E. QUELLES PERSPECTIVES APRÈS 2040 ?

1. Une régulation agissant majoritairement sur les volumes n'est peut-être pas soutenable à l'horizon de plusieurs décennies

Dans son article précité333(*), Nicolas Revel, estime qu'« en agissant sur l'ensemble des leviers proposés - juste prescription, qualité des soins, renforcement des dépistages, concentration de l'offre spécialisé et mise en place d'une vraie politique de suivi moderne des patients chroniques -, la progression de la dépense pourrait être freinée d'au moins un tiers par rapport à sa dynamique naturelle ».

Il précise toutefois qu'il ne s'agit que d'une « conviction ».

De fait, l'impact annuel sur le taux de croissance spontané des dépenses de santé dépendrait de la vitesse de mise en oeuvre de ces mesures (une mise en oeuvre plus étalée dans le temps correspondant à une moindre diminution du taux de croissance annuel).

Par ailleurs, une régulation essentiellement « par les volumes » ne paraît pas davantage soutenable, à l'horizon de plusieurs décennies, que la régulation essentiellement « par les prix » qui a dominé jusqu'à présent.

En effet, le « stock » d'inefficiences qu'il est possible de supprimer est par nature limité. Comme on l'a vu ci-avant, ces inefficiences peuvent être grossièrement évaluées, dans le cas de la France, à environ un quart des dépenses. Parmi elles, celles pouvant être supprimées correspondent peut-être à environ 10 % des dépenses334(*). Dans l'hypothèse où l'effort annuel de 1,5 point sur les dépenses de santé (croissance de 3 % en valeur au lieu d'une croissance spontanée de 4,5 %) se répartirait entre 0,5 point pour les mesures « habituelles » sur les prix et 1 point pour les mesures plus « qualitatives » sur les volumes, le « stock » de gains d'efficience pourrait être épuisé en une décennie - soit, si ces efforts commençaient à être véritablement réalisés en 2030, en 2040.

2. Si dans la seconde moitié du XXIe siècle les évolutions technologiques augmentent la croissance spontanée des dépenses, un risque de désocialisation croissante de celles-ci ?
a) Une croissance spontanée des dépenses de santé qui pourrait évoluer dans un sens ou dans l'autre, du fait notamment du développement de l'intelligence artificielle

L'effet du progrès technologique sur les dépenses de santé au cours des prochaines décennies est imprévisible.

Comme indiqué supra, il a été un facteur important d'augmentation des dépenses.

Il est possible que le développement de l'intelligence artificielle (IA) en médecine se traduise par un nouveau « paradoxe de Solow »335(*), selon lequel elle ne se traduirait par aucun gain de productivité mesurable. Tel serait en particulier le cas si, comme cela a pu être observé par le passé pour certaines spécialités, les gains de productivité permettaient à des acteurs privés de constituer des rentes (cf. supra).

Dans un récent rapport d'information336(*) de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), Alexandre Sabatou, Patrick Chaize et Corinne Narassiguin évoquent toutefois explicitement des applications qui suggèrent qu'il pourrait en aller autrement. Certes, l'IA servira notamment, comme les innovations médicales précédentes, à améliorer la qualité des soins337(*). On peut supposer que cela se traduirait par des dépenses supplémentaires. Ils estiment toutefois qu'elle pourrait également se substituer à des opérateurs humains pour le diagnostic338(*) ou la chirurgie339(*). S'ils soulignent l'intérêt de telles évolutions, en particulier dans le cas des difficultés d'accès aux soins340(*), ils considèrent qu'elles pourraient se heurter à des contraintes d'acceptabilité sociale341(*). En particulier, elles pourraient réduire les contacts entre les patients et les professionnels de santé, qui font partie intégrante du soin.

Au total, il ne paraît guère possible de faire autre chose que de distinguer deux scénarios : un scénario de baisse de la croissance spontanée des dépenses où le progrès technologique permettrait de réaliser des gains de productivité faisant que, pour la première fois, il ne contribuerait pas à la croissance spontanée des dépenses de santé ; un scénario de hausse de la croissance spontanée des dépenses où, au contraire, il majorerait celle-ci.

b) Un risque de désocialisation croissante des dépenses de santé ?

Comme on l'a indiqué ci-avant, une maîtrise des dépenses de santé se faisant essentiellement par les prix est difficilement soutenable sur le long terme (comme le montre le précédent des années 2010 et du « Ségur de la santé »). Une maîtrise des dépenses plus « qualitative », agissant davantage sur les volumes, pourrait contribuer significativement à la maîtrise des dépenses de santé, mais probablement pendant un temps limité.

Si dans la seconde moitié du XXIe siècle le progrès technologique avait pour effet d'augmenter fortement la croissance spontanée des dépenses de santé, le risque d'une désocialisation progressive des dépenses de santé et d'une santé à plusieurs vitesse s'en trouverait accru. En effet, il pourrait ne pas être possible de totalement prendre en charge ce surcoût par des économies complémentaires ou par une augmentation des dépenses publiques de santé en points de PIB.


* 333 Nicolas Revel, La santé des Français : sortir de l'impasse, Terre Nova, 26 mai 2025.

* 334 L'OCDE préconise à ses États membres de ramener la part des dépenses de santé inefficaces et inutiles, estimée à environ 20 %, à 10 % (OCDE, Fiscal Sustainability of Health Systems - How to finance more resilient health systems when money is tight ?, janvier 2024, https://doi.org/10.1787/880f3195-en).

* 335 Du nom de l'économiste américain Robert Solow, qui en 1987 déclarait : « Vous pouvez voir l'ère de l'ordinateur partout, sauf dans les statistiques de productivité » (Robert Solow, « We'd better watch out », New York Times Book Review, 12 juillet 1987).

* 336 Alexandre Sabatou, Patrick Chaize, Corinne Narassiguin, ChatGPT, et après ? Bilan et perspectives de l'intelligence artificielle, rapport d'information n° 642 (17e législature)/170 (2024-2025), OPECST, 28 novembre 2024.

* 337 Analyse d'images médicales, détection de prédispositions génétiques aux maladies, amélioration de la précision des interventions chirurgicales, simulation d'essais cliniques.

* 338 « Aujourd'hui, des plateformes comme Ada Health ou Babylon Health permettent des diagnostics grâce à l'IA, y compris dans des zones sans offre de soins médicaux. »

* 339 « Les robots chirurgicaux autonomes équipés d'IA pourront exécuter des interventions complexes avec une supervision humaine minimale, ce qui est très efficace dans des zones éloignées ou en cas d'urgence ».

* 340 « L'utopie de cliniques mobiles basées sur l'IA, combinant robots et diagnostics automatisés, pouvant fournir des soins de haute qualité dans des zones rurales ou difficiles d'accès ou encore lors de crises humanitaires ou de conflits armés pourrait devenir une réalité à moyen terme. »

* 341 « L'adoption de ces technologies reste, en outre, soumise à des contraintes assez fortes d'acceptabilité sociale. L'IA peut rencontrer une résistance chez les patients comme chez les professionnels de santé. »

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