COMPTE RENDU DE L'AUDITION DE M. DIDIER MIGAUD, GARDE DES SCEAUX, MINISTRE DE LA JUSTICE

MARDI 19 NOVEMBRE 2024

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous allons entendre Didier Migaud, garde des sceaux, ministre de la justice, dans le cadre de l'examen par la commission des lois des crédits de la mission « Justice » prévus par la loi de finances pour 2025.

Je rappelle que la commission des lois a nommé plusieurs rapporteurs pour avis sur cette mission : sur les crédits du programme « Justice judiciaire », Lauriane Josende et Dominique Vérien ; sur les crédits du programme « Administration pénitentiaire », Louis Vogel ; et, sur les crédits du programme « Protection judiciaire de jeunesse », Laurence Harribey. Cette audition a été ouverte au rapporteur spécial de la commission des finances, Antoine Lefèvre.

Monsieur le ministre, vous savez toute l'importance que la commission des lois accorde au bon fonctionnement de la justice, qui dépend pour beaucoup des moyens humains et matériels qui lui sont assignés. Nous sommes donc heureux de vous accueillir dans cette commission - pour la première fois d'ailleurs dans vos nouvelles fonctions - pour que vous puissiez nous présenter les grandes lignes du budget consacré à la justice judiciaire, dans un contexte de finances publiques que nous savons particulièrement contraint et qui conduit à des arbitrages difficiles, quelles que soient les missions concernées.

En l'absence de Louis Vogel, retenu à la Cour de justice de la République, permettez-moi d'ores et déjà de formuler quelques questions qui je souhaitais vous poser concernant l'administration pénitentiaire. La première question porte sur le plan 15 000, dont vous avez annoncé avec une certaine objectivité, me semble-t-il, qu'il ne serait pas terminé pour 2027 comme initialement prévu. Plusieurs observateurs et rapports, d'ailleurs, dont ceux du Sénat, avaient critiqué l'excessive mobilisation des moyens alloués à l'administration pénitentiaire par la construction de ces nouvelles places. Au-delà de la question de la livraison, envisagez-vous l'abandon de certains projets ou des redéploiements de crédits ?

La deuxième question, en lien avec la première, porte sur l'état des prisons françaises, accentué par la surpopulation carcérale et qui engage la responsabilité de la France. Les crédits prévus pour l'entretien des prisons baissent pour 2025. Allez-vous abonder ces crédits pour permettre l'entretien du bâti existant ?

M. Didier Migaud, garde des sceaux. - Je suis très heureux de me retrouver parmi vous pour vous présenter le budget 2025 attribué à la justice.

Le projet de loi de finances (PLF) constitue incontestablement pour tous les acteurs de la justice - mais aussi et surtout pour l'ensemble de nos concitoyens - le marqueur de la force et de la réalité de nos engagements en matière de justice dans notre pays. Comme j'ai eu l'occasion de le dire, le PLF présenté sur la base de la lettre plafond ne pouvait pas être satisfaisant. Le volume de crédits ouverts pour la mission « Justice » - 10,2 milliards d'euros - était certes en augmentation de 100 millions d'euros par rapport au précédent exercice, mais ne correspondait pas aux engagements pris dans le cadre de la loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice (LOPJ), et surtout ne permettait pas de répondre aux engagements pris en termes d'effectifs. Le PLF tel qu'il était présenté autorisait en effet 619 créations d'emplois, alors même que lesdits engagements portaient sur le recrutement de 1 500 magistrats, de 1 800 greffiers et de 1 100 attachés de justice d'ici à 2027.

C'est pour cette raison que j'ai demandé au Premier ministre de procéder à un arbitrage à la hausse en faveur du ministère de la justice. Ledit arbitrage s'élève à 250 millions d'euros, ce qui nous permet de respecter les engagements pris en termes d'effectifs et tous les accords, notamment sur les rémunérations et les positions indiciaires des chefs de juridiction et de cour, sans oublier tous les protocoles négociés avec les organisations syndicales des personnels pénitentiaires après le drame d'Incarville, que nous serons en mesure de respecter intégralement.

Entre 2024 et 2025, les crédits du ministère vont augmenter de 358 millions d'euros, soit une hausse de 3,5 % ; pour les rémunérations versées aux agents du ministère, l'enveloppe passera de 5,05 milliards d'euros en 2024 à 5,15 milliards d'euros, soit une hausse de 2 %. Ces moyens permettront d'alimenter chacune des grandes composantes de la justice et de mener à bien les missions cardinales du ministère, ainsi que la mise en oeuvre opérationnelle de la déclaration de politique générale du Premier ministre.

Je m'étais engagé en priorité à respecter les engagements pris sur les effectifs, qui sont une condition sine qua non, mais pas l'unique solution aux problèmes de la justice, qui ne tiennent pas qu'aux moyens, car il nous faut trouver en interne des solutions pour améliorer le fonctionnement de la justice. L'augmentation des effectifs n'en reste pas moins indispensable pour contribuer à désengorger les tribunaux et les cours, dont les délais d'audiencement sont devenus inacceptables dans un certain nombre de cas. L'exemple du délai de quatre ans entre la déclaration d'appel et l'audience de plaidoirie devant certaines chambres civiles de la cour d'appel de Lyon est à lui seul particulièrement éloquent.

Nous poursuivrons donc ces recrutements. Dans le détail, une autorisation de recrutement de 1 543 équivalents temps plein (ETP) supplémentaires est donnée pour 2025, soit 924 emplois supplémentaires par rapport à ce qui était prévu dans le PLF initial. Ces personnels se répartissent de la façon suivante : sur le champ judiciaire, plus de 970 ETP viendront renforcer les services judiciaires et le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), dont 343 magistrats, 320 greffiers et 307 attachés de justice ; dans le champ pénitentiaire, 528 ETP viendront armer les établissements qui seront mis en service ; enfin, pour la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), qui a connu de sérieuses difficultés au cours de l'été 2024 compte tenu de la suppression d'un certain nombre de contrats, 45 ETP viendront renforcer les effectifs et accompagner l'ouverture de nouveaux établissements.

De manière générale, l'attention aux personnels et aux conditions de travail représente un engagement majeur de la LOPJ, tout comme la garantie de l'attractivité des rémunérations des métiers de la justice.

En outre, l'efficacité dans l'exécution des peines et l'accélération des procédures pénales seront deux axes essentiels de mon mandat. À ce titre, je rappelle que rien ne pourra se faire si nous ne disposons pas de la capacité de prendre en charge les personnes placées sous main de justice - en particulier les personnes détenues - dans le respect et la dignité dus à chacun. C'est pourquoi j'insiste sur l'importance des crédits dédiés à la réhabilitation et à la maintenance, au moins aussi essentiels que les moyens alloués à la construction.

S'agissant justement de la programmation immobilière pénitentiaire, Madame la présidente, les crédits dévolus dans le PLF pour 2025 permettront de poursuivre le plan de construction de 15 000 places supplémentaires, avec un accroissement de la capacité de la maison d'arrêt de Nîmes, ainsi que de celle de la structure d'accompagnement à la sortie de Ducos et du centre pénitentiaire des Baumettes 3, dont la construction et la réalisation se passent bien, comme j'ai eu l'occasion de le vérifier à Marseille. Sont également prévues les premières phases des opérations du centre pénitentiaire de Baie-Mahault et de la maison d'arrêt de Basse-Terre, qui seront livrés. Enfin, la rénovation et la modernisation du parc pénitentiaire existant se poursuivra. Des autorisations d'engagement (AE) permettront ainsi d'initier la restructuration du centre pénitentiaire de Fresnes, dont la vétusté nécessite une intervention à court terme.

Je tiens à confirmer que nous rencontrons des difficultés dans le calendrier des grandes opérations de construction. Ainsi, la réalisation du plan 15 000 est très en retard, puisque moins d'un tiers des opérations est déjà réalisé, tandis que 42 % d'entre elles le seront d'ici à 2027 : si tout se déroule correctement, 6 421 places seront mises à disposition au lieu des 15 000 places prévues, soit un écart considérable.

Ces difficultés sont liées à des aléas exogènes, indépendants de la volonté du ministère, dont certains sont d'ordre technique et environnemental. Des tensions sur l'approvisionnement découlant de différentes crises ont des répercussions sur les délais, sans oublier la fragilité du tissu économique, ainsi que le fait - je dois le dire très franchement devant votre Haute Assemblée - qu'il est souvent très difficile de convaincre les élus de nous laisser bâtir un établissement pénitentiaire sur leur territoire.

Ayant moi-même été élu local, je peux parfaitement comprendre ces réticences et ces résistances, qui n'expliquent pas toutes nos difficultés, mais je pense que le temps d'une prise de conscience collective est venu si nous souhaitons que ce programme se réalise.

L'achèvement du plan 15 000 ne sera pas possible sur le plan opérationnel avant 2029 dans le meilleur des cas et suppose des efforts budgétaires substantiels dans les prochaines années. Nous y travaillons avec le ministre du budget et des comptes publics dans la perspective du PLF pour 2026 et au-delà.

Un certain nombre de dossiers sont bloqués au niveau du conseil d'administration de l'Agence publique pour l'immobilier de la justice (Apij) par la direction du budget, qui considère que la soutenabilité budgétaire de ces opérations n'est pas assurée. Au-delà de 2025, ce plan n'était en effet pas financé, puisque vous ne retrouverez pas les sommes nécessaires à la réalisation de l'ensemble de ces places dans la LOPJ. Certes, il existait une clause de revoyure en 2025 qui devait éventuellement permettre d'abonder ces crédits, mais, en l'absence de ce rendez-vous, la direction du budget a, dans le rôle qui est le sien, bloqué les opérations.

Je m'en suis bien sûr ouvert auprès du ministre des comptes publics et du Premier ministre, afin que nous puissions lever ces blocages le plus rapidement possible et être en mesure d'accomplir le plan 15 000 à l'échéance de 2029.

Nous nous efforcerons d'agir sur l'ensemble des leviers pour tenter d'améliorer les résultats de l'année 2027, en proposant des solutions d'accélération juridique, en explorant toutes les pistes opérationnelles sur la base du foncier dont nous disposons et en réfléchissant à d'autres types de prisons tenant compte de la diversité de notre population de 80 000 détenus. En Allemagne, en Belgique, au Québec ou encore en Suisse, des solutions de type modulaire ont prouvé leur efficacité : elles peuvent à la fois être réalisées bien plus rapidement, offrir des conditions de sécurité satisfaisantes et être construites à des coûts moindres.

Nous essaierons donc d'encourager le développement de solutions de ce type afin de respecter les engagements qui ont été pris, en rappelant que la population carcérale augmente d'année en année, à un rythme d'environ 5 500 détenus par année, soit environ 450 détenus supplémentaires chaque mois. De fait, la construction de nouvelles places de prison ne suit pas le rythme d'augmentation du nombre de détenus, ce qui laisse présager une dégradation du ratio en 2027. Il nous faut donc trouver des solutions permettant de répondre à cette situation.

Concernant l'immobilier judiciaire, le budget permettra de couvrir les opérations d'ores et déjà en chantier et de poursuivre la mise à niveau du parc immobilier, notamment au regard de la sécurité des personnes, des mises aux normes réglementaires, de la mise en sûreté des palais de justice et des opérations de gros entretien indispensables à la pérennité du patrimoine, même si nous ne pourrons pas mener toutes les opérations en même temps. L'état d'un certain nombre de tribunaux et de cours d'appel montre que nous avons du retard, mais nos moyens ne nous permettent pas de répondre à toutes les attentes.

En outre, 7 millions d'euros seront consacrés à la construction de centres éducatifs fermés (CEF) sur le secteur associatif habilité. Parallèlement à l'état des lieux relatif au programme pénitentiaire, un état des lieux de ce plan sera réalisé, de même qu'un point sur les autres formats de prise en charge.

Je souhaite également mettre en lumière certaines enveloppes ayant vocation à moderniser et améliorer concrètement le fonctionnement du service public de la justice, ainsi que les conditions de travail de ses agents. Tout d'abord, les crédits d'investissement de l'informatique ministériel seront portés à 285 millions d'euros, soit une hausse de 4,7 % par rapport à 2024. Je m'en réjouis, dans la mesure où ces crédits permettront de poursuivre les projets du second plan de transformation numérique du ministère. En outre, les crédits consacrés aux techniques d'enquête numérique atteindront 49 millions d'euros.

Tous ces projets numériques doivent permettre d'améliorer les conditions de travail et surtout l'efficacité du travail de la justice. Je souhaite insister sur ces crédits supplémentaires qui permettront au ministère d'avancer de manière décisive dans sa transformation numérique, et en particulier de financer la poursuite de projets prioritaires qui déboucheront sur des gains majeurs d'efficacité et de temps dans nos services. Il s'agit également de refondre des outils dont l'état d'obsolescence met en risque la continuité de la justice et la qualité du service rendu au justiciable.

Ces crédits vont en particulier nous permettre de poursuivre la dématérialisation et la modernisation de nos chaînes judiciaires civiles et pénales avec la procédure pénale numérique, le projet de refonte de l'application Portalis, la dématérialisation complète du casier judiciaire national, la convergence de nos outils applicatifs pénaux ou encore le nouveau système d'information de l'application des peines, Prisme.

Les crédits dédiés à l'accès au droit et la justice s'élèveront à 802 millions d'euros pour 2025, contre 790 millions d'euros en 2024. Plus spécifiquement, les crédits dédiés à l'aide juridictionnelle continueront de croître pour atteindre 718 millions d'euros, soit une hausse de 6 millions d'euros par rapport à l'exercice précédent. Parallèlement, l'aide aux victimes est portée à 51 millions d'euros en 2025, soit une hausse de 4,5 millions d'euros. Sur ce point, je tiens à souligner que l'aide aux victimes de violences intrafamiliales constitue désormais 37 % du budget dévolu aux victimes, l'effort devant se poursuivre sur cette politique pénale.

En ce qui concerne l'action sociale offerte par le ministère à ses agents, essentielle pour contribuer à l'attractivité de notre institution, le projet de budget prévoit la mobilisation de plus de 36 millions d'euros. Ce budget permettra notamment d'agir en faveur de la politique d'aides aux familles, de réduire les restes à charge en termes de restauration et de faciliter l'accès des agents au logement et à la propriété.

J'en viens au plan de lutte contre la criminalité organisée. Le ministère a identifié quelques possibilités de recettes supplémentaires à compter de 2025 et travaille avec le ministère des comptes publics à de nouvelles propositions. Parmi celles-ci, deux mesures sont déjà en cours d'adoption dans le cadre du PLF, à savoir le rehaussement du droit fixe de procédure dû par les condamnés et la mise en oeuvre de la contribution pour la justice économique.

Nous avons suggéré au ministère des comptes publics qu'une partie de ces nouvelles recettes pourrait être rétrocédée au ministère de la justice pour financer les mesures qui lui incombent dans le cadre du plan de lutte contre la criminalité organisée que nous avons présenté le 7 novembre avec le ministre de l'intérieur.

Ce plan comprend, notamment sur le volet pénitentiaire, la création de quartiers de prise en charge spécifique nécessitant un abondement supplémentaire en PLF. Dans le combat contre la criminalité organisée, il me semble très important que nous puissions réaliser davantage de quartiers d'isolement dans les prisons, afin d'éviter qu'environ 300 de ces condamnés puissent continuer à organiser leurs trafics et à commanditer des meurtres depuis leurs cellules. Si nous éprouvons parfois des difficultés à brouiller un quartier complet, l'opération est en revanche plus aisée pour une ou deux cellules avec les appareils existants.

Pour terminer, je suis parfaitement conscient des contraintes budgétaires auxquelles est confronté le Gouvernement et je suis comme vous attaché à la crédibilité financière de notre pays. À ce titre, je rappelle que le ministère de la justice a pris part à l'effort budgétaire rendu nécessaire par la situation des finances publiques tout au long de l'exercice 2024.

Un certain nombre de régulations, de gels et de rabots sont ainsi intervenus au cours de l'année pour un total d'environ 730 millions d'euros que nous avons réussi à réduire à hauteur de 350 millions d'euros, ce qui nous permet d'aboutir à une fin de gestion acceptable. Nous sommes conscients de la nécessité de nous organiser pour réaliser les économies nécessaires, tout en faisant en sorte que la justice ait les moyens de fonctionner.

Pour ce qui est des frais de justice, l'enveloppe des crédits est portée à 748 millions d'euros en 2025 et augmentera de 11 % par rapport à 2024. Nous veillons à la maîtrise de ces dépenses, sans remettre en cause la capacité d'investigation de nos magistrats en la matière.

Mme Lauriane Josende, rapporteur pour avis de la mission « Justice », sur le programme 101 relatif à la justice judiciaire et à l'accès au droit et à la justice. - Vous soulignez les conséquences regrettables de la situation budgétaire du pays sur vos crédits : nous partageons votre inquiétude. Le Sénat est très attaché aux objectifs de la loi d'orientation et de programmation pour la justice, aussi vos annonces sur leur maintien nous réjouissent-elles, tout comme elles réjouissent les personnes que nous avons auditionnées - et c'est pourquoi aussi, les professionnels de la justice s'inquiètent à la lecture de ce projet de loi de finances.

La politique immobilière, d'abord, suscite beaucoup d'inquiétudes parmi le personnel judiciaire et les avocats, qui nous disent ne pas être suffisamment consultés, notamment au sujet du guide de programmation judiciaire récemment actualisé et lors de la réalisation des diverses opérations immobilières. David Barjon, directeur de l'Apij, nous assure que l'élaboration du guide a impliqué les professionnels concernés. Cependant, certains ont déploré que ce guide ne prévoyait plus de places de parkings pour les personnels de la justice ; on comprend leur préoccupation, sachant que les trois-quarts des actifs se rendent au travail en voiture, faute le plus souvent de transports en commun. La consultation des professionnels a-t-elle bien été menée - nous assurez-vous que les critiques énoncées seront prises en compte ? Quelles adaptations de la politique immobilière sont possibles sur la question des parkings ?

Quel bilan dressez-vous, ensuite, du recours au partenariat public-privé (PPP) pour les programmes immobiliers de la justice ?

Vous avez évoqué la hausse des frais de justice. Quelle vous paraît être la part incompressible de cette hausse ? Quel bilan tirez-vous du plan de maîtrise des frais de justice ?

Enfin, les personnels judiciaires que nous avons auditionnés ont tous critiqué l'organisation actuelle des juridictions. Elle a été perturbée par un déficit chronique de recrutement puis par le recours à des contrats pour des fonctions partiellement indéterminées. Les agents du ministère attendent une évolution significative pour clarifier les fonctions, les rôles de chaque profession au sein des juridictions. Qu'envisagez-vous en la matière ?

Mme Laurence Harribey, rapporteur pour avis sur la mission « Justice » sur le programme 182 relatif à la protection judiciaire de la jeunesse. - Les professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) s'inquiètent également, vous l'avez dit.

Cet été, le non-renouvellement de contractuels a provoqué une grève du personnel de la PJJ et de grandes inquiétudes. Bien que la situation se soit améliorée, les auditions nous montrent un changement profond d'orientation depuis l'entrée en vigueur du code pénal de la justice des mineurs. Vous l'avez très justement dit, il ne s'agit pas uniquement d'une question de crédits, mais également de méthodes de travail et d'acculturation à une nouvelle manière de fonctionner. La réforme a, en fait, alourdi les charges de travail, ce que montre l'alourdissement du stock de mesures : il augmentait d'environ 1 000 mesures par an depuis 2021, puis il a bondi à 4 300 mesures nouvelles entre décembre 2022 et décembre 2023, en plus des 3 000 mesures en attente. Or, l'augmentation de la charge de travail n'est pas traduite dans les effectifs - les 45 créations d'équivalent temps plein ne suffiront pas à combler ce décalage. Nous avons été surpris par le manque de vision à long terme sur ces évolutions. Quelle analyse en avez-vous et que comptez-vous faire ?

Vous vous dites fier, ensuite, d'augmenter les crédits pour la numérisation et l'informatique, donc, pour le logiciel « Parcours », mis en place à la PJJ. C'est une très bonne chose, puisque ce logiciel devrait permettre aux éducateurs de suivre le parcours des jeunes, dont les professionnels déplorent le manque de traçabilité. Cependant, ce logiciel est en retard : la première phase n'est toujours pas achevée, alors que son déploiement a débuté en 2021, le secteur associatif habilité n'est toujours pas intégré et le coût du projet s'élève déjà à 19 millions d'euros. Qu'en pensez-vous ? Comment comptez-vous reprendre en main ce projet, qui semble se diriger dangereusement vers un échec ?

M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial de la commission des finances sur la mission « Justice ». - Le projet de budget du ministère de la justice marque un ralentissement dans la mise en oeuvre de la loi de programmation. Je comprends la nécessité de participer à l'effort d'assainissement des finances publiques et j'ai bien vu que le Gouvernement avait déposé un amendement augmentant ces crédits de 250 millions d'euros, alors que des économies supplémentaires sont demandées à la quasi-totalité des autres ministères.

La justice n'a pas été épargnée cette année avec une annulation de crédits de 328 millions d'euros le 21 février dernier, puis des « surgels » successifs qui ont causé de réelles difficultés dans certains services.

Dans le budget 2025, la priorité est donnée aux moyens humains : le projet de loi de finances prévoit d'augmenter les effectifs de 619 emplois, voire de plus de 1 500 emplois si les amendements du Gouvernement sont adoptés. Cette augmentation des effectifs s'appuie sur une politique de revalorisation des métiers, qui est indispensable pour attirer et retenir les personnels. Tout ceci est important pour améliorer le service public de la justice.

Je porte une attention toute particulière aux projets immobiliers, notamment la mise en oeuvre du plan « 15 000 ». Vous avez déclaré qu'il prendrait du retard et vous venez de nous en parler - mais conservez-vous au moins la cible, quitte à la reculer ? Ce plan n'est pas un luxe, il ne résout pas le problème de la surpopulation carcérale mais le contient tout au plus.

Les autres dépenses sont soumises à de fortes restrictions, ce qui pourrait par exemple impacter la modernisation de la fonction informatique.

J'ai été alerté sur la hausse des frais de justice : moins de 500 millions d'euros en 2017, près de 750 millions d'euros en 2025. Que peut-on faire, par exemple au sujet des frais de gardiennage de véhicules ou du coût des interceptions téléphoniques qui ne sont peut-être pas toujours indispensables ?

S'agissant de l'aide juridictionnelle, on nous a indiqué que certaines réformes sont en réflexion ou prévues au sujet du coût de l'aide juridictionnelle, par exemple une suppression de l'aide juridictionnelle partielle ou une ponction sur la trésorerie de la caisse des règlements pécuniaires des avocats (Carpa) en fin d'exercice budgétaire. Avez-vous des éléments à ce sujet ?

Enfin, vous avez annoncé, avec le ministre de l'intérieur, la création d'un parquet national consacré au narco-trafic, ce qui était l'une des recommandations de la commission d'enquête du Sénat. Pouvez-vous nous en dire plus et cela se fera-t-il à moyens constants, puisque ce n'est pas prévu dans le budget pour 2025 ?

M. Didier Migaud, garde des sceaux. - Le rapporteur Louis Vogel a dit que les crédits du programme 107 « Administration pénitentiaire » prévus pour la réhabilitation des établissements pénitentiaires seraient en diminution ; ils sont en réalité maintenus à 130 millions d'euros - alors qu'ils étaient autour de 60 millions d'euros avant 2019. Cela ne suffit certes pas à couvrir tous les besoins, mais l'enveloppe est maintenue.

Sur les changements de missions intervenues dans la PJJ depuis l'entrée en vigueur du code de justice pénale des mineurs, je signale qu'un rapport au Parlement de l'année dernière fait état de résultats positifs. Cependant, je sais que les personnels de la PJJ ne s'y retrouvent pas : une évaluation interne est en cours, pour objectiver les choses et ajuster ce qui doit l'être.

Le déploiement du logiciel « Parcours » est en retard, effectivement, mais les financements sont maintenus, nous voulons aboutir l'an prochain.

En matière de politique immobilière pour le programme pénitentiaire, ce que nous pouvons obtenir budgétairement est bien loin de suffire aux besoins, je le constate. Je vois aussi que ce programme souffre plus que les autres du décalage entre la loi de programmation et le PLF.

Normalement, les personnels des palais de justice ont été consultés sur leurs besoins de places de parking, il y a eu des groupes de travail ; la voiture reste effectivement très utilisée, des places de parkings restent nécessaires - si la consultation n'a pas bien défini les besoins, il faut peut-être y revenir.

Quelle est la part incompressible des frais de justice ? C'est une question difficile. Les magistrats peuvent vouloir engager plus de frais, mais ils sont conscients des faibles marges que nous avons, sur les interventions téléphoniques par exemple, ou sur le gardiennage des véhicules. Une gestion plus dynamique devrait permettre des économies. En matière d'écoutes judiciaire, par exemple, l'Agence nationale des techniques d'enquêtes numériques judiciaires (ANTENJ) est devenue un service performant et moins coûteux que les sociétés privées qui sont sollicitées par des parquets locaux, il faut habituer nos magistrats à y recourir davantage.

L'organisation des juridictions est un travail continu, elle pose la question du soutien au travail des magistrats. Les attachés de justice sont désormais très appréciés par les magistrats, ils sont un soutien utile. On le voit par exemple lorsque des tribunaux ont constitué un pôle « violences intrafamiliales », en affectant des attachés de justice à ce contentieux, le soutien au travail du juge est important - si au départ il y a eu du scepticisme, ce n'est plus le cas aujourd'hui, les magistrats apprécient cette aide ; c'est une réussite.

Le recours aux PPP a donné lieu à des rapports très critiques, notamment pour ce qui concerne le programme pénitentiaire et l'immobilier judiciaire. Il a permis de belles réalisations, qui malheureusement coûtent parfois cher en fonctionnement... Ces solutions résultent d'un défaut d'investissement de l'État, les entreprises ne sont pas des philanthropes et leur intervention représente un coût supplémentaire. Je ne propose donc pas, vous l'aurez compris, de revenir au PPP pour la réalisation du programme immobilier de mon ministère...

J'ai répondu sur les frais de justice, il y a des marges de progrès. L'enveloppe a augmenté, une mission de l'inspection générale de la justice (IGJ) est en cours pour mieux prendre en compte les demandes des magistrats, je vous en communiquerai les résultats.

Contre la criminalité organisée, la réponse passe par de nouveaux quartiers sécurisés et d'isolement, donc par des moyens supplémentaires ; ce point est très important parce qu'il y a urgence, on le sait bien. Il faut mieux isoler ces condamnés : il n'est pas acceptable que des trafiquants continuent leurs crimes depuis leur prison, qu'ils puissent même y commanditer des meurtres - c'est tout à fait inacceptable. Il faut donc les isoler de l'extérieur, ce qui nécessite des travaux puisque nos quartiers d'isolement sont déjà occupés, notamment par les condamnés pour terrorisme. En ce qui concerne le nouveau parquet national contre le narcotrafic, nous le financerons sur nos crédits. J'affecterai des magistrats pour renforcer le parquet de Paris et pour mettre en place une cellule de coordination ; je veux également renforcer le siège, pour juger plus rapidement, et je souhaite renforcer nos 8 juridictions interrégionales spécialisées dans la criminalité organisée - là encore, nous financerons ces postes supplémentaires sur nos crédits.

Mme Audrey Linkenheld. - Les quelque 316 millions d'euros prévus pour l'immobilier judiciaire devraient servir à la mise aux normes, à l'entretien des bâtiments, et aux opérations nouvelles en cours. L'une m'intéresse particulièrement : le nouveau palais de justice de Lille. Il est très attendu mais il défraie la chronique avant même sa livraison : on a appris, lors de la rentrée solennelle du barreau, que le ministère rechercherait des locaux supplémentaires parce que le nouveau palais de justice... serait trop petit pour accueillir les professionnels de justice ! Vous nous confirmez aujourd'hui que vos moyens ne suffiront pas à couvrir les besoins immobiliers, en général : est-ce à dire que vous n'en aurez pas non plus pour trouver un complément au nouveau palais de justice de Lille, comme on l'espère localement ?

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Vous évoquez un amendement du Gouvernement qui augmente vos crédits : peut-on l'avoir, pour examiner la ventilation de ces crédits supplémentaires ?

Une remarque, ensuite : les Français vont avoir du mal à comprendre qu'il faut faire de nouveaux quartiers réservés parce qu'on ne parviendrait pas à brouiller des lignes téléphoniques...

Avec un taux d'occupation des prisons à 153,6 %, la situation carcérale est alarmante, nous soutiendrons donc votre demande de crédits supplémentaires. Mais ce qu'il faut voir, c'est que quand on a 450 détenus de plus chaque mois, la solution n'est plus de construire davantage de prisons : qu'en pensez-vous ? Nous avons, pour notre part, fait des propositions depuis des années pour éviter une telle surpopulation carcérale, c'est un sujet très complexe et sensible - du fait en particulier que l'opinion pense que la justice est laxiste, alors que les peines n'ont jamais été aussi lourdes, ni les prisons si pleines... Quelles sont vos perspectives et vos propositions sur ce qu'on a appelé communément la régulation carcérale ?

Par ailleurs, le 6 novembre dernier, la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) a rappelé à l'ordre votre ministère pour non-conformité à la loi de votre fichier de traitement des antécédents judiciaires (Taj) - qui comprend 24 millions de fiches. Comment comptez-vous répondre à ce rappel à l'ordre ? Vous avez un an pour répondre, mais la question est là : les magistrats n'ont-ils pas mieux à faire que de mettre à jour les données d'un fichier national qui n'est jamais opérationnel ?

M. Georges Naturel. - J'évoquerai la situation carcérale en Nouvelle-Calédonie, qui a valu une condamnation de l'État tant les conditions d'incarcération sont indignes, les présidents des deux assemblées parlementaires l'ont constaté en se rendant sur place. Des moyens supplémentaires ont été annoncés pour les enquêtes, pour le traitement des dossiers, pour des places de prison - mais la prison de Nouméa est déjà surpeuplée, des prisonniers sont déjà envoyés dans l'Hexagone, en particulier des commanditaires des exactions et de jeunes délinquants. Un projet de construction d'une prison est annoncé, pour 2032 ; je doute que ce calendrier soit tenu, et que fait-on entre temps ? Vous évoquez d'autres solutions, et nous avons écrit dans ce sens à votre prédécesseur, en visant en particulier l'expérience d'une prison agricole en Corse : peut-on étudier de telles solutions en Nouvelle-Calédonie, surtout pour des jeunes délinquants, qu'il faut insérer ?

M. Didier Migaud, garde des sceaux. - Nous allons poursuivre la modernisation du parc immobilier, en particulier les travaux déjà lancés et inscrits dans la loi de programmation. Nous avons 269 millions d'euros en crédits de paiement pour 2025, en baisse par rapport à la loi de finances initiale. L'amendement du Gouvernement les augmente de 47,4 millions d'euros, ce qui réduit la baisse de moitié. Cela va nous permettre de poursuivre des opérations en phase études, comme la réhabilitation du palais de justice historique de l'île de la Cité, à Paris, l'extension du tribunal judiciaire de Bobigny et les autres projets prioritaires de Toulon, Perpignan et Meaux.

Pour le nouveau palais de justice de Lille, des solutions sont recherchées. Il y a eu des renforts d'effectifs qui n'étaient pas prévus initialement, il est certes dommage qu'il n'y ait pas eu d'anticipation, mais nous allons rechercher des solutions pour les magistrats supplémentaires.

L'amendement du Gouvernement est celui que nous avions déposé à l'Assemblée nationale, votre commission des finances devrait en être saisie. Il faut explorer toutes les solutions pour tenir l'objectif de 15 000 places d'ici 2029, donc augmenter le rythme actuel, qui vise les 6 400 places pour 2027 ; il faut imaginer des solutions diversifiées, en fonction de la population des détenus qui sont eux-mêmes très divers - il faut sortir du modèle de la prison unique, il y a déjà des alternatives, comme les centres fermés, il faut aller plus loin dans le panel de propositions pour faire exécuter les peines prononcées. Il y a aussi le problème du délai d'exécution des peines, des travaux sont conduits pour voir comment raccourcir ces délais quelle que soit la peine. On sait que les travaux d'intérêt général (TIG) sont moins utilisés qu'ils pourraient l'être, parce que le délai d'exécution peut atteindre jusqu'à deux ou trois années, ce qui n'a alors plus de sens. La justice fait preuve de fermeté, les peines prononcées sont plus longues qu'auparavant et il n'y a jamais eu autant de monde en prison, mais nos concitoyens ont davantage qu'avant l'idée que la justice est laxiste. Il faut aussi compter avec le temps de prévention, d'accompagnement ; il faut penser à la réinsertion, c'est un vrai défi - beaucoup se fait mais il y a des marges de progrès.

La Cnil nous rappelle à l'ordre sur un fichier national et elle a adressé ses observations au le ministère de l'intérieur dont dépend ce fichier ; nous avons une année pour nous mettre en conformité avec le règlement européen sur la protection des données, le RGPD, ce qui constitue un travail long et difficile. Nous nous y attelons et j'espère vous dire, l'an prochain, que nous y serons parvenus...

Parmi les systèmes de brouillage des téléphones, ceux qui portent sur des bâtiments entiers sont moins efficaces que ceux qui ne visent qu'une partie d'un bâtiment, et ils ont des conséquences sur le voisinage : ils sont donc moins utilisables en milieu urbain. C'est pourquoi nous préférons des brouilleurs ciblant une ou quelques cellules, où nous voulons isoler les grands trafiquants. Il faut être d'une fermeté absolue face à l'ultra-violence dont font preuve les narco-trafiquants. Les médias ne rendent pas compte de tous les faits, en particulier de la terreur qu'exercent les narco-trafiquants sur leurs victimes et sur leurs familles, en plus de crimes odieux qu'ils commanditent. Le phénomène a pris une dimension nouvelle ces dernières années : l'État doit se réarmer et augmenter sa puissance de combat contre ces organisations criminelles.

Je suis conscient de la situation carcérale en Nouvelle-Calédonie est indigne, la présidente de l'Assemblée nationale m'a adressé des photos édifiantes après sa visite ; il faut construire une nouvelle prison, mais le projet n'est pas financé - il n'est pas financé non plus à Mayotte... Vous avez raison d'appeler à l'action sans attendre la nouvelle prison. Il faut regarder ce qui se fait avec des bâtiments modulaires : cela s'est fait en Allemagne, en Suisse et en Belgique. Il faut trouver des solutions avant 2032. Il y a, en France, 4 000 détenus qui dorment au sol, cela ne devrait pas exister.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Merci pour toutes ces précisions.

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