III. DES COUPS D'ARRÊTS NETS ET DURABLES ENREGISTRÉS AUX PAYS-BAS ET EN ALLEMAGNE
Le coup d'arrêt porté au vote électronique aux Pays-Bas en 2008 est d'autant plus spectaculaire que le législateur autorisa dès 1965 le recours à d'autres modes d'expression du vote que le bulletin papier. Le premier test eu lieu lors des élections provinciales de 1966 sous l'autorité des communes. L'informatisation ayant ouvert des possibilités de développement nouvelles, la loi électorale ( Kieswet ) et le décret électoral ( Kiesbesluit ) furent modifiés en 1989 et un règlement pour l'agrément des machines à voter fut publié 69 ( * ) . À partir de là, le vote électronique sur machines ( stemcomputers ) se généralisa rapidement, au point de concerner 90 % des suffrages dans les années 1990 et au début des années 2000 tant dans les scrutins nationaux que locaux. D'après les statistiques du ministère de l'intérieur, 448 des 458 communes néerlandaises avaient alors installé des machines de vote dans leurs bureaux.
Les élections législatives de novembre 2006, suivies des élections provinciales de mars 2007 constituèrent un tournant majeur. Une enquête des services de renseignement néerlandais 70 ( * ) établit que les machines de la marque Sdu, représentant environ 9 % du stock et utilisées dans 35 communes dont Amsterdam, n'apportait pas de garanties de sécurité suffisantes. Le secret du vote, protégé par l'article 53 de la Constitution néerlandaise, ne pouvait en effet être assuré car elles émettaient un signal susceptible d'être capté jusqu'à 40 m de distance. Le ministre de l'intérieur leur retira l'agrément. Dans certaines communes, les machines de l'autre fournisseur, Nedap, purent être déployées mais dans 24 d'entre elles dont Amsterdam, il fut fait recours aux moyens traditionnels.
Un groupe d'activistes «Nous ne faisons pas confiance aux machines à voter» 71 ( * ) intensifia sa campagne contre le vote électronique tel qu'il était organisé. Les problèmes majeurs venaient de l'impossibilité, en l'absence de trace papier, pour l'électeur de vérifier que son vote avait été correctement pris en compte et pour les scrutateurs ou les observateurs de contrôler le décompte, entièrement automatisés et intégrés au logiciel. Les alternatives évoquées dès cette époque étaient l'impression soit d'un reçu valant preuve après l'enregistrement du vote dans l'ordinateur, soit du bulletin lui-même qui est ensuite déposé dans une urne et éventuellement scanné par un deuxième dispositif électronique pour le décompte. À défaut, il était impossible de procéder à un recompte manuel. Les observateurs électoraux de l'OSCE lors des élections législatives de 2006 parvenaient aux mêmes conclusions.
Saisie d'un recours, la chambre administrative du tribunal d'Amsterdam déclara illégaux et annula les arrêtés ministériels d'homologation des machines à voter Nedap utilisées lors des élections législatives de 2006 et provinciales de 2007. 72 ( * ) En particulier, l'homologation n'avait été décernée que sur la base de prototypes sans vérification que les machines installées dans les bureaux de vote correspondaient bien au prototype.
Tout en écartant la responsabilité personnelle du ministre de l'intérieur en poste dans les dysfonctionnements constatés, le rapport de la commission Hermans-van Twist concluait au printemps 2007 que le vote électronique, bien que devenu central dans la vie démocratique du pays, constituait un sujet laissé pour compte ( verweesd ). Il pointait l'inadéquation du cadre normatif qui ne prévoyait aucune prescription en matière de mise sous scellés, de stockage et de transport des machines à voter. Les trois textes -loi électorale, décret électoral et règlement d'agrément des machines - en restaient à un niveau d'abstraction inefficace. Il relevait que certains logiciels utilisés lors des élections n'avaient pas été soumis à des tests et à une homologation. Non seulement les codes sources des logiciels n'étaient pas publics, mais ils n'étaient pas non plus connus du ministère de l'intérieur, qui par ailleurs disposait de trop peu d'expérience et à peine des connaissances nécessaires pour juger de la pertinence des normes de contrôle et d'agrément des machines. Enfin, outre la refonte des textes normatifs, la commission demandait à son tour une évolution technologique pour assurer la possibilité de contrôler les opérations de vote, en permettant d'une part, de vérifier que le vote de l'électeur était bien enregistré, sauvegardé et compté correctement, d'autre part, de procéder à un recompte des voix. 73 ( * )
Une seconde commission, sous la direction de Korthals Altes, ancien ministre de la justice, fut mise sur pied dans la foulée, non plus pour juger les dysfonctionnements et l'adéquation des actions des différents responsables en charge lors des élections de 2006 et 2007, mais pour proposer des réformes susceptibles de restaurer la confiance des citoyens dans la sécurité, la sincérité et le secret du scrutin. Elle recommanda de ne plus recourir aux anciennes machines à voter et d'installer dans les bureaux de votes des imprimantes électroniques à bulletins ( stemprinter ) et des compteurs de bulletins ( stemmenteller ). 74 ( * ) Le gouvernement néerlandais accueillit favorablement cette proposition mais le groupe d'experts mis en place pour évaluer leur faisabilité pratique se montra sceptique.
Juridiquement, la situation ne pouvait rester en l'état, les recours menaçant de se multiplier. L'ensemble des dispositions autorisant et encadrant le vote par le moyen de machines électroniques au sein du décret électoral du 19 octobre 1989 ont été abrogées à compter du 6 février 2008. Lors des élections européennes de 2009, il n'a pu être voté que par le moyen de bulletins traditionnels. Par cohérence, dans l'incapacité à la fois de définir des normes adéquates et de trouver des solutions techniques praticables à grande échelle, toutes les dispositions introduites pour autoriser et encadrer le vote par des moyens autres que les bulletins au sein de la loi électorale du 28 septembre 1989 ont été abrogées à compter du 1 er janvier 2010. Le vote électronique est ainsi privé de toute base légale aux Pays-Bas. Sa réintroduction nécessitera donc l'adoption d'un projet ou d'une proposition de loi.
Le débat n'est toutefois pas définitivement clos. Une nouvelle commission Van Beek, chargée d'enquêter sur le vote électronique dans les bureaux de vote, a rendu un rapport en décembre 2013. Elle reprend et approfondit les travaux de la commission Korthals Altes. Sur la base d'une analyse de risques de différentes méthodes de votation, elle défend à nouveau l'installation d'imprimantes électroniques de bulletins, dotés chacun d'un code barre qui en permet le décompte électronique. Elle défend ce choix contre le bulletin traditionnel au nom de l'accessibilité du vote aux personnes présentant des limitations ( beperking ), de la capacité pour l'électeur de corriger son choix, de la fiabilité et de la rapidité du décompte électronique par rapport à la méthode manuelle. La commission insiste sur la nécessité de ne pas procéder à un stockage du vote sur la machine, mais uniquement à un enregistrement pour impression avant son effacement. Elle formule des prescriptions fonctionnelles, techniques et de sécurité pour la production des imprimantes et des compteurs électroniques en prenant en compte la problématique des émissions d'ondes et en pénalisant l'interception des signaux émis par les machines utilisées dans les opérations de vote. 75 ( * )
Devant l'attentisme des gouvernements de coalition qui se succèdent, des propositions de loi sont déposées pour réintroduire à titre expérimental le vote électronique en s'inspirant des rapports des commissions. Ce fut encore le cas en avril 2016 76 ( * ) . Elles ont été repoussées par la chambre basse. Bien qu'elles soient soutenues par le parti libéral VVD du Premier Ministre Rutte, le parti protestant ChristenUnie et les Verts, elles rencontrent la méfiance voire l'hostilité des sociaux-démocrates du PvdA, des chrétiens démocrates du CDA et des libéraux de gauche de D66.
Le débat se déplace progressivement des questions de principe aux questions de viabilité technique et de coût. En mai 2016, un groupe d'experts ( deskundigengroep ) a rendu au ministre de l'intérieur néerlandais un avis prudent sur la faisabilité de la réforme suggérée par la commission Van Beek en mettant en avant la complexité des opérations, les exigences de sécurité et le coût global. Il s'est prononcé en faveur de l'introduction de compteurs électroniques de bulletins mais était davantage réservé à l'égard des imprimantes électroniques de bulletins. 77 ( * )
Le ministère de l'intérieur a souhaité prolonger cette étude en s'adressant aux opérateurs de marché par l'intermédiaire de la société de conseil Atos afin de préciser si et comment les spécifications techniques proposées par le groupe d'experts étaient réalisables, à quel coût et dans quel délai. Les résultats en furent communiqués au Parlement fin août 2017. 78 ( * ) Il en ressort que la faisabilité technique en respectant toutes les normes de sécurité souhaitées demeurait incertaine. L'accès transparent à tous les codes sources pourtant indispensable ne paraissait pas garanti. Les coûts directs de production des machines (imprimantes et compteurs électroniques) par les fournisseurs seraient compris entre 260 et 365 millions d'euros sans compter les coûts annexes (appel d'offres, pilotage du marché, phase de tests, construction d'expertise interne, contrôles, évaluations, maintenance et développements ultérieurs). Enfin, Atos estimait sur la base des réponses des entreprises qu'il faudrait compter au moins deux ans pour le développement des nouvelles machines.
Au regard des incertitudes et des coûts, il est peu probable que les Pays-Bas retournent au vote électronique à court terme.
Le cas du droit électoral allemand fait souvent l'objet de mauvaises interprétations. Il est souvent indiqué que le vote électronique serait privé de base légale en Allemagne depuis 2009 du fait d'une décision de la Cour constitutionnelle. C'est une erreur, puisque les dispositions légales autorisant le vote électronique demeurent en vigueur. La Cour de Karlsruhe n'a pas prononcé l'inconstitutionnalité de principe du vote électronique, quelles qu'en soient les modalités. Sans invalider le résultat des élections législatives au cours desquels 25 % environ des votants s'étaient exprimés par la voie électronique, elle a dégagé un principe de transparence du vote directement lié à la confiance légitime et nécessaire que le citoyen devait avoir en la régularité du processus électoral par lequel s'exprime la souveraineté du peuple. La première génération des machines électroniques, utilisées en Allemagne à l'époque 79 ( * ) , quoique respectant les dispositions réglementaires et disposant d'un agrément, n'était pas conforme à ce principe.
La loi électorale fédérale du 23 juillet 1993 indique que pour faciliter la transmission et le comptage des voix, des machines à voter peuvent être utilisées à la place des bulletins de vote et des urnes. 80 ( * ) Les machines à voter doivent garantir le secret du vote. Leur conception doit officiellement être approuvée au Bundestag pour leur utilisation lors des élections uniques ou générales. Le ministère de l'intérieur fédéral décide de l'admission sur demande du fabricant de la machine à voter, et donne son approbation à l'utilisation d'une machine officiellement approuvée.
Le ministère de l'intérieur fédéral est autorisé à publier des dispositions plus détaillées par règlement (Bundeswahlgeräteverordnung) concernant notamment les conditions encadrant l'approbation officielle de la conception des machines à voter, le retrait et la révocation de la licence, la procédure d'approbation et d'essai d'une machine à voter.
Lorsqu'en 2009, la Cour constitutionnelle allemande s'est prononcée sur la licéité du vote électronique à l'occasion de deux recours portant sur le décompte des votes (Wahlprüfungsbeschwerde) des élections législatives de 2005, 81 ( * ) elle a estimé que si les dispositions de la loi fédérale sur les élections relatives au vote électronique étaient conformes à la Loi fondamentale, il n'en était pas de même du règlement fédéral sur les machines à voter.
En effet, il découle du principe de souveraineté populaire de l'article 20 §1 de la Loi fondamentale allemande et de la garantie d'un suffrage universel, direct, libre égal et secret offerte par l'article 38, un principe de transparence ( Öffentlichkeit ) du vote selon lequel toutes les étapes essentielles du vote doivent être publiquement vérifiables. Le contrôle des opérations électorales et l'agrégation des résultats font l'objet d'une attention particulière. La motivation est intéressante puisqu'elle ne s'appuie pas sur le secret du vote, qui était au centre des débats dans les autres pays, notamment aux Pays-Bas, mais bien au contraire sur la nécessaire publicité de la procédure électorale. 82 ( * ) Le fait que certaines machines à voter fonctionnent comme des boîtes noires sans possibilité de vérification individuelle et personnelle de chaque acte de vote pose problème.
Les machines à voter ne remplissent l'obligation de transparence posée par la Constitution allemande que si, et seulement si, elles permettent le contrôle des opérations électorales et l'agrégation des résultats de manière fiable et sans nécessiter de compétences techniques particulières. Le citoyen votant par voie électronique doit être en mesure de déterminer si son choix est, sans erreur ou modification, pris en compte dans le décompte des voix à l'instant où il vote ou sera pris en compte lors du décompte postérieur, et cela sans qu'il doive faire appel à des connaissances techniques particulières. La simple délivrance d'un reçu écrit ou d'un message électronique s'affichant sur l'écran pour attester qu'un vote a été pris en compte par la machine ne suffit pas à satisfaire cette condition.
La Cour estime que le règlement fédéral sur les machines à voter, en ce qu'il ne comporte pas de dispositions permettant au citoyen de vérifier facilement que le vote pris en compte est bien conforme à celui émis ou de contrôler a posteriori les résultats de façon fiable, méconnait le principe de transparence des opérations électorales. Ainsi, l'utilisation en l'espèce des machines à voter viole également ce même principe.
De façon instructive, la Cour considère comme secondaire la question mise en avant devant les tribunaux néerlandais des procédures d'agrément et du contrôle de la conformité au prototype des dispositifs de vote utilisés concrètement. La vérification par des autorités publiques des modèles agréés n'est pas suffisante pour satisfaire le principe de transparence du vote. La vérification par des autorités publiques des machines à voter effectivement utilisées lors de l'élection n'est pas non plus suffisante, pas plus que des mesures de sécurité organisationnelles ou techniques.
Ni les erreurs de décompte du vote manuel, ni une meilleure prise en compte des votes blancs, ni le principe du secret du vote, ni l'accélération du décompte et de la formation du Parlement ne justifient pour la Cour de faire une exception au principe de transparence au bénéfice des modalités de vote électronique en vigueur jusque-là. Il convient de noter que la Cor n'envisage pas comme justification d'intérêt général l'augmentation de la participation électorale, notamment auprès de certains publics (jeunes, handicapés, illettrés), qui est mise en avant par les avocats du vote électronique et qui n'était pas étrangère à la validation de la procédure du vote par correspondance par la même Cour constitutionnelle. 83 ( * ) Encore faudrait-il pouvoir disposer d'éléments quantitatifs pour apprécier la réalité de cet argument.
La jurisprudence de la Cour constitutionnelle dessine en creux, sans les spécifier, certains critères que devraient remplir de nouveaux matériels de vote électronique pour pouvoir être employés en Allemagne. La confusion dans l'esprit de certains commentateurs, passant trop vite sur les subtilités de la décision de 2009, vient de ce que, dans les faits, le gouvernement allemand n'a jamais souhaité élaborer un nouveau dispositif réglementaire et a abandonné concrètement le vote électronique. Il s'agit d'une décision politique qui n'enlève rien à la licéité de principe du vote électronique.
* 69 Regeling goedkeuring stemmachines du 23 octobre 1989, modifié ensuite en 1997.
* 70 Algemene Inlichtingen- en Veiligheidsdienst (AIVD)
* 71 « Wij vertrouwen stemcomputers niet »
* 72 RB Amsterdam, 1 er octobre 2007 (2007 : BB4541)
* 73 Hermans & van Twist, Commissie Besluitvorming Stemmachines, Stemmachines: een verweesd dossier , april 2007.
* 74 K. Altes, Adviesrapport, Stemmen met vertrouwen , september 2007.
* 75 Commissie onderzoek elektronisch stemmen in het stemlokaal, Elke stem telt , december 2013.
* 76 Voorstel van wet van het lid Taverne houdende een tijdelijke experimentenregeling voor het gebruik van elektronische voorzieningen bij verkiezingen, 2015-2016, 33 354 , Nr 8, Verslag vastgesteld 8 april 2016.
* 77 Cf. site de la Commission électorale www.kiesraad.nl
* 78 Minister van Binnenlandse Zaken en Koninkrijksrelaties aan de Vorzitter van de Tweede Kamer, betreft uitkomsten marktuitvraag stemprinter en stemmenteller, 25 augustus 2017.
* 79 Des machines néerlandaises NEDAP avec enregistrement direct du vote sur la machine sans preuve papier.
* 80 Bundeswahlgesetz - Bwahl G, §35
* 81 2 BvC 3/07, 2 BvC 4/07 du 3 mars 2009
* 82 Il convient de noter que la Cour constitutionnelle allemande considère que le secret électoral n'est qu'une levée temporaire, une interruption pour l'acte de vote stricto sensu du principe de transparence/publicité qui gouverne la totalité de la procédure électorale.
* 83 BVerfGE 21, 200 du 15 février 1967