D. UNE CENSURE PARTIELLE DU TEXTE ENTRAÎNANT DES INQUIÉTUDES ET MÉCONTENTEMENTS DANS LES TERRITOIRES

1. Deux articles de la loi censurés par une interprétation stricte du Conseil constitutionnel

À la suite de la saisine par 61 députés, le Conseil constitutionnel a censuré11(*) deux articles de cette loi, à savoir l'utilisation des signes diacritiques (art. 9) et la possibilité du recours à l'enseignement immersif (art. 4).

Une saisine parlementaire du Conseil constitutionnel chaotique

Contre la position des principaux groupes majoritaires, 61 députés de la majorité ont saisi « à titre individuel » le Conseil constitutionnel. 4 députés signataires ont ensuite demandé à ne pas être comptés parmi les signataires « en invoquant le fait qu'ils auraient soit exprimé leur souhait de retirer leur signature auprès d'un de leur collègue avant le dépôt officiel de la saisine, soit signé “de manière précipitée”, soit commis une “erreur” sans autre précision »12(*). La comptabilisation ou non de ces 4 parlementaires est particulièrement importante : sans ceuxci, le nombre minimal de 60 députés ou sénateurs, prévus par l'article 61 de la Constitution pour saisir le Conseil constitutionnel n'est pas atteint.

Le Conseil constitutionnel estimant, au regard des précisions apportées par les députés pour préciser leurs demandes de retrait, qu'il ne s'agissait ni d'erreurs matérielles, ni de fraude ou de vice de consentement, a refusé cette demande. En effet, comme il avait eu l'occasion de le rappeler dans une précédente décision13(*), « aucune disposition de la Constitution non plus que de la loi organique relative au Conseil constitutionnel ne permet aux autorités ou parlementaires habilités à déférer une loi au Conseil constitutionnel de le dessaisir en faisant obstacle à la mise en oeuvre du contrôle de constitutionnalité engagé. Dès lors, hormis les cas d'erreur matérielle, de fraude ou de vice du consentement, le Conseil constitutionnel ne saurait prendre en compte des demandes exprimées en ce sens ».

Si la censure de l'article 9 relative à la reconnaissance des langues régionales dans les actes civils a davantage une portée symbolique, celle de l'article 4, qui reconnaît la possibilité d'un enseignement immersif en langue régionale « sans préjudice d'une bonne connaissance de la langue française » a été un séisme pour les acteurs locaux de défense des langues régionales. En effet, en déclarant non conforme à la Constitution l'enseignement immersif, cette décision crée une insécurité juridique forte :

· pour les réseaux associatifs d'enseignement immersif de langues régionales qui ont recours à cette méthode et dont certains de leurs établissements ont signé un contrat d'association avec le ministère de l'Éducation nationale depuis près de trente ans (1994 pour les premiers) ;

· pour les projets pédagogiques de certains établissements publics : en 2021, il existait au Pays Basque quatre écoles publiques qui, à titre expérimental, avaient recours à un enseignement immersif du basque.

Or, l'article L. 314-2 du code de l'éducation qui autorise les expérimentations pédagogiques les limite également dans le temps - cinq années maximum. La décision du Conseil constitutionnel semble fermer la porte à toute extension ou reconduction de celles-ci.

Sensibilisation renforcée, bilinguisme et immersion :
trois modalités d'apprentissage des langues régionales

L'article L. 312-10 du code de l'éducation prévoit deux modalités d'enseignement des langues et cultures régionales :

L'enseignement de la langue et de la culture régionale, qui peut prendre la forme d'une initiation ou d'un enseignement renforcé représentant alors un volume horaire de 3 heures. Au collège, afin de favoriser l'enseignement des langues régionales, si l'enfant a appris au primaire une langue régionale ou une langue autre que l'anglais, il pourra poursuivre son apprentissage en plus de l'anglais. Cet enseignement facultatif sera alors de 2 heures (contre 4 heures pour la LV1 obligatoire). De la 5ème à la 3ème, la langue régionale peut être choisie comme langue vivante, pour un volume horaire de 3 heures par semaine pour la LV1 et 2h30 pour la LV2.

L'enseignement bilingue : il repose sur le principe d'un enseignement de la langue régionale et d'une utilisation de celle-ci pour l'enseignement d'autres disciplines, pouvant aller jusqu'à la parité horaire (soit un maximum de 12 heures d'enseignement de et en langue régionale et au moins 12 heures d'enseignement en français au primaire).

Par ailleurs, l'enseignement immersif s'est également développé, principalement dans les réseaux privés d'enseignement des langues régionales (diwan, seaska, calandreta, bressola, scola corsa, ABCM-Zweitsprachigkeit). Les enseignements se déroulent dans une très large proportion en langue régionale, voire dans certains réseaux intégralement en langue régionale dans les petites classes, le français étant progressivement introduit au cours élémentaire.

La décision du Conseil constitutionnel, notamment la censure de l'article de loi reconnaissant la possibilité de l'enseignement immersif a suscité une incompréhension forte ainsi que de nombreuses manifestations dans les territoires concernés.

Lors de leurs auditions, l'ensemble des réseaux associatifs d'enseignement privé immersif ont alerté sur les conséquences de cette décision pour leurs établissements. Comme l'a souligné Joseph Turchini, Président d'Eskolim, la fédération des réseaux d'enseignement des langues régionales en immersion, « cette décision du Conseil constitutionnel fait que l'existence même de nos réseaux - qui font un travail fondamental pour l'enseignement des langues régionales et la transmission de ce patrimoine - peut être remise en cause du jour au lendemain ».

Face à ce constat, le Premier ministre, Jean Castex, a confié à deux députés, Christophe Euzet et Yannick Kerlogot, une mission sur l'enseignement des langues régionales14(*) visant spécifiquement à examiner les conséquences de la censure par le Conseil constitutionnel de l'article relatif à l'enseignement immersif, tant pour l'enseignement public que pour les réseaux associatifs.

Il s'agissait notamment « d'analyser les effets concrets de cette décision au regard de sa portée juridique, tant sur le plan pédagogique que sur les aspects partenariaux et financiers » ainsi que de « formuler des propositions tenant au cadre juridique et aux modalités pratiques de l'offre pédagogique (scolaire, périscolaire et extrascolaire) permettant de conforter l'action des réseaux associatifs »15(*).

Ceux-ci estiment notamment que l'enseignement immersif des langues régionales peut être conforme à la Constitution si quatre conditions sont réunies :

· le caractère facultatif de l'enseignement immersif ;

· la maîtrise des deux langues : à cet égard, ils préconisent de mettre en évidence la qualité des résultats des élèves en français ;

· le français comme langue de communication de l'établissement : ils suggèrent de rappeler que la langue de communication des établissements avec les acteurs institutionnels (lors des conseils d'école) ou avec les parents usagers est le français ;

· le français comme langue principale d'enseignement : ils proposent pour cela de tenir compte du temps scolaire calculé sur l'ensemble de l'année voire sur un ou plusieurs cycles d'enseignement - par exemple en introduisant plus tôt le français, dès le CE1 et « d'engager une discussion en vue d'aménager un temps supplémentaire réservé à l'enseignement du français dès la maternelle », tout en reconnaissant que ce point « est susceptible de rencontrer davantage de résistances ».

Si les trois premiers points ne soulèvent pas de difficultés particulières - notamment pour la langue de l'établissement, celui-ci ayant généralement recours à une communication bilingue car de nombreux parents ne maîtrisent pas la langue régionale - le dernier point apparaît plus problématique. Certes, l'introduction du français a déjà lieu en CE1 pour la plupart des réseaux comme le montre l'encadré ci-après. En revanche, l'introduction du français en maternelle représenterait un changement de philosophie profond pour ces établissements qu'aucun des acteurs de terrain ne souhaite actuellement.

Les établissements associatifs d'enseignement immersif : une introduction tardive du français assumée au service d'une meilleure maîtrise de la langue régionale

Les établissements d'enseignement immersif se caractérisent par l'utilisation exclusive de la langue régionale en classe maternelle et en CP. Le français est progressivement introduit en CE1, selon des modalités qui varient en fonction des réseaux.

Pour le réseau calendreta (occitan), les enfants ont 3 heures de cours en français en CE1, 4 heures en CE2, 5 heures en CM1 et 6 heures en CM2 (soit un quart du volume hebdomadaire de cours qui est de 24 heures en primaire).

Pour le réseau diwan (breton), le français est introduit à partir du deuxième trimestre de CE1, à raison de 2 heures par semaine. Ce volume horaire est porté à 4,25 heures en CE2 et à 5 heures auxquelles s'ajoute 1 heure de mathématiques en français en CM1 et CM2.

Pour le réseau seaska (basque), les élèves ont 3 heures de cours en français en CE1, 5 heures en CE2 et 8 heures en CM1 et CM2.

Pour le réseau scola corsa (corse), les enfants ont 3 heures de cours en français en CE1 avec une augmentation progressive pour atteindre 8 heures en CM2.

Enfin, pour le réseau bressola (catalan), le français est introduit en CE2 à raison de 6 heures hebdomadaires jusqu'en CM2.

Enfin, face aux inquiétudes politiques nées de la décision du Conseil constitutionnel, les deux députés préconisent à court terme de sécuriser les pratiques par un texte réglementaire via certains aménagements. À plus long terme, outre « l'opportunité éventuelle d'une révision de la Constitution », ils proposent la création d'un organe national de concertation réunissant l'ensemble des acteurs, un renforcement de l'évaluation des résultats de l'enseignement immersif sur la maîtrise des compétences par les élèves, mais aussi une consolidation des chiffres et données disponibles sur cet enseignement, ainsi qu'une attention toute particulière à avoir vis-à-vis de l'Outre-mer.

2. La circulaire du 14 décembre 2021 sur les cultures et langues régionales : un texte pris en urgence à la suite de la décision du Conseil constitutionnel

À l'initiative de Matignon, le ministère de l'Éducation nationale a publié le 14 décembre 2021 une circulaire sur le cadre applicable aux langues régionales et à la promotion de leur enseignement. Celle-ci reconnait « l'intérêt éducatif d'un bilinguisme français - langue régionale et appelle à développer les ouvertures de classes bilingues à l'école, à les consolider et étendre celles-ci aux collèges et lycées ».

Elle reprend plusieurs pistes proposées par le rapport remis au Premier ministre, notamment la possibilité d'un enseignement immersif pensé sur plusieurs cycles d'enseignement. Le texte prévoit explicitement la possibilité de faire varier le temps de pratique de chacune des langues « dans la semaine, l'année scolaire ou encore à l'échelle des cycles ». Il permet en cela d'apporter un cadre juridique à la pratique d'un enseignement allant au-delà de la parité horaire dans un laps de temps défini16(*).

Il s'agit d'un progrès indéniable par rapport à la précédente circulaire du 12 avril 2017 qui posait le principe de la parité horaire hebdomadaire dans l'usage de la langue régionale et du français en classe, sans qu'aucune discipline ou aucun domaine disciplinaire autre que la langue régionale soit enseigné exclusivement en langue régionale.

La circulaire de décembre 2021 prévoit également « dans la perspective d'un "pilotage" de l'enseignement des langues et cultures régionales », une évaluation des performances des élèves en français et dans la langue régionale, et la création d'un conseil supérieur des langues, disposant d'un collège « langues régionales ».

Au-delà de la reprise des recommandations du rapport Euzet-Kerlogot, la circulaire tire d'autres conséquences de la loi Molac. Elle ajoute trois langues régionales à la liste de celles pouvant faire l'objet d'un enseignement à l'école : le kibushi et le shimaoré, deux langues présentes à Mayotte dont l'enseignement devient possible du fait de l'abrogation de l'article L. 372-1 du code de l'éducation par l'article 5 de la loi Molac. Elle reconnaît également le flamand occidental comme langue à enseigner.

Enfin, le CNED doit développer une offre d'enseignement à distance dans quatre langues régionales : le basque, le breton, le corse ainsi que l'occitan langue d'oc.

Une offre d'enseignement à distance via le CNED pour quatre langues régionales

Le CNED propose des cours de langue vivante en basque, breton, corse et occitan langue d'oc pour les classes de première et de terminale, en tant que LVC. En 2024-2025, 44 personnes suivaient ces cours, toutes langues et toutes modalités (cours réglementé, à la carte, formation libre) confondues. Il est à noter que le nombre d'élèves en cours à la carte réglementé - qui sont conditionnés à un avis favorable délivré par le chef d'établissement et dont les notes et appréciations obtenues dans les devoirs rendus au CNED sont transmises à l'établissement et intégrées à son bulletin scolaire - a plus que doublé depuis la création de ces filières en 2021 : il est passé de 11 élèves à 27 élèves. Le breton est la principale langue suivie en cours à la carte réglementée, avec 10 élèves en première et 7 en terminale.

Les cours ont été élaborés avec l'appui de la DGESCO, de l'IGESR et des IA-IPR. Ces derniers ont notamment communiqué des noms d'enseignants du second degré et de l'enseignement supérieur susceptibles de concevoir des contenus de cours. Les variantes dialectales ont été prises en compte.

Source : CNED

Cette circulaire fait figure de texte de référence pour de nombreux acteurs locaux en encourageant le développement de l'enseignement des langues régionales.

Toutefois, l'une des avancées majeures qu'elle porte, à savoir la mise en place d'un cadre pour l'enseignement immersif, reste fragile.

Le texte précise que « l'enseignement par immersion est possible » en tant que « stratégie d'apprentissage de l'enseignement bilingue » et que « le temps d'apprentissage de chacune des deux langues peut varier dans la semaine, l'année scolaire ou encore à l'échelle des cycles, en fonction des besoins effectivement constatées ». Pour autant dans les réseaux d'enseignement immersif, le volume horaire en français est minoritaire quelle que soit la période de référence (hebdomadaire, cycle scolaire, primaire dans sa globalité).


* 11Décision n° 2021-818 DC du 21 mai 2021.

* 12 Décision n° 2021-818 DC du 21 mai 2021.

* 13 Décision n° 96-386 DC du 30 décembre 1996 relative à la loi de finances rectificative pour 1996.

* 14L'enseignement des langues régionales, état des lieux et perspectives après la décision du Conseil constitutionnel du 21 mai 2021, rapport de M. Christophe Euzet et Yannick Kerlogot au Premier ministre, juillet 2021.

* 15 Lettre de mission du Premier ministre à MM. Euzet et Kerlogot.

* 16 Elle rappelle notamment le cadre constitutionnel de l'enseignement dit immersif : le recours à l'enseignement bilingue par méthode immersive est nécessairement facultatif pour l'élève et la langue de communication utilisée par les personnels de l'école ou de l'établissement à destination des parents d'élèves et des partenaires institutionnels est le français. Le cas échéant, des documents bilingues peuvent être utilisés.

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