fondamentales qui en relèvent, telles que définies par les États, le cas échéant sous forme conventionnelle.

De ce point de vue, les conflits entre certains États et les structures européennes, notamment juridictionnelles ne portent généralement pas sur la reconnaissance des valeurs inscrites dans le Traité mais sur le sens qu'il convient de leur donner.

b) La diversité des résistances nationales à l'imperium des jurisprudences européennes

Les résistances des juridictions nationales au droit de l'Union européenne ont emprunté plusieurs formes juridiques, on ne prendra que quelques exemples récents, dont la diversité et la multiplication rendent compte de l'importance du problème.

La question polonaise est, de ce point de vue, emblématique. Alors que la Cour européenne des droits de l'homme (22 juillet 2021 affaire 43447/19) a jugé que la juridiction polonaise chargée d'appliquer le droit européen n'était pas un tribunal établi par la loi au sens de la Convention européenne (art. 6 droit à un procès équitable), et à la suite d'une jurisprudence de la CJUE visant à protéger l'indépendance des juridictions nationales (par exemple 7 février 2019, C-49/18), le Tribunal constitutionnel polonais, dans une décision 7 octobre 2021, a jugé certaines dispositions du Traité sur l'Union incompatibles avec la Constitution polonaise, notamment les dispositions des articles 1 alinéas 1 et 2 en lien avec celles de l'article 4 en tant qu'elles obligent une autorité nationales, ou lui permettent, de ne pas appliquer une disposition de la Constitution. Le Tribunal conteste le fait que l'intégration se réalise, notamment, par l'interprétation du droit de l'Union par la CJUE.

La Cour constitutionnelle allemande s'est déclarée compétente pour décider qu'une institution européenne avait statué au-delà des compétences que lui reconnait le droit de l'Union309(*).

Le Conseil constitutionnel français, comme d'autres juridictions constitutionnelles, notamment italienne et espagnole sous des formes un peu différentes, a réservé l'application des textes de droit dérivé européen lorsqu'étaient en cause des principes inhérents à l'identité constitutionnelle. Cependant, faute de détermination constitutionnelle de ces principes, le juge constitutionnel français en a fait une application particulièrement modeste en considérant que relevait de tels principes, l'interdiction de déléguer l'exercice de la force publique à des personnes privées310(*).

Le Conseil d'État français a jugé, s'agissant de l'application d'une directive dite « vie privée et communication électronique », qu'il pouvait ne pas appliquer une disposition de droit dérivé lorsqu'elle heurtait une exigence constitutionnelle ne bénéficiant pas en droit de l'Union d'une protection équivalente à celle garantie dans l'ordre juridique national, en l'espèce des exigences liées à la sécurité nationale311(*).

2. Surmonter la quadrature du cercle pour concilier l'effectivité du droit européen et le respect des identités nationales 

C'est au constituant de fixer les valeurs identitaires et au juge national de les faire respecter, c'est au traité de fixer les valeurs communes et aux juges européens de les faire respecter. La question est alors bien évidemment de savoir comment articuler la protection de ces deux identités.

Aujourd'hui ces rapports sont essentiellement régulés par les juges, ce qui conduit ces derniers à intervenir largement dans les compétences des organes politiques.

Admettre la supériorité inconditionnelle du droit de l'Union européenne, le cas échéant tel qu'interprété par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, ou, au contraire, la prévalence, tout aussi inconditionnelle des règles constitutionnelles nationales, ne peut conduire qu'à une impasse.

Les rapports de systèmes étant aujourd'hui essentiellement régulé par les juges et cette régulation conduisant, par un effet d'induction sur les juridictions nationales, à privilégier le rôle du juge européen, et donc de l'identité européenne au détriment des identités nationales, il convient de rechercher les conditions d'un nouvel équilibre. En effet, sauf à s'inscrire dans une logique fédérale, il est difficile d'admettre que le juge européen soit, en dernier ressort, juge du caractère identitaire national.

Dans le cadre limité de cette intervention, je retiendrai deux axes qui constituent seulement des pistes de réflexion :

a) Redéfinir l'articulation des compétences nationales et des compétences européennes

Cette définition doit être l'oeuvre des politiques.

Il s'agit en fait de déterminer clairement ce qui doit relever des compétences confiées à des structures, européennes, et les compétences et pouvoirs qui doivent rester entre les mains des États. Pour ce faire, il convient de distinguer ce qui relève de l'identité européenne, qui justifie l'association d'un certain nombre d'États, et ce qui relève de l'identité nationale.

La réflexion doit s'engager dans deux directions.

D'abord, définir plus précisément les compétences nationales et les compétences européennes. Il s'agit en fait d'engager une réflexion sur ce que les États entendent réellement mettre en commun.

D'autre part, admettre que l'affirmation d'un principe identitaire constitue une réserve à une absolue prévalence des ordres européens sur l'ordre national, prévalence qui est fixée par les traités et ne vaut que parce qu'elle est acceptée par les Constitutions nationales. Face à des dispositions assez générales inscrites dans la Convention européenne, c'est aux constituants nationaux d'inscrire dans le texte fondamental les principes ou les domaines qui relèvent de leur identité nationale, il peut en être ainsi de la conception de la famille, du contrôle des frontières... Le respect de ces principes doit alors s'imposer au juge national et constituer une limite à l'intervention du juge européen. En revanche une formule générale visant à la reconnaissance de l'existence de principes consubstantiels à l'identité nationale n'atteint pas son objectif car elle laisse aux juges nationaux et supranationaux le soin de donner un contenu à ces principes.

b) Passer d'une obligation de soumission à une obligation de dialogue constructif

Un conflit du type de celui qui a opposé frontalement le tribunal constitutionnel polonais et, dans une moindre mesure, le tribunal constitutionnel allemand à la Cour de justice de l'Union européenne, témoigne à la fois de l'impasse que constitue l'exigence d'un seul rapport vertical entre juridiction européenne et juridictions nationales et de la nécessité de trouver un mode de résolution des conflits. On peut ainsi imaginer que, s'agissant des rapports entre juridictions, les juridictions nationales puissent réinterroger les juridictions européennes lors qu'un conflit se produit ou est susceptible de naître. On pourrait également imaginer la création d'un organe de conciliation au fonctionnement souple, sorte de tribunal des conflits. En cas de non-résolution des conflits ou, et j'insiste sur ce point, dans l'hypothèse où la solution du conflit se heurterait, selon l'État concerné, à un principe fondamental reconnu par l'ordre constitutionnel, il conviendrait de rendre aux autorités politiques le pouvoir du dernier mot en la matière. En effet si les juges peuvent aider à trouver des solutions à la résolution des conflits, il ne leur appartient pas de se substituer aux responsables politiques, intervenant dans l'exercice du pouvoir souverain ou dans le cadre de négociations dans les instances ad `hoc. C'est dans ce cadre que l'intervention du parlement national pourrait trouver toute sa place. Il conviendrait alors de revivifier et d'élargir les dispositions de l'article 88-7 de la Constitution en permettant au Parlement soit d'être associé à une démarche gouvernementale, soit d'agir de sa propre initiative pour participer à la résolution des conflits.

Il ne s'agit que d'une esquisse, encore très approximative, mais le point essentiel que je voudrais souligner c'est que cette résolution des conflits est une prérogative essentiellement politique, elle implique donc la participation des parlements nationaux. Dans un système démocratique, le dernier mot ne peut être laissé à un dialogue des juges.


* 308 Cf. B. Mathieu, Le droit contre la démocratie ? Lextenso 2017.

* 309 BverfG 29 avril 2021, 2 BvR 1651/15, 2BvR 2006/15.

* 310 15 octobre 2021, n° 2021-940 QPC.

* 311 CE 21 avril 2021, n° 393099.

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